Canada: La répression par les syndicats du mouvement anti-Harris de 1995-97: leçons politiques pour aujourd'hui

Partie 3: La grève de 1997 des enseignants de l’Ontario

Cette série d’articles a initialement été publiée en anglais, en octobre 2018. Voici la troisième partie de cette série en quatre parties. Pour accéder aux articles précédents: Première partie | Deuxième partie

Dans la foulée de la mobilisation massive de la classe ouvrière à Toronto les 25 et 26 octobre 1996, un sondage a montré qu'une majorité d'Ontariens appuyaient le mouvement anti-austérité contre le gouvernement conservateur dirigé par Harris. L’appui en faveur d'une grève d'au moins un jour à l'échelle de la province était généralisé et grandissant.

Cela n'a fait qu'accroître les craintes de la bureaucratie syndicale que le mouvement était en train de prendre une direction radicale et menaçait, comme dans le cas de la fermeture imprévue du réseau de transport en commun de Toronto le 25 octobre, d'échapper à son contrôle. Dans les semaines qui ont suivi les événements de Toronto, les dirigeants de 13 syndicats, dont les Métallos et celui des Travailleurs du secteur de l’énergie (Power Workers), qui représentaient plus du tiers des membres de la FTO, ont exigé que celle-ci réduise l’ampleur des Journées d'action (rassemblements de protestation et journées de grève) prévues à travers la ville et qu’elle concentre plutôt ses ressources en vue du retour au pouvoir du NDP lors des élections prévues pour 1999 ou 2000.

Par conséquent, en novembre 1996, la FTO a annoncé que les deux prochaines manifestations contre les coupes du gouvernement conservateur auraient lieu dans de plus petites villes du nord de l'Ontario, Sudbury et Thunder Bay. Non seulement les deux villes étaient éloignées de Toronto et des autres grands centres urbains de la province. Elles étaient dominées par les Métallos, qui étaient contre les Journées d'action depuis le début et qui s'opposaient catégoriquement à ce que leurs membres exercent des moyens de pression pour soutenir le mouvement anti-Harris.

Peu importe leurs différends tactiques, l'accord essentiel de toutes les factions de la bureaucratie syndicale et leur opposition unie à la mobilisation indépendante de la classe ouvrière ont été révélés lors de la grève provinciale des enseignants en octobre et en novembre 1997.

Pendant deux semaines, 125.000 enseignants du primaire et du secondaire ont fait la grève au mépris du Code du travail réactionnaire de la province. Plus important arrêt de travail illimité de l'histoire de l'Ontario, la grève a pris le caractère d'un vaste mouvement social, parce qu'elle a été perçue à juste titre non pas comme une lutte de négociation collective sectorielle, mais comme un défi politique au gouvernement Harris détesté et à son programme d’austérité.

La grève a été déclenchée dans le but ouvertement politique de forcer le gouvernement conservateur à abandonner ses plans – inscrits dans le projet de Loi sur l'amélioration de la qualité de l'éducation (projet de loi 160) – de centraliser le contrôle du financement et des politiques relatives à l'éducation entre les mains du ministère de l'Éducation, afin de permettre au gouvernement Harris d’imposer des compressions budgétaires et des changements régressifs au niveau des programmes d’études, et pour détruire les conditions de travail des enseignants.

Le gouvernement s'attendait à ce que la grève s'effondre sous la menace de représailles juridiques et d'une chasse aux sorcières dans les médias, qui ont accusé les enseignants d'avoir pris en otage un million d'élèves ontariens. Mais si la grève a sans aucun doute causé des difficultés aux parents qui travaillaient, le public s'est rallié derrière les enseignants, reconnaissant qu'ils se battaient pour défendre l'éducation publique. À la consternation des conservateurs, même les sondages commandés par le gouvernement ont montré qu'une majorité d'Ontariens appuyaient la grève. Des élèves, des parents et d'autres travailleurs ont grossi les rangs des enseignants sur les piquets de grève et lors des manifestations.

Les dirigeants des cinq syndicats d'enseignants qui composent la Fédération des enseignantes et des enseignants de l'Ontario (FEO) ont appelé à la grève – qu'ils ont qualifiée de «protestation» et non de grève politique – anticipant que le gouvernement obtiendrait une injonction judiciaire ordonnant aux enseignants de retourner au travail. Cela leur aurait fourni un prétexte pour mettre fin à la grève et conclure une entente avec le gouvernement.

Mais la demande d'injonction du gouvernement Harris a été rejetée. Le juge de la Cour de l'Ontario qui a entendu l'affaire a conclu que l'appui populaire à la grève était si élevé que l'intervention de l'État contre elle pourrait dangereusement éroder l'autorité des tribunaux. En fait, il a confié la responsabilité de mettre fin à la grève directement aux syndicats d'enseignants.

La FEO, avec le soutien total et les encouragements de la FTO, a rapidement assumé cette responsabilité. Immédiatement après le rejet de la demande d'injonction du gouvernement, les dirigeants des syndicats d'enseignants ont offert de vastes concessions aux conservateurs. Lorsque le gouvernement a refusé leur offre, les bureaucrates syndicaux ont déclaré qu'il n'y avait plus rien à faire et ont ordonné aux enseignants de retourner au travail.

