Les enjeux de classe dans les élections turques

Les élections du 1er novembre en Turquie ont lieu dans des conditions d’agitation politique et sociale sans précédent. C’est la deuxième élection cette année. Elle fut convoquée après que le Parti de la justice et du développement (AKP) du président Recep Tayyip Erdogan eut perdu sa majorité le 7 juin et que les négociations pour former un gouvernement de coalition eurent échoué.

 Erdogan, qui pressait à des changements constitutionnels afin d’établir des formes plus autoritaires de gouvernement, a réagi à la défaite de l’AKP par l’intimidation et la persécution de ses opposants politiques et des journalistes. Principale cible de ses attaques le Parti démocratique des peuples, pro-kurde (HDP), dont l’entrée au parlement avec 13 pour cent des voix en juin avait privé l’AKP de sa majorité.

Tentant désespérément de maintenir son emprise sur le pouvoir, Erdogan a repris la guerre contre les Kurdes, intensifié l’intervention militaire turque en Syrie et eu recours à des mesures dictatoriales, amenant la Turquie au bord de la guerre civile. Le gouvernement est largement soupçonné d’être mêlé aux récentes attaques terroristes de Suruc et Ankara qui ont coûté la vie à plus de 150 personnes.

Sous l'impact de la crise économique mondiale et de la guerre civile syrienne, l'ordre bourgeois en Turquie se trouve dans une crise profonde.

L’ensemble du Moyen-Orient a été ravagé par 14 ans de guerre sans interruption depuis l’invasion américaine de l’Afghanistan et de l’Irak. Comme les Balkans avant la Première Guerre mondiale, il a été transformé en un foyer de rivalités inter-impérialistes, de batailles pour l’hégémonie régionale et de conflits ethniques et religieux, qui menacent de déclencher une troisième guerre mondiale. Des centaines de milliers de gens ont été tués, des millions sont devenus réfugiés.

L’impérialisme américain, britannique, français, allemand et la Russie sont tous directement impliqués, larguent des tonnes de bombes sur la Syrie et l’Irak, sont présents sur le terrain, forment et arment des forces luttant par procuration. Le danger s’accroît que des affrontements militaires entre les États-Unis et la Russie échappent à tout contrôle et dégénèrent en confrontation nucléaire.

La Turquie, l’Arabie saoudite, l’Iran, Israël et l’Égypte sont tous en lice pour obtenir l’hégémonie régionale. Chacun d’eux, baignant jusqu’au cou dans les intrigues impérialistes, poursuit son propre agenda prédateur. La bourgeoisie turque montre une fois de plus son caractère grossier et pourri. Cela vaut non seulement pour son aile islamiste menée par l’AKP, mais aussi pour l’aile laïque et nationaliste, dont les nationalistes kurdes.

Il y a seulement quelques années, M. Erdogan était salué comme un réformateur et un démocrate par des secteurs libéraux de la bourgeoisie et de la classe moyenne. Il s’est livré une lutte de pouvoir avec l’armée et, après les guerres américaines en Irak, en Libye et en Syrie, il a mené une politique néo-ottomane expansionniste qui a conduit à une croissance rapide de l’économie turque, alimentée par un afflux massif de capitaux étrangers.

Toutefois, Erdogan et ses partisans se sont fortement trompés dans leurs calculs. Le renversement du régime des Frères musulmans égyptiens par les militaires et divers changements dans la politique américaine en Syrie ont mis la Turquie en conflit avec presque tous ses voisins. Ses relations avec les États-Unis se sont détériorées provoquant des conflits aigus entre l’AKP et une partie de l’élite dirigeante, dont son ancien allié, le mouvement proaméricain Gülen.

De plus, l’échec du projet néo-ottoman, la récession en Europe, le retrait de fonds par les investisseurs dans le cadre d’une crise plus large des « marchés émergents » et – après l’intervention militaire russe en Syrie – la détérioration des relations avec la Russie, un des plus importants partenaires commerciaux de la Turquie, ont produit une crise économique profonde.

La livre turque a perdu un tiers de sa valeur en un an, l’indice manufacturier est en baisse tout comme les revenus du tourisme. En conséquence, le gouvernement de l’AKP est confronté à une opposition croissante de la classe ouvrière et de la jeunesse à la hausse rapide du chômage, de la pauvreté et de l’inégalité sociale. Dans ces conditions, la bourgeoisie turque révèle à nouveau son véritable visage.

Les partis d’opposition ne sont pas en mesure de se poser en champions des droits démocratiques. Le Parti républicain du peuple kémaliste (CHP) a été associé pendant des décennies avec une armée qui a organisé quatre coups d’État depuis 1960 et violemment opprimé de la classe ouvrière. Après l’élection du 7 juin, il a tenu pendant des semaines des négociations avec l’AKP sur un gouvernement de coalition et le fera certainement à nouveau si les résultats des élections de ce dimanche aboutissent à une impasse.

Le Parti d’action nationaliste (MHP) a des liens étroits avec les forces fascistes. Il est profondément hostile à la classe ouvrière et aux droits démocratiques, en particulier ceux des Kurdes.

