Le gouvernement turc intensifie la répression des opposants politiques

La Turquie a été secouée par une série d’attentats suicides à la bombe qui ont touché Istanbul et le sud-est du pays et fait au moins huit morts.

À Istanbul, deux femmes ont attaqué le consulat américain, qu'elles ont qualifié de «pire ennemi des peuples du Moyen-Orient et du monde». Une des assaillantes a été blessée et arrêtée, mais l’autre s’est échappée. Elles appartenaient à un groupe interdit, «le Front de libération armé populaire révolutionnaire» (DHKP-C), qui aurait des liens avec le gouvernement syrien.

Le DHKP-C a déjà revendiqué une attaque suicide en 2013 contre l’ambassade américaine dans la capitale de la Turquie, Ankara. Ce groupe a menacé de mener d’autres actions, en déclarant: «Notre lutte continuera jusqu’à ce que l’impérialisme et ses collaborateurs quittent notre pays et que chaque parcelle de notre patrie soit débarrassée des bases américaines».

Dans un incident séparé, trois policiers et sept civils ont été blessés dans un attentat à la voiture piégée contre un poste de police dans le quartier Sultanbeyli d’Istanbul. Deux des suspects et un policier expert en déminage ont été tués dans des affrontements ultérieurs.

Dans la province de Sirnak au sud-est du pays, quatre policiers ont également été tués dans un attentat à la bombe, et au moins un soldat a été tué et sept autres blessés après que des tireurs kurdes aient attaqué un hélicoptère militaire.

La Turquie est en proie à une véritable guerre civile entre le gouvernement et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui a mené pendant plus de 30 ans une lutte armée séparatiste ayant causé quelque 40.000 victimes. Le PKK a repris ses attentats à la bombe sur les forces de sécurité, tuant environ 30 membres de l'armée, des services de renseignement et de la police dans des attaques presque quotidiennes au cours des trois dernières semaines.

L’action du PKK a rompu un cessez-le-feu en vigueur depuis deux ans, jouant ainsi le jeu du président de la Turquie, Reccep Tayyip Erdogan, et du gouvernement intérimaire du Parti de Justice et de Développement (AKP), qui ont accepté le mois dernier de se joindre aux États-Unis et à leurs alliés du Golfe dans leurs efforts pour renverser le régime du président syrien Bachar Al Assad. Washington a lancé l’offensive sous le prétexte d'une lutte contre l’État islamique (EI) en Irak et en Syrie, son ancien allié, qui a saisi de vastes portions de territoire en Irak et en Syrie, menaçant les intérêts américains dans la région.

Après des mois de tergiversations, Ankara a finalement permis aux États-Unis d'utiliser sa base aérienne d’Incirlik dans le sud-est de la Turquie pour bombarder les positions de l’EI. En échange, Washington a accepté la création d’une «zone de sécurité» dans le nord-ouest de la Syrie pour «les forces de l’opposition syrienne modérée», appuyées par la force de frappe aérienne de la Turquie et des États-Unis. C'est une violation flagrante de l’intégrité territoriale de la Syrie, un acte de guerre qui aura sans doute pour effet d'élargir le conflit.

Washington a également donné le feu vert aux véritables cibles d’Ankara, le PKK dans le nord de l’Irak et son allié, le PYD/YPG en Syrie, qui s'est taillé des zones autonomes le long de la frontière avec la Turquie. En établissant une «zone de sécurité», la Turquie veut empêcher la formation d’une zone contiguë contrôlée par les Kurdes le long de la frontière, qui pourrait conduire à un territoire autonome kurde en Turquie également.

Washington a donné son accord en dépit du fait que les forces du PYD/YPG, du PKK et des peshmergas kurdes du gouvernement régional du Kurdistan (KRG) dans le nord de l’Irak, étaient les combattants les plus efficaces contre l’EI. Mais c'était sans doute un prix raisonnable à payer pour attirer la Turquie dans la coalition.

Ankara a rejoint la coalition menée par les États-Unis après l’attentat suicide du 20 juillet dans la ville frontalière majoritairement kurde de Suruç, qui a tué 31 activistes et blessé de nombreuses autres personnes qui prévoyaient se rendre à la ville syrienne de Kobane pour aider à sa reconstruction. Alors que le gouvernement a attribué cet attentat à l’EI, les Kurdes ont accusé le gouvernement d’avoir organisé un attentat sous fausse bannière pour fournir un prétexte à une action militaire en Syrie. Le PKK a accusé le gouvernement de n’avoir rien fait pour empêcher l’attentat ou protéger la population.

