Allemagne: un rapport critiquant la Turquie met en évidence la montée des tensions dans l'OTAN

Plus de quatre semaines après le putsch militaire manqué contre le président turc Recep Tayyip Erdo&;an, les relations entre Ankara et les autres puissances occidentales, surtout Berlin, sont au plus bas. Tout porte à croire que le coup a bénéficié d’un soutien au moins tacite de Washington et d’une partie de l'élite allemande. 

Mercredi, le ministre allemand de l'Intérieur, Thomas De Maizière, a dit à la radio-télévision régionale RBB: « Il n'y a rien à regretter, » lorsqu'on lui a demandé s'il regrettait la divulgation d'un document préparé par son ministère. Le document accuse la Turquie d' être depuis 2011« une plate-forme centrale » pour les groupes islamistes « au Moyen-Orient » et critique Erdo&;an pour avoir une « affinité idéologique » avec Hamas à Gaza, les Frères musulmans en Egypte et les forces armées islamistes en Syrie. 

Le rapport, en grande partie élaboré par le Service fédéral de renseignements (BND), fut produit en tant que réponse confidentielle à une question parlementaire du Parti de gauche (Die Linke). Il a déclenché la fureur du gouvernement turc après avoir été divulgué plus tôt cette semaine par la chaîne de télévision publique allemande ARD.

« Ces allégations sont une nouvelle manifestation de la mentalité tordue qui depuis quelque temps essaie d'affaiblir notre pays en attaquant notre président et notre gouvernement, » a déclaré le ministère turc des Affaires étrangères. Il a également accusé Berlin de pratiquer le deux poids, deux mesures, et exigé que le gouvernement allemand propose plus de soutien à la Turquie contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). 

« Il est évident qu' il y a derrière ces allégations certains milieux politiques en Allemagne, connus pour leur système du deux poids, deux mesures dans la lutte contre le terrorisme », poursuivait le communiqué. « En tant que pays qui se bat sincèrement contre la terreur en tout genre, quelle que soit sa source, la Turquie s'attend à ce que ses partenaires et alliés fassent de même ». 

Cet échange hostile entre des ministères de l'Intérieur allemand et turc qui s'accusent mutuellement au grand jour de soutenir le terrorisme, montre la forte détérioration des relations entre les pouvoirs occidentaux et Ankara, qui s’était déjà développée avant la tentative de coup d’État du 15 juillet.

En juin déjà, une résolution adoptée par le parlement allemand (Bundestag) et qualifiant de « génocide » le massacre d’un million et demi d'Arméniens sous l'Empire ottoman, avait déclenché une vive réaction d’Ankara. Erdogan avait prévenu que l'acte de Berlin pouvait « endommager ... les relations diplomatiques, économiques, politiques, commerciales et militaires des deux pays ». 

Une autre dispute suivit quelques semaines plus tard, lorsque la Turquie a bloqué une visite de parlementaires allemands à 250 soldats allemands stationnés à la base aérienne d'Incirlik dans le sud de la Turquie. Non seulement Incirlik sert de base principale pour la campagne américaine de bombardement contre la Syrie et l'Irak, mais elle s'est avérée être le centre du putsch manqué contre Erdo&;an. 

La tentative de coup d'Etat a eu lieu alors que s’opérait un changement abrupt de la politique étrangère turque envers la Russie, Erdo&;an étant devenu de plus en plus inquiet de ce que l'opération de changement de régime soutenue par l'Occident en Syrie renforçait les séparatistes kurdes, soutenus par les Etats-Unis et l’Allemagne.

Les tensions entre Washington et Berlin d'un côté et leur allié nominal turc dans l'OTAN de l'autre, qui enflent depuis le coup d'Etat manqué, confirment l'analyse du World Socialist Web Site. Celui-ci a expliqué dès le début que le coup était organisé pour prévenir une éventuelle alliance entre la Turquie et la Russie et peut-être l'Iran et la Chine, qui irait à l’encontre de la politique étrangère occidentale au Moyen-Orient, en particulier des plans de renversement du dernier allié arabe de la Russie, le président syrien Bachar al-Assad.

Des responsables occidentaux et des stratèges de la politique étrangère ont vivement attaqué Ankara ces derniers jours, parce qu’il écartait les putschistes pro-occidentaux de l'armée turque ; et ils se sont inquiétés du rapprochement d'Ankara avec Moscou après la rencontre d’Erdo&;an avec le président russe Vladimir Poutine à Saint-Pétersbourg la semaine dernière.

« Prendre des mesures sécuritaires contre les coups d’Etat ne ​​fonctionne pas, sauf à fracturer et à diviser les forces armées, » se plaignit l'expert de la Turquie Aaron Stein, membre du groupe de réflexion Atlantic Council, à Washington.