Le Parti démocratique des peuples (HDP), une des principales cibles des attaques de l’AKP, ne représente ni les masses kurdes ni certainement les travailleurs kurdes qui vivent en grand nombre dans les grandes villes comme Ankara, Istanbul et Izmir. Au contraire, il est un instrument politique de la bourgeoisie kurde qui cherche à trouver son propre accord avec l’impérialisme et à avoir sa part dans l’exploitation de la classe ouvrière.

Même après des opérations militaires brutales dans les régions kurdes de la Turquie, des centaines de raids contre ses bureaux par les fascistes turcs supervisés par la police et les attaques suicides sur ses partisans, le HDP déclare encore vouloir participer à, ou soutenir, une coalition avec l’AKP.

L’orientation de l’HDP n’est pas vers la classe ouvrière. Comme le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et les différentes factions nationalistes kurdes en Irak et en Syrie, il courtise la faveur de l’une ou l’autre puissance impérialiste et lui propose ses services.

En dernière analyse, la poussée vers la dictature et le militarisme n’est pas le résultat des ambitions personnelles d’Erdogan ou de la corruption de l’AKP. Il a de profondes racines dans les origines de l’État turc et le caractère de la bourgeoisie turque.

Lorsque la République de Turquie a été fondée par Mustafa Kemal Atatürk en 1923, la période où la bourgeoisie pouvait mener une véritable révolution démocratique était depuis longtemps révolue à l’échelle internationale. Comme Léon Trotsky, qui a dirigé la Révolution russe de 1917 avec Lénine, l’explique dans sa Théorie de la révolution permanente, dans les pays à développement bourgeois retardataire « la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes. »

Si la guerre de trois ans dirigée par Kemal contre le dépeçage impérialiste de la Turquie avait un élément progressif, les kémalistes se sont révélés incapables de parvenir à une véritable démocratie et à l’indépendance vis-à-vis de l’impérialisme. Cela s’est exprimé très clairement dans l’hostilité féroce de l’État turc vis-à-vis de tout mouvement indépendant de la classe ouvrière et dans son incapacité à accorder des droits démocratiques aux Kurdes, aux Arméniens, aux Grecs ou aux autres minorités nationales.

Malgré la promotion officielle du nationalisme turc par l’État, la Turquie a toujours été un client de l’impérialisme américain, auquel elle est étroitement liée par son adhésion à l’OTAN.

Le dépeçage renouvelé du Moyen-Orient par les puissances impérialistes met en exergue toutes ces questions historiques. Aucune d’entre elles n’a été résolue. Ce qui a changé, c’est la taille de la classe ouvrière, qui a massivement augmenté. Mesurée à sa composition sociale, la Turquie n’est plus un pays arriéré. Des millions ont quitté la campagne pour les villes et rejoint les rangs du prolétariat international.

Pas un seul des partis qui se présentent à cette élection n’a quoi que ce soit à offrir à ces millions de travailleurs et de jeunes. Il est difficile d’en prédire le résultat exact, mais elle ne résoudra aucun des problèmes qui poussent le pays vers la guerre, la guerre civile et la dictature. Au cas où l’AKP n’atteindrait pas son objectif d’obtenir une majorité parlementaire, il réagira soit par de nouvelles provocations et d’autres mesures allant vers une dictature, soit par un accord sordide avec un autre parti au détriment des masses laborieuses.

Les travailleurs turcs et les jeunes ne peuvent lier leur destin à aucune des factions bourgeoises en concurrence pour des sièges au parlement. Ceux qui, comme les nombreuses organisations pseudo de gauche, leur demandent de soutenir l’HDP commettent une criminelle tromperie. L’HDP est profondément hostile à un mouvement indépendant de la classe ouvrière. Comme Syriza en Grèce, il fait appel à des revendications sociales et démocratiques pour faire avancer ses propres intérêts sociaux. Il trahira inévitablement chacune de ses promesses électorales pour obtenir un avantage en faveur des éléments bourgeois kurdes qu’il représente.

La seule force sociale qui peut vaincre les dangers de la guerre, de la guerre civile et de la dictature est la classe ouvrière internationale. Comme l'a écrit le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI) dans sa déclaration de juillet 2014, « Le socialisme et la lutte contre la guerre impérialiste ».

« Les mêmes contradictions qui poussent l'impérialisme au bord du précipice fournissent l'impulsion objective pour une révolution sociale. La mondialisation de la production a entraîné une croissance massive de la classe ouvrière. Seule cette force sociale, qui ne doit d’allégeance à aucune nation, est capable de mettre fin au système d'exploitation qui est la cause première de la guerre. »

Les travailleurs turcs doivent construire leur propre parti indépendant, une section turque du CIQI. Ils doivent se battre pour un gouvernement des travailleurs sur la base d’un programme socialiste de nationalisation des banques et des grandes entreprises et d’une réorganisation de l’économie pour répondre aux besoins sociaux.

Le dépeçage impérialiste du Moyen-Orient ne peut être arrêté en traçant de nouvelles frontières et en établissant un nouvel Etat pour chaque ethnie et religion mais seulement en unissant les travailleurs et les opprimés de la région sous la bannière d’une République fédérale socialiste du Moyen-Orient.

(Article paru d'abord en anglais le 31 octobre 2015)

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