«Ils mettent en danger les populations civiles»

Des sinistrés de Ste-Marthe-sur-le-lac dénoncent la négligence criminelle des autorités

Ste-Marthe-sur-le-lac est une ville de 18.000 habitants, en banlieue nord de Montréal, qui a été sérieusement touchée par les inondations du printemps dernier: la rupture d'une digue avait alorsinondé le tiers des habitations.

Une équipe de reporters du World Socialist Web Sites’est entretenue avec des sinistrés de Ste-Marthe qui ont décrit ce qu'ils vivent et ce qu'ils pensent des causes de la catastrophe.Ils ont dénoncé la négligence criminelle des autorités à leur égard. Ils ont expliqué que l'existence même de la digue était cachée par les autorités. Par exemple, rien n'indiquait dans leur contrat d'achat immobilier qu'ils étaient dans une zone inondable ou à risque.

Ils nous ont aussi fait part de la loi du silence que les autorités, y inclus la municipalité, tentent de faire régner, notamment lorsqu'un résident critique les autorités dans les réunions municipales. En juin dernier, un sinistré a défoncé la vitrine du centre communautaire de la ville avec sa voiture après avoir été expulsé d’une rencontre organisée par les autorités.

Les mesures spécifiques aux sinistrés de Ste-Marthe (montant financier doublé pour les biens meubles, garantie de prêts hypothécaire, suppression de la taxe de bienvenue en cas d'achat d'une nouvelle maison) sont largement inadéquates et sont perçus comme une gifle au visage par les résidents.

Contrairement aux prétentions d'«efficacité» du gouvernement de la Coalition Avenir Québec, 75 pour cent des demandes de réclamations des résidents sont toujours en traitement.

Des résidents de Ste-Marthe-sur-le-lac interviewés par le WSWS

WSWS: Comment vivez-vous la situation actuellement?

Annie: C'est la confusion. La situation varie d'une personne à l'autre. Moi et mon conjoint, on se considère parmi les chanceux, entre guillemets, car on a reçu une partie de l'assurance et une partie du paiement du MSP [ministère de la Sécurité publique]: une aide en argent, mais pas d'aide psychologique. Ils nous donnent une tape dans le dos et ils nous souhaitent bonne chance. Mon voisin, qui a la même assurance que nous, n'a pas eu ce dédommagement du MSP.

Le mari de Laura: On a reçu un petit montant, car on a eu un peu d'eau. Mais cet automne, on s'est rendu compte que c'était plus grave qu'on pensait.

Laura: Oui, plus grave. On a décontaminé deux fois, mais ça n'a rien donné à cause des contaminants dans l'eau du lac. On ne peut pas se servir de la fournaise parce que de la rouille et des champignons se sont développés. On chauffe dernièrement avec une chaufferette à kérosène, mais c'est dangereux pour la qualité de l'air qu'on respire.

WSWS: Est-ce que vous recevrez de l'aide pour ça?

Mari: Ils avaient fermé notre dossier au MSP, mais on leur a demandé de le rouvrir, en leur fournissant plusieurs photos montrant les dégâts. Mais le MSP exige les soumissions de deux entrepreneurs pour qu'on soit dédommagé pour d'autres réparations. Et la plupart des entrepreneurs ne sont pas intéressés à venir à Ste-Marthe.

WSWS: Ce sont des démarches constantes...

Mari de Laura: On court d'un bord à l'autre, même si ce n'est aucunement notre faute.

Laura: Mais ce ne sont pas les citoyens qui avaient la responsabilité de la digue. Ce n'est pas nous qui avons fait ça. Pourquoi est-ce que l'on doit maintenant travailler autant? Ils devraient nous donner beaucoup plus d'aide que ça.

WSWS: Vous nous disiez que vous n'étiez même pas au courant qu'il y avait une digue lorsque vous avez acheté votre maison.

Tous: Non!

Annie: On l'a su en 2017.

Laura: Ils savaient qu'il y avait un problème et même le nombre de maisons qui allaient être touchées.

Extraits du contrat d’achat immobilier d’une résidente qui ne fait aucunement mention de la présence d’une digue

WSWS: Dans ce qui est de toute évidence un cas de négligence criminelle, est-ce que quelqu'un a été tenu responsable?

Annie: Non, on se bat là-dessus encore.

Steven: Ils m'ont dit que mes assurances ne me payeraient pas. Ça faisait cinq mois que j'avais déménagé et je m'étais assuré que ma maison n’était pas en zone inondable. Je m'étais dit que mes assurances allaient me payer, que je n'avais pas travaillé pour rien. J’ai envoyé une mise en demeure à François Legault. Ce qui se passe avec l’aménagement de l’eau, je qualifie ça de crime contre l’humanité. Ils mettent en danger les populations civiles!

Laura: Dans la première entrevue avec Legault à Ste-Marthe, il a dit qu'il ne voulait pas parler de ce que le maire avait fait ou n'avait pas fait.

Annie: La première journée, il a dit que tous ceux qui voulaient partir auraient 250.000$. Le lendemain, le discours avait changé.

Steven: On s'est fait couper l'aide souvent par la Croix-Rouge. Quelqu'un que je connais s'est fait demander de repayer la Croix-Rouge pour l'hébergement qu'il avait reçu. En me disant que j'allais être relocalisé, j'ai été sous le choc: je ne voulais pas avoir à payer pour ça! J'habitais chez mon cousin. J'ai dormi cinq mois sur un divan. J'avais ma maison, mon garage, mes quatre chars, mes outils... tout a été pratiquement détruit. J'ai demandé de l'aide alimentaire à la Croix-Rouge, parce que j'y avais droit, mais comme je n'ai pas voulu faire la relocalisation, ils m'ont coupé l'aide de la Croix-Rouge! Il a fallu que je fasse valoir mon point devant un agent de Garda [agence de sécurité] et six personnes de la Croix-Rouge. Je leur ai dit que j'avais droit à l'aide alimentaire, c'est indiqué dans la Charte des droits et libertés que tout être humain en péril a droit au secours, à l'aide. C'était leur responsabilité civile.

Annie: Ils m'ont donné l'argent pour ce qu’il y avait dans la maison, mais ce qu'il y avait dans ma cour, le spa, les 20.000$ de matériel qu'il y avait dans le garage, ils ne le payent pas. Elle (Laura) avait un air climatisé dans sa cave: un luxe? Ils ne payent pas ça.

Au cours de la discussion, les résidents ont fait référence à l’explosion d’un train à Lac-Mégantic en 2013, coûtant la vie à près de 50 personnes, et à l’explosion d’un pipeline à ville Lasalle (Montréal) en 1965, coûtant la vie à 28 personnes.

WSWS: Pourquoi tout ça arrive (les digues mal entretenues, les accidents de pipelines, les trains comme Lac-Mégantic)?

Annie: L'argent!

Annie: Ce n'est pas un cadeau ce qu'ils nous donnent: on s'est carrément fait voler nos vies. Le sous-sol que j'ai perdu n'était pas qu'un sous-sol, c'était la moitié de ma maison.

WSWS: Il y a énormément de mécontentement dans la population envers la réponse du gouvernement.

Steven: Il a fallu que l'on s'intéresse carrément à la politique. Honnêtement, ce sont des sociopathes. La violence socio-économique, c'est ça. Ils auraient pu régler ça en si peu de temps.

Annie: La mairesse l'a dit: jamais la ville ne va accepter la responsabilité de la catastrophe. La ville savait qu'il y avait un risque, mais ils n'ont pas fait de plan d'évacuation.

WSWS: À