Le New York Times blanchit l'impérialisme américain au Moyen-Orient

Le New York Times Magazine du 14 août 2014 est entièrement consacré à une série intitulée «Territoires fracturés: comment le monde arabe s'est désintégré?» par Scott Anderson. La série fait 60 pages et contient des portraits détaillés de six individus provenant de différentes parties du Moyen-Orient. Ces portraits couvrent les années ayant précédé l'invasion américaine de l'Irak en 2003 et vont jusqu'au Printemps arabe, la montée du groupe État islamique (EI) en 2014-2015 et le flux migratoire issu de cette région dévastée par la guerre.

Dans la préface à la série, le rédacteur en chef du magazine, Jake Silverstein, écrit:

«C'est un numéro comme nous n'en avons jamais publié... son sujet est la catastrophe qui a fracturé le monde arabe depuis l'invasion de l'Irak il y a 13 ans, menant à la montée de l'EI et à la crise mondiale des réfugiés. La géographie de cette catastrophe est vaste et ses causes sont nombreuses, mais ses conséquences – la terreur et l'incertitude dans le monde – nous sont familières.»

Silverstein conclut ainsi sa préface: «C'est une première pour nous d'accorder autant d'énergie et d'attention à un seul sujet et de demander à nos lecteurs d'en faire autant. On ne le ferait pas sans être convaincu que c'est l'une des explications les plus perspicaces, puissantes et humaines de ce qui a mal tourné dans cette région.»

La publication de «Territoires fracturés» a une signification objective. La présentation, le contenu et le ton de la série expriment ce que ressent la classe dirigeante américaine, à savoir qu'elle fait face à une catastrophe historiquement sans précédent au Moyen-Orient. Lorsque Anderson demande dans sa préface, «Comment en sommes-nous arrivés là?», il pose la question au nom d'une classe dirigeante qui est abasourdie par le résultat catastrophique de sa propre politique dangereuse et à courte vue.

Pendant les 25 dernières années, l'impérialisme américain a semé le chaos dans un territoire qui s'étend sur plusieurs milliers de kilomètres de l'Afrique du Nord à l'Asie centrale, causant la mort de plus d'un million d'individus. Un nouveau lexique de mots associés aux guerres américaines a fait son apparition: «choc et stupeur», «déportation extraordinaire», «prison secrète», «liste de personnes à assassiner» et «mardis de la terreur». Une bonne partie des 200 millions d'habitants de la région ont été transformés en sans-abri ou ont dû fuir à l'étranger pour être en sécurité. En janvier prochain, Barack Obama quittera ses fonctions en tant que premier président dans l'histoire américaine qui aura servi deux mandats complets en état de guerre.

«Territoires fracturés» est une apologie de l'impérialisme américain. Son auteur a été correspondant de guerre pendant 33 ans et a travaillé pour le New York Times les 17 dernières années. Écrivain prolifique et éduqué, il a récemment publié un ouvrage sur l'après première Guerre mondiale et la partition impérialiste du Moyen-Orient. Peu importe les intentions d'Anderson, «Terres fracturées» est une histoire «humaine» qui sert à justifier «l'impérialisme des droits de l'homme» et à ouvrir la voie à de nouvelles guerres.

L'auteur de «Territoires fracturés» soutient que le système d'États-nations établi après la première Guerre mondiale ne correspond pas assez aux différentes populations religieuses, tribales et ethniques de la région. Anderson conclut que l'effondrement des gouvernements nationalistes bourgeois en Syrie, en Égypte, en Irak et en Libye prouve que les groupes raciaux et ethniques doivent combler le vide politique et se battre entre eux pour établir des fiefs et des zones d'influence tribale. «Territoires fracturés» admet que cela pourrait impliquer des nettoyages ethniques. L'auteur conclut en se demandant si des pogromes ou un génocide seraient nécessaires pour établir l'ordre dans la région.

Comment blanchir 25 années de crimes de guerre impérialistes

La série présente les vies de six individus, leurs malheurs et leurs souffrances. Le lecteur est compatissant, mais le matériel est présenté de sorte que les États-Unis apparaissent comme étant un pouvoir bienveillant dont les interventions sont censées amener la démocratie et garantir les droits de l'homme, particulièrement pour les minorités religieuses et les femmes.

Anderson raconte l'histoire de Khulood a-Zaidi, une jeune femme irakienne de la ville d'Al-Kût qui avait 23 ans lorsque les États-Unis ont envahi l'Irak en 2003:

«Avant l'invasion, le vice-président Dick Cheney a prédit que les Américains seraient "accueillis en libérateurs" en Irak et sa prédiction s'est confirmée dans les rues d'Al-Kût le 4 avril. Tandis que les marines consolidaient leur contrôle de la ville, ils étaient entourés de jeunes hommes et enfants joyeux qui leur offraient des sucreries et du thé chaud. Ayant finalement la permission de quitter sa maison, Khulood, comme la plupart des autres femmes d'Al-Kût, observait la scène discrètement, de loin. "Les Américains étaient très calmes, amicaux, mais surtout j'étais frappée par ce qui me semblait être leur taille énorme – et leurs armes et véhicules. Tout semblait hors de proportion, comme si nous avions été envahis par des extraterrestres."»