Ce n'est pas le manque de soutien à la grève ni le manque de militantisme et de solidarité de la part des enseignants qui ont précipité la reddition des dirigeants syndicaux. Bien au contraire. C'est la menace que la grève puisse attiser les flammes d'un mouvement populaire plus large contre le gouvernement Harris, susceptible d’échapper à leur contrôle et de déstabiliser l'ensemble de la situation politique nationale, qui a effrayé la bureaucratie syndicale et les a poussés à torpiller la grève.

Comme l'a écrit le Parti de l’égalité socialiste en novembre 1997, immédiatement après la trahison par les syndicats de la grève de deux semaines, «[L]es enseignants n'ont été vaincus ni par la puissance de l'État ni par un affaiblissement dans leurs rangs. Au contraire, leur lutte a été sabotée par leurs propres dirigeants.»

D'autres sections de travailleurs étaient plus que prêtes à se battre. En novembre 1997, quelques jours seulement après la fin de la grève des enseignants, 45.000 postiers ont débrayé après l'échec de leurs négociations. L'isolement délibéré de la grève par le Syndicat des postiers du Canada et le refus de la FEO et des syndicats d'enseignants de lier la lutte des travailleurs et travailleuses des postes à la lutte des enseignants et d'autres sections de travailleurs contre le gouvernement conservateur en Ontario et les libéraux fédéraux, ont condamné la grève à l'échec. Le 5 décembre, le parlement fédéral a adopté une loi de retour au travail qui rendait illégale la grève des postiers.

Pendant que les libéraux fédéraux s'employaient à briser la grève des postiers, les conservateurs de l'Ontario ont fait adopter à toute vapeur leur projet de loi réactionnaire sur l'amélioration de la qualité de l'éducation à l'Assemblée législative de l'Ontario. Le 8 décembre, il a reçu la sanction royale, ce qui en a fait une loi.

Quelques semaines après la trahison des enseignants par les syndicats, la FTO a élu Wayne Samuelson, un représentant des Métallos et candidat de l'aile de la bureaucratie syndicale qui s'était opposée aux Journées d'action depuis le début, comme nouveau président. Le même congrès de la FTO, dans le cadre d'une manœuvre transparente visant à fournir à la bureaucratie une couverture politique pour son abjecte trahison de la grève des enseignants, a voté pour autoriser une grève générale d'une journée dans toute la province.

Comme on pouvait s'y attendre, il n’y a pas eu de suite à ce vote d’autorisation, et toute la campagne anti-austérité a été officiellement enterrée par la FTO l'été suivant.

Par la suite, la bureaucratie syndicale s'est encore une fois divisée sur la question de savoir quels politiciens représentant la grande entreprise et politiquement opposés aux conservateurs il valait mieux appuyer lors des élections de 1999. La majorité a demandé un vote pour le NPD, alors dirigé par Howard Hampton, qui, en tant que ministre du gouvernement néo-démocrate de Rae, s'était fait le champion du «contrat social» visant la réduction des salaires et des emplois.

Une faction dissidente, dirigée par le TCA, soi-disant «de gauche», et comprenant de nombreux dirigeants des syndicats d’enseignants, a demandé un «vote stratégique» pour les libéraux partout où le candidat libéral était celui qui avait le plus de chances de battre le candidat conservateur.

Entre 1995 et 1997, la classe ouvrière s'était manifestée pour contester le gouvernement Harris et son programme d'austérité, mais les syndicats ont étouffé cette opposition, sabordant les «Journées d'action» quand elles menaçaient d'aller au-delà d'un simple mouvement de protestation, et mettant fin à la grève des enseignants.

Par conséquent, la classe ouvrière, la seule force sociale capable d'articuler un véritable programme alternatif à celui des conservateurs, a été politiquement réduite au silence. Au plus fort de la mobilisation des Journées d'action, la popularité des conservateurs dans les sondages avait chuté dramatiquement. Mais grâce à l’abject sabotage de l'offensive de la classe ouvrière par les syndicats, les conservateurs ont trouvé une bouée de sauvetage politique.

Lors des élections provinciales de 1999 qui ont vu le retour au pouvoir d'un gouvernement conservateur majoritaire, les libéraux et les néo-démocrates ont promis de poursuivre l'austérité et de ne pas toucher aux réductions d'impôt de Harris. Étant donné que les trois partis reprenaient le mantra de la grande entreprise de la «responsabilité financière», il n'y avait aucune possibilité, dans le cadre des élections, que les travailleurs puissent exprimer leur opposition au programme Harris.

Quelques jours après la réélection de Harris, l'ancien premier ministre néo-démocrate Bob Rae a exhorté les opposants des conservateurs à s'inspirer du premier ministre britannique Tony Blair et du président américain Bill Clinton, les successeurs respectifs des gouvernements Thatcher-Major et Reagan-Bush, et à reconnaître que «le paradigme a changé». Selon Rae, «Un programme basé sur l'annulation des nombreux changements de Harris est voué à n’être appuyé que par une minorité.»

Interrogé six mois plus tard sur les raisons pour lesquelles les syndicats ne se mobilisaient pas contre le gouvernement Harris, le président des Travailleurs canadiens de l'automobile, Buzz Hargrove, a admis sans ambages que les syndicats avaient fait la paix avec le gouvernement le plus à droite du Canada depuis la Grande Dépression, «À ce stade,» a dit Hargrove, «rien ne laisse croire que le gouvernement veut nous attaquer ou qu'il veut se battre de nouveau».

Fin de la troisième partie

(Article paru en anglais le 10 octobre 2018)

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