Le régime irakien réagit aux manifestations de masse par une répression brutale

La police et les services de sécurité irakiens ont tué au moins 250 personnes et blessé des milliers d’autres au cours de leur répression brutale des manifestations de masse ayant commencé au début du mois. À Karbala, 18 personnes ont été tuées et 122 blessées lundi soir. Trois personnes sont mortes à Nasiriya des suites de blessures subies plus tôt ce mois-ci.

Les grèves et manifestations contre le gouvernement du premier ministre Adel Abdul Mahdi, sont les plus importantes depuis des décennies. Elles unissent les travailleurs de toutes appartenances religieuses malgré la confusion délibérément fomentée par le système politique de division irakien. Venant surtout de la population majoritaire chiite du pays, la base ostensible des partis qui composent la fragile coalition au pouvoir, les manifestations ont ébranlé le régime jusqu’à la racine.

Elles reflètent l’énorme colère face à la pauvreté endémique, au chômage omniprésent, au manque des services les plus élémentaires et à la corruption systémique qui sévit en Irak depuis l’invasion et l’occupation dirigées par les États-Unis en 2003 ; ainsi que face aux conflits sectaires virulents déclenchés par Washington et sa stratégie de la division, qui ont ravagé le pays.

Des manifestants antigouvernementaux contrôlent les barrières pendant que les forces de sécurité irakiennes tirent des gaz lacrymogènes et ferment le pont mènant à la Zone verte, lors d’une manifestation à Bagdad, le mardi 29 octobre 2019. (AP Photo/Hadi Mizban)

Les manifestations en Irak font partie d’une recrudescence mondiale des luttes sociales qui a mené à des manifestations de masse au Chili, en Équateur, en Bolivie, en Égypte, en Éthiopie, au Liban et ailleurs.

Abdul Mahdi n’a pas cherché à répondre à leurs revendications pour des emplois, l’amélioration des conditions de vie et la fin de la corruption. Il a rejeté leurs réclamations avec mépris, en disant qu’il n’y avait pas de «solution magique».

Pourtant, l’Irak est le deuxième producteur de pétrole de l’OPEP. Ses réserves de pétrole brut sont les cinquièmes en importance du monde et, comme tout le monde le sait, il a encaissé l’an dernier plus de 100 milliards de dollars en revenus pétroliers. Mais loin de profiter au peuple irakien, l’argent est allé directement aux compagnies pétrolières internationales et à leurs mercenaires dans les milieux politiques et d’affaires irakiens. Selon Transparency International, l’Irak est le 12e État le plus corrompu du monde.

Abdul Mahdi a imposé un couvre-feu du crépuscule à l’aube et fermé Internet et les réseaux sociaux pour tenter d’empêcher que les manifestations se propagent. Il a aussi ordonné le déploiement de soldats lourdement armés, des escadrons d’élite irakiens de lutte anti-terroriste et de la police anti-émeute, pour empêcher les manifestants de défiler sur la place Tahrir au centre de Bagdad et dans la Zone verte. Celle-ci est le centre ultra-fortifié du gouvernement irakien, de l’ambassade américaine et d’autres ambassades occidentales et des nombreux entrepreneurs militaires qui appuient le régime.

On a placé des tireurs d’élite sur les toits pour éliminer des manifestants et on a déployé des escadrons de la mort masqués pour se rendre chez des militants connus et les assassiner. On estime que les forces de sécurité ont blessé des milliers des manifestants, se servant de balles réelles ou en caoutchouc, de gaz lacrymogène et de canons à eau.

Une commission gouvernementale irakienne a enquêté sur la répression de la première semaine d’octobre et a trouvé que 149 civils avaient été tués suite à l’usage excessif de la force et l’utilisation de balles réelles par les forces de sécurité, plus de cent personnes étant mortes de balles tirées dans la tête ou dans la poitrine. Si elle a tenu les hauts commandants responsables, elle s’est gardée de mettre en cause le premier ministre et d’autres hauts responsables, prétendant qu’il n’y avait pas eu d’ordre de tirer.

Mais la brutalité du gouvernement n’a fait qu’alimenter la colère populaire contre lui. Dans les quartiers chiites paupérisés de Sadr City – une partie de l’agglomération de Bagdad où, il y a plus d’une décennie des milices ont affronté les troupes américaines – des foules ont mis le feu à des bâtiments gouvernementaux et aux bureaux des partis chiites qui soutiennent le gouvernement.

La première vague de manifestations s’était interrompue pendant deux semaines pour la fête religieuse chiite d’Arbaïn. Elles ont repris vendredi dernier, les manifestants de différentes régions du pays exigeant la démission du gouvernement et criant : «Nous sommes ici pour faire tomber tout le gouvernement, pour les dégager tous» et «Nous ne voulons pas d’un seul d’entre eux. Pas d’Halbousi, pas d’Abdul Mahdi. Nous voulons faire tomber le régime».

Les protestations se sont étendues aux provinces méridionales à population chiite. Certains jeunes ont exprimé leur opposition au grand ayatollah Ali al-Sistani, le leader religieux chiite en Irak, qui a exhorté les manifestants et les forces de sécurité à faire preuve de «retenue». Il a averti que ce serait le «chaos» si la violence recommençait.

En plus de marcher sur la Zone verte de Bagdad, les manifestants ont pris pour cible les quartiers généraux de diverses milices dans le sud de l’Irak, comme celle de l’organisation Badr à Amarra et d’Asa’ib Ahl al-Haq à Diwaniyah. Le quartier général de Sayyidd al-Shuhada à Nasiriya a également été incendié – un développement important vu la force de ce groupe dans la région. Ils ont également attaqué les partis politiques et les bâtiments gouvernementaux qu’ils contrôlent, brûlant le siège du parti Dawa à Diwaniya et le siège du parti al-Hikma à Samawa. Les bâtiments des gouvernorats provinciaux dans les provinces de Dhi Qar, Qadisiya et Wasit ont eux aussi été attaqués.