Anderson raconte comment les Américains ont «rapidement ramené la ville à quelque chose qui ressemblait presque à un état normal». Il poursuit ainsi: «Le vrai travail maintenant était de reconstruire l'économie détruite et de reconstituer son gouvernement. À cette fin, une petite armée d'ingénieurs, de comptables et de consultants étrangers ont débarqué en Irak sous l'égide de l'Autorité provisoire de la coalition, le gouvernement transitoire mené par les États-Unis qui cèderait sa place une fois un nouveau gouvernement irakien installé.»

Les forces qui avaient envahi l'Irak ont fait venir des équipes de «conseillers en droits de l'homme» dont la tâche était de superviser «des projets de développement afin de donner plus de pouvoir aux femmes dans la principale région chiite du sud de l'Irak». Khulood est devenue une bénéficiaire de ce programme et elle a rapidement été envoyée à Washington pour travailler avec les collaborateurs de l'occupation américaine dans le but de rédiger une nouvelle constitution imposée par les États-Unis. Lorsqu'elle est retournée en Irak, la jeune femme a, de façon compréhensible, été traitée par ses voisins comme une espionne américaine.

Anderson décrit avec enthousiasme ce qui faisait partie d'une tentative ratée de Washington pour faire fonctionner un régime fantoche à Baghdad. Il soutient qu'un «nouvel Irak voyait le jour, où règneraient la démocratie et le respect pour les droits de l'homme. De plus, afin de consolider ce nouvel Irak, tout le monde avait un rôle à jouer, y compris les femmes d'Al-Kût».

Un autre Irakien, Wakaz Hassan, est présenté dans la série. Anderson écrit qu'Hassan «se souvenait d'avoir entendu quelque chose sur le mauvais traitement de prisonniers irakiens dans une prison dirigée par les États-Unis – une référence évidente au scandale d'Abou Ghraib – et ensuite il y a eu la fois où les soldats américains ont fouillé la maison de sa famille, mais ces soldats étaient très respectueux et cela s'est déroulé sans incident.»

«"Je sais que d'autres personnes avaient des problèmes avec les Américains", a dit Wakaz, "mais pas ma famille. Nous n'étions pas touchés du tout"». Anderson affirme que l'invasion avait produit plusieurs avancées importantes dans le domaine des «droits de l'homme». Par exemple, l'invasion américaine a établi que 25% des sièges du Parlement serait réservé à des femmes.

Ceux qui connaissent l'histoire de l'Irak n'en croiront pas leurs yeux qu'une telle propagande soit encore répétée, comme si les 25% de sièges parlementaires réservés aux femmes, sœurs et filles des chefs des divers partis sectaires du parlement irakien représentaient un gain pour les femmes du pays.

L'idée que la destruction du pays par l'impérialisme américain a été perpétrée dans l'intérêt de la libération de ses femmes est obscène. Peu importe les crimes du gouvernement irakien baasiste de Saddam Hussein, les femmes d'Irak jouissaient du statut et des droits les plus élevés de presque tous les pays de la région. Dans les 13 années depuis l'invasion américaine, ce statut des femmes irakiennes est passé des plus élevés aux plus bas.

«Territoires fracturés» a recours a des distorsions semblables pour la Libye. Un jeune homme, Majdi El-Mangoush, est présenté par Anderson comme ayant subi un lavage de cerveau pour croire à de fausses idées pro-Kadhafi selon lesquelles l'«impérialisme américain» était impliqué dans le conflit. «Ayant en tête cette version des événements, Majdi n'a pas été vraiment surpris lorsque, à la mi-mars [2011], des avions de guerre de l'alliance occidentale ont commencé à apparaître dans le ciel de Tripoli pour bombarder des installations gouvernementales. Cela semblait venir confirmer que la nation était attaquée de l'extérieur». Majdi finit par changer de camp, divulguant des informations sur des soldats pro-Kadhafi et se rangeant du côté de l'opposition appuyée par les États-Unis.

En n'examinant ces événements que du point de vue de ceux qui y ont été entraînés malgré eux, l'article du Times réussit à masquer complètement la responsabilité des gens qui ont pris les décisions qui ont causé ces guerres, ces morts et cette dévastation sociale.

L'article passe délibérément sous silence la responsabilité, dans la mort et la mutilation de millions de personnes, des hauts-placés de l'administration Bush qui ont lancé une guerre d'agression non provoquée contre l'Irak – comme ceux de la Maison-Blanche d'Obama qui ont organisé la première opération de changement de régime des États-Unis et de l'OTAN en Libye en 2011, et la guerre par procuration appuyée par la CIA en Syrie. Et il en est de même pour le rôle criminel du New York Times dans la propagande faite pour ces guerres.