L’objectif politique plus large d’Ankara est d’ouvrir la base aérienne d’Incirlik à d’autres forces aériennes, notamment celles de la France, de la Grande-Bretagne, de la Belgique et du Canada, et obtenir ainsi le soutien, non seulement des États-Unis mais aussi de l’OTAN, dans sa campagne militaire contre la Syrie. En même temps, Washington fait pression sur la Turquie pour qu'elle ouvre également les bases aériennes de Malatya et Diyarbakir aux avions de combat américains.

Les forces turques se sont vantées d'avoir bombardé des cibles de l’EI. Cependant, elles ont réservé le gros de leur puissance de feu pour des frappes aériennes contre les positions du PKK dans le nord de l’Irak, afin de forcer la main au gouvernement régional du Kurdistan (KRG) pour qu'il expulse le PKK.

Plus tôt cette semaine, Idris Baluken, le vice-président du groupe parlementaire turc du Parti démocratique des peuples (HDP), a accusé le gouvernement d’avoir commis un crime de guerre. Il a affirmé qu’un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur lui avait dit que six combattants des Unités de protection populaire (YPG), l’aile militaire du Parti de l’union démocratique de la Syrie (PYD), avaient été remis à Ahrar Al Sham, une coalition de milices islamistes qui comprend le Front Al Nusra, affilié à al-Qaïda.

Tout en saluant la participation active d’Ankara dans la coalition anti-EI, les alliés de la Turquie restent préoccupés par le fait que l’offensive turque dans le nord de l’Irak pourrait miner la coalition menée par les États-Unis et compliquer une situation déjà tendue en Turquie.

Le lancement de la guerre sur deux fronts témoigne de la détermination de Erdogan et de l’AKP à réprimer la classe ouvrière et à se maintenir au pouvoir à tout prix afin de défendre les intérêts de l’élite financière et du monde des affaires. La guerre à l’étranger, conjuguée à une guerre intérieure renouvelée, sert à détourner la colère grandissante sur les questions sociales, économiques et politiques, à semer la division au sein de la classe ouvrière turque, et à créer les conditions pour un pouvoir encore plus autoritaire.

Au cours des derniers jours, plus de 1600 personnes ont été arrêtées, la plupart des membres du PKK, des partisans de l’EI et des membres de DHKP-C, mais aussi quelques syndicalistes et des militants de gauche. De nombreux islamistes ont été libérés depuis.

La police a violemment dispersé des manifestations pacifiques antiguerre, tandis que les autorités ont bloqué plus de 90 sites internet d’informations le 3 août, y compris des sites grand public tels que Ozgur Gündem et Evrensel. Les seuls médias largement disponibles sont ceux qui suivent la ligne gouvernementale. Sortir des limites de ce que le gouvernement juge acceptable entraîne l’emprisonnement.

L’AKP tente de démanteler le parti HDP sous le prétexte d'une «lutte au terrorisme». L’un des co-dirigeants du HDP, Selahattin Demirtas, fait face à une enquête judiciaire pour avoir accordé son soutien aux manifestations d’octobre dernier contre l’aide octroyée par le gouvernement aux islamistes luttant contre les Kurdes syriens à Kobane. Anciens alliés de l'AKP, les membres du mouvement d’opposition guléniste, fondé par Fethullah Gülen qui vit en exil aux États-Unis, sont également ciblés pour avoir appuyé des enquêtes pour corruption visant des personnalités en vue de l’AKP.

Le tournant dangereux vers la guerre et l’autoritarisme, après plusieurs années de soutien clandestin aux milices islamistes en Syrie, s'est produit dans les semaines ayant suivi les élections du 7 juin qui ont vu le HDP, le nouveau parti pro-kurde, remporter 13 pour cent des voix. Le résultat a privé l’AKP de sa majorité et a bloqué la tentative de Erdogan d’amender la constitution pour donner plus de pouvoirs au président.

Le Premier ministre par intérim, Ahmet Davuto&;lu, a jusqu'au 23 août pour former un gouvernement de coalition, que ce soit avec le Parti républicain laïque populaire (CHP) ou avec le Parti du Mouvement Nationaliste (MHP) d'orientation fasciste. En cas d'échec, de nouvelles élections doivent avoir lieu, probablement en novembre.

Toutefois, au lieu de former un gouvernement de coalition instable, il semblerait que Erdogan et l’AKP ont délibérément provoqué les conditions qui lui permettront de supprimer toute opposition et de museler ou proscrire le parti HDP afin de gagner une majorité dans de nouvelles élections.

(Article paru d'abord en anglais le 12 août 2015)

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