Algérie : plus d'un million de personnes manifestent contre la prolongation du mandat de Bouteflika

Des manifestations de masse ont eu lieu le 15 mars dans de nombreuses villes d’Algérie, grandes et petites, le quatrième vendredi de manifestations consécutif. Les participants ont exigé la fin du régime du Front de libération nationale (FLN) soutenu par les militaires et de son président-homme de paille, Abdelaziz Bouteflika.

Selon diverses estimations les manifestations ont été aussi ou plus importantes que celles du 8 mars, lorsque plus d’un million de personnes se sont rassemblées dans la seule capitale, Alger. El Watan a estimé que des centaines de milliers de personnes ont manifesté dans la ville portuaire de Bejaia, la plus grande ville de Kabylie. De grandes manifestations ont également eu lieu à Oran, la deuxième ville du pays.

Le gouvernement a cherché à limiter les manifestations à Alger en bloquant le trafic entrant dans la capitale. Le journal El Mouradia a rapporté que les routes étaient bloquées pour les bus en provenance de Bouira, Bejaia et Tizi Ouzou, et affiché des photos de jeunes faisant le chemin à pied après les barrages routiers.

Environ 1,8 million de personnes ont quand même participé à des manifestations dans le centre de la capitale. «Dans le centre d’Alger, les manifestations étaient si denses dans les rues que les gens ne pouvaient même plus bouger. Les rues et les ruelles environnantes sont ‘saturées’. Tout le monde est si calme que les enfants font la sieste, tenus par leurs parents. Une ambiance festive règne à Alger, aucun incident n’a été signalé» écrit le site web Tout sur l’Algérie.

Le gouvernement a fermé les transports en commun, les trains longue distance et de nombreux magasins à Alger à la suite d’appels à la grève générale. Les travailleurs de la Société nationale des véhicules industriels (SNVI) se sont mis en grève. Les travailleurs de la Sonelgaz, entreprise nationale d’électricité et de gaz, ont quitté le travail pendant une heure. Des informations faisaient état d’une grève à la Sonatrach, le monopole de la production de gaz naturel en Algérie.

Selon les médias, la moitié des magasins étaient fermés à Constantine, la troisième plus grande ville d’Algérie et le commerce a été totalement arrêté à Bejaia.

L’extension des manifestations exprime le rejet général de l’annonce par le régime dimanche soir, via une lettre au nom de Bouteflika, d’une prétendue transition politique qui préserve en fait tant le régime que sa figure de proue.

Cette lettre appelait à la création d’une «conférence nationale» symbolique, formée et supervisée par le régime même, qui rédigerait une nouvelle constitution et fixerait la date de nouvelles élections. L’actuel et quatrième mandat de Bouteflika, qui n’a pas parlé en public depuis 2013, a été prolongé et les élections prévues en avril ont été reportées indéfiniment.

Les manifestants scandaient des slogans ou brandissaient des pancartes disant: «Partez – tout le monde», «Nous voulions des élections sans Bouteflika. Maintenant, nous avons Bouteflika sans les élections», «Ils ont essayé de nous enterrer, ils ne savaient pas que nous étions des graines». Certains slogans s’adressaient aussi directement au président français Emmanuel Macron, qui a soutenu Bouteflika: «Occupe-toi des gilets jaunes, Macron, ça te suffit» ou «Prépare du bois, Macron, il n’y aura pas de gaz algérien pour toi cette année».

Le régime a également dissous le cabinet et nommé Noureddine Bedoui, ministre de l’Intérieur depuis 2015, comme nouveau Premier ministre. Mercredi, Bedoui a donné une conférence de presse dans la capitale et a déclaré qu’un « gouvernement technocratique de compétence nationale » serait formé la semaine prochaine. Il a refusé de préciser la date des élections et a déclaré que le gouvernement aurait «une courte période».