Une fois de plus, le gouvernement a imposé un couvre-feu, fermé l’Internet, coupé l’électricité sur la place Tahrir, averti les étudiants des écoles et des universités de ne pas se joindre aux manifestations et donné le feu vert aux forces de sécurité pour attaquer les manifestants. Selon le Haut-Commissariat aux Droits de l’homme de l’Irak, 63 manifestants ont trouvé le mort vendredi et samedi, et plus de 2.500 manifestants et membres des forces de sécurité ont été blessés, principalement par des forces para-étatiques. Les photos et vidéos de certains des tués et blessés sont absolument horrifiantes.

Mais les manifestations se sont poursuivies cette semaine. Les étudiants – environ 40 % des Irakiens sont nés après l’invasion du pays par les États-Unis en 2003 – ont défié le gouvernement et se sont joints aux milliers d’Irakiens manifestant contre le gouvernement et demandant sa démission, malgré l’utilisation contre eux de gaz lacrymogènes par les forces de sécurité. Ailleurs à Bagdad, on a vu des soldats battre des lycéens.

Des militants de Bagdad ont occupé la place Tahrir pendant toute la nuit de lundi à mardi au mépris du couvre-feu. L’agence de presse Reuters cite un manifestant qui déclare: «Non, nous allons rester. Ils ont maintenant déclaré un couvre-feu et des punitions sévères pour quiconque ne va pas travailler, c’est ainsi qu’ils nous combattent. Nous resterons ici jusqu’au dernier jour, même s’il y a un millier de martyrs.»

Lundi, les premières fissures sont apparues dans la fragile coalition de Mahdi : Muqtada al-Sadr, l’ecclésiastique qui soutient le plus grand bloc parlementaire et a joué un rôle déterminant dans l’arrivée au pouvoir de la coalition de Mahdi, a appelé à des élections anticipées.

Ces manifestations reflètent la colère des Irakiens face aux conditions vraiment terribles qu’ils doivent endurer. Malgré les mille milliards de dollars de revenus pétroliers générés depuis 2005, le niveau de pauvreté est épouvantable. Selon les chiffres de la Banque mondiale, environ sept millions d’Irakiens sur trente-huit millions vivent sous le seuil de pauvreté. Le chômage des jeunes est de 25 pour cent, sans aucun doute une énorme sous-évaluation.

Selon le Programme alimentaire mondial, 53 pour cent des Irakiens sont vulnérables à l’insécurité alimentaire, tandis que 66 pour cent des deux millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays suite à la guerre civile contre l’État islamique sont vulnérables à l’insécurité alimentaire. La malnutrition est endémique.

L’espérance de vie est tombée à 58,7 ans pour les hommes et à 62,9 ans pour les femmes, dû à la destruction du système de santé irakien après des années de sanctions économiques dans les années 1990, mais aussi à l’occupation et à la guerre civile suite à l’invasion américaine.

La plupart des ménages n’ont plus accès à un approvisionnement régulier en eau, mais font face à des interruptions constantes et doivent recourir à des camions-citernes ou à des puits ouverts.

Les conditions de logement sont réellement choquantes. La guerre des États-Unis et ses conséquences ont détruit des centaines de milliers de maisons et déplacé des millions de personnes. Beaucoup des gens vivent dans des cabanes en parpaing avec des toits en tôle ondulée. Cinquante et un pour cent des ménages irakiens sont surpeuplés, certains comptant jusqu’à 10 personnes vivant dans un seul foyer.

Les manifestations s’inscrivent dans une recrudescence plus large de la lutte des classes, qui a lieu dans le monde entier. Elles témoignent de la primauté de la classe sur l’appartenance ethnique, la nationalité ou la religion. Le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord ont été le théâtre de grèves et de manifestations en Algérie, au Soudan, en Jordanie, en Égypte et plus récemment au Liban.

Treize jours de protestations massives contre la corruption du gouvernement et les mesures économiques qui ont appauvri la classe ouvrière ont paralysé le Liban. De nombreuses routes sont bloquées et des entreprises, des écoles et des universités sont fermées. Les banques sont restées fermées pendant tout ce temps, craignant une dévaluation de la monnaie et des retraits massifs. Riad Salameh, le directeur de la Banque centrale du Liban, s’exprimant à la chaîne de télévision CNN, a déclaré que sans une solution politique, l’économie libanaise était à quelques jours de l’effondrement. Quelques heures plus tard, le premier ministre, Saad Hariri, a remis sa démission au président Michel Aoun.

Ces luttes exposent une fois de plus la faillite politique de la bourgeoisie nationale, non seulement en Irak, mais dans tout le monde arabe. La classe dirigeante s’est avérée organiquement incapable de résoudre une seule des revendications démocratiques et sociales des masses arabes ou d’établir une véritable indépendance vis-à-vis de l’impérialisme.

Ces revendications ne peuvent être obtenues qu’en libérant l’énorme pouvoir de la classe ouvrière internationale indépendante. Il peut être développé par l’établissement d’assemblées populaires et de comités ouvriers dans toutes les installations pétrolières et sur tous les lieux de travail du pays, visant à mobiliser la force indépendante de la classe ouvrière dans une lutte contre le système capitaliste mondial et pour le socialisme.

(Article paru d’abord en anglais le 30 octobre 2019)

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