Anderson a aussi malhonnêtement choisi ses sujets. Le New York Times a décidé de ne pas prendre les parents ou les enfants de ceux qui ont été tués dans les guerres américaines comme les sujets de cette série d'articles. Il préfère plutôt régurgiter la même propagande qu'il a faite quand le journal a appuyé l'invasion de l'Irak par les États-Unis il y a plus d'une décennie.

Le New York Times ouvert au nettoyage ethnique

En répondant à la question «Comment en sommes-nous arrivés là?», Anderson mentionne l'effondrement des anciens gouvernements nationalistes bourgeois du Moyen-Orient et le vide créé en leur absence. Même si Anderson minimise le rôle de l'impérialisme américain dans la région, il note dans son introduction: «Bien que la plupart des 22 nations qui constituent le monde arabe aient été ébranlées dans une certaine mesure par le Printemps arabe, celles qui ont été le plus touchées – l'Égypte, l'Irak, la Libye, la Syrie, la Tunisie et le Yémen – sont toutes des républiques, plutôt que des monarchies.»

Anderson décrit brièvement comment les puissances impérialistes ont partitionné le Moyen-Orient après la Première Guerre mondiale. Il mentionne l'approche «diviser pour régner» des Britanniques et des Français qui consistait à «élever une minorité ethnique ou religieuse de la région pour qu'elle devienne leurs administrateurs», malgré le fait que «sous les divisions sectaires et régionales de ces “nations” existaient des fresques extraordinairement complexes de tribus, sous-tribus et clans...» Étrangement, il ne mentionne pas que ces mêmes méthodes ont été utilisées par l'impérialisme américain dans le démembrement de l'Irak et la provocation d'une guerre civile sectaire en Syrie.

Anderson conclut que l'État-nation est fondamentalement incapable d'exprimer les intérêts des divers groupes minoritaires nationaux, ethniques et religieux.

L'article met particulièrement l'accent sur les chrétiens yézidis et les Kurdes. Azar Mirkhan, un docteur ultranationaliste du Kurdistan, est interviewé. En présence d'Anderson, Mirkhan ordonne à un haut représentant des peshmergas de massacrer les paysans arabes d'une région au sud du mont Sinjar, au nord-ouest de l'Irak. Mirkhan affirme qu'il s'agit là d'une vengeance parce que la population arabe de la région n'aurait pas empêché le massacre de Kurdes par le groupe État islamique.

Anderson songe à ce que Mirkhan a fait:

«Jusqu'à tout récemment, Azar aurait été qualifié de xénophobe, et même de fasciste, pour ses positions séparatistes radicales. En voyant cependant le résultat de la barbarie de l'ÉI, et en songeant à toute la haine qui s'est propagée à travers le Moyen-Orient au cours des dernières années, certains observateurs commencent à croire que sa dure façon de penser pourrait bien être la meilleure – ou, plus exactement, la seule – issue hors de ce bourbier. Il semble tellement impossible de rassembler les nations éclatées de la région que devant ce désespoir, de plus en plus de diplomates, de généraux, et d'hommes d'État envisagent un type de séparation ethnique et sectaire comme le prône Azar, quoique sous une forme moins violente.

«Même ceux qui défendent cette perspective admettent que de telles séparations ne seraient pas faciles. Que faire avec les populations complètement “mélangées” de villes comme Bagdad ou Alep? En Irak, de nombreuses tribus sont divisées en sous-groupes chiites et sunnites, et en Libye, les populations sont fragmentées géographiquement depuis des siècles. Est-ce que ces peuples choisiront de rejoindre leur tribu, leur secte ou leur patrie? En fait, des situations similaires dans l'histoire montrent qu'une telle trajectoire serait déchirante et meurtrière – pensons à la politique d'après-guerre de “dégermanisation” en Europe de l'Est et à la partition du sous-continent indien en 1947 – mais, malgré la souffrance et les possibles victimes que cela nécessiterait, peut-être est-ce là la seule, la meilleure solution pour empêcher que les États faillis du Moyen-Orient ne sombrent dans un carnage encore plus sanglant.»

Que de telles phrases puissent être publiées dans le plus important quotidien du libéralisme américain est une démonstration du climat politique réactionnaire qui a été cultivé par 25 ans de guerre permanente. La «seule, meilleure solution» vise à monter les populations les unes contre les autres selon des divisions ethniques et religieuses, dans le cadre d'une partition de la région qui entraînerait la mort et la dislocation de millions de personnes.

En fait, la politique que défend le New York Times est déjà en place. Al-Qaïda, le groupe ÉI, le front Al-Nusra et d'autres groupes islamiques d'extrême-droite sont utilisés par l'impérialisme américain pour détruire la vieille structure étatique du Moyen-Orient dans le but de subordonner toute la région aux intérêts des banques et des sociétés américaines.

(Article paru en anglais le 17 août 2016)

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