Le nouveau vice-premier ministre, Ramrane Lamamra, a été ministre des Affaires étrangères de 2013 à 2017. Diplomate de carrière des Nations Unies, il a été ambassadeur aux États-Unis de 1996 à 1999.

Les travailleurs et les jeunes – plus des deux tiers de la population ont moins de 30 ans — sont poussés à lutter contre leurs conditions sociales. Un jeune, cité par DW (Deutsche Welle) le 12 mars, a déclaré: «Nous ne voulons pas de retard dans les élections, nous ne voulons pas d’un cinquième mandat [pour Bouteflika]. Nous rejetons ce système. Nous en avons assez». Il a dénoncé le fait qu’«il n’y a pas d’accès aux soins de santé» pour la population.

Le chômage des jeunes est de 30 pour cent. Un rapport de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme en 2015 estimait que 80 pour cent de la richesse nationale était détenue par 10 pour cent de la population et que quelque 14 millions de personnes vivaient dans une misère complète avec 1,5 dollar par jour. Une enquête menée auprès de 4.500 ménages montre que leur pouvoir d’achat moyen est tombé en moyenne de 60 pour cent par an à partir de 2014.

Un gouffre de classe sépare les aspirations de la classe ouvrière de l’ensemble de l’establishment politique, opposition officielle et syndicats compris. L’émergence de grèves au cours de la semaine dernière a terrifié les syndicats. Celles-ci ont éclaté dimanche dernier dans le cadre d’une grève nationale qui s’est propagée sur les réseaux sociaux, de façon largement indépendante des syndicats. Elles ont continué et pris de l’ampleur lundi et se sont poursuivies dans certaines régions, notamment à Bejaia et Tizi Ouzou. Les syndicats ont fait tout leur possible pour les faire cesser.

Une opération politique est en cours avec tous les partis au pouvoir et l'opposition officielle de «gauche» comme le Parti des travailleurs (PT) de Louisa Hanoune, le Parti socialiste ouvrier (PST, allié au Nouveau Parti anticapitaliste pabliste en France) et les syndicats, pour faire dérailler et supprimer le mouvement de la classe ouvrière. (Voir : Le Parti socialiste des travailleurs cherche à faire dérailler le mouvement contre le régime algérien)

Le PT n’a pas publié un mot en réponse à l’annonce de Bouteflika pendant plus de 24 heures. Ce parti est publiquement identifié comme une faction loyale du régime. Lors de manifestations au début du mois, on a chahuté Hanoune et on l’a forcé à partir pour cette raison.

La déclaration publiée par le bureau politique du PT le 12 mars dernier avertissait que l’annonce du gouvernement, qui « pouvait être acceptable il y a un an, se trouve totalement dépassée ».

Elle en appelait au gouvernement pour qu’il prenne des mesures pratiquement identiques à celles déjà annoncées: «Si le président veut réellement donner des gages de sincérité alors qu’il restitue la parole au peuple maintenant, qu’il nomme un gouvernement technique qui agit dans une totale transparence » composé de gens convaincants et patriotes, capables d'écouter la majorité, «pour gérer les affaires courantes jusqu’à ce que la majorité tranche sur la nature du régime à mettre en place et donc le calendrier électoral ».

Les autres grands partis, dont le Talaie El Houriyet de l’ancien Premier ministre Ali Benflis, se sont réunis mercredi à Alger pour discuter d’une réponse commune à l’éruption de l’opposition ouvrière de masse au régime Bouteflika et à son annonce. Ils ont publié une déclaration qui s’oppose à cette annonce et soutient les manifestations.

Les partis de l’opposition demandent surtout que les militaires mettent au pouvoir une autre figure de proue et les intègrent davantage dans le régime en place. Benflis a donné vendredi 15 mars une interview au quotidien Le Monde dans ce sens où il déclare son soutien total aux militaires et au général Gaid Salah. « Je ne peux pas imager un instant que l’armée puisse aller à l’encontre des aspirations du peuple» dit-il au Monde.

(Article paru d’abord en anglais le 16 mars 2019)

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