Soner Cagaptay, un expert des questions de sécurité turques à l'Institut de Washington pour la Politique au Proche-Orient a averti que, « Pour la première fois de mémoire récente, certaines personnes à Ankara questionnent l’adhésion de la Turquie à l'OTAN et discutent pour savoir si le pays ne devrait pas plutôt devenir un ‘ami’ de la Russie ».

Le correspondant à l'étranger de NBC Matt Bradley a rapporté que « parmi les leaders nouvellement promus se trouve un groupe d'officiers généralement méfiants envers les États-Unis et l'OTAN et cherchant une relation plus étroite avec la Russie et les puissances militaires plus à l'est ».

Le ministre iranien des Affaires étrangères Javad Zarif s’est rendu à Ankara le 12 août. Contrairement aux dirigeants occidentaux, il a félicité « la nation turque pour avoir relevé le défi des putschistes». Il a salué l'amélioration des relations entre la Russie et la Turquie et leurs nouveaux efforts pour endiguer le conflit en Syrie. « Nous avons aussi de très bons liens avec la Russie sur la question [syrienne] et nous croyons que toutes les parties doivent coopérer pour assurer la sécurité et la paix et arrêter les conflits [dans la région]. Nous sommes prêts à coopérer avec la Turquie et la Syrie à ce propos, » a-t-il dit.

Dans une interview avec le quotidien turc Hurriyet Daily News cette semaine, le ministre turc de la Défense Fikri Işık a indiqué qu’Ankara envisageait effectivement une alliance stratégique et militaire plus étroite avec la Russie et la Chine: « Notre priorité, ce sont nos alliés, mais cela ne peut pas nous empêcher de coopérer avec la Russie ou la Chine au besoin. Si l'attitude de nos alliés reste de tenir la Turquie à distance, cela nous obligera à développer nos propres capacités par d'autres types de coopération. Nous ne pouvons fermer la porte aux pays non membres de l'OTAN comme la Russie ou la Chine ».

Alors que les relations s’améliorent au Moyen-Orient entre la Russie, l'Iran, la Chine et la Turquie et que les forces islamistes soutenues par les USA battent en retraite dans la ville syrienne d'Alep, les pouvoirs occidentaux renforcent de plus en plus les milices kurdes comme force par procuration pour servir leurs intérêts impérialistes dans la région.

Le 12 août, la ville syrienne stratégique de Manbij près de la frontière turque fut reprise à l'Etat islamique (EI) par les Forces démocratiques syriennes (SDF) sous la coordination du Commandement central des États-Unis. La force la plus efficace au sein des SDF sont les Unités de protection du peuple kurde (YPG). Parallèlement, l'Allemagne a commencé à réapprovisionner les combattants kurdes dans le nord de l'Irak.

Selon le Süddeutsche Zeitung, environ 70 tonnes d'armes allemandes dont 1500 fusils d'assaut G36, 100 missiles anti-chars et trois véhicules blindés sont arrivés mardi à Erbil, la capitale de la région autonome kurde.

En Turquie même, une série d'attentats ciblant les forces de sécurité et imputés à des rebelles kurdes, a fait au moins 11 morts et 226 blessés selon les médias turcs, jeudi. Deux des attentats étaient des voitures piégées visant des postes de police dans l'est du pays, le troisième une explosion au bord d'une route, frappant un véhicule militaire transportant des soldats dans le sud-est du pays.

La plate-forme européenne des médias indépendants EurActiv a rapporté hier que, dans un geste qui pourrait mener au quasi effondrement de l'alliance américano-turque, Washington a commencé à transférer ses armes nucléaires stationnées à la base aérienne d’Incirlik en Turquie à la base de Deveselu en Roumanie. Selon une source anonyme, le transfert est très difficile en termes techniques et politiques: « Il n’est pas facile de transporter plus de 20 têtes nucléaires ».

Alors que le risque de conflit direct entre les grandes puissances se développe au Moyen- Orient, les tensions n’éclatent pas seulement entre Etats membres de l'OTAN, mais aussi au sein même des gouvernements occidentaux.

Dans un geste sans précédent, le ministère allemand des Affaires étrangères dirigé par Frank-Walter Steinmeier (SPD) a rejeté la déclaration du ministère de l'Intérieur allemand attaquant Ankara. Après la rencontre entre Erdogan et Poutine, Steinmeier avait déclaré: « Il n'y aura pas de solution à la guerre civile en Syrie, sans Moscou et sans l'Iran, l'Arabie Saoudite ou la Turquie. »

(Article paru en anglais le 19 août 2016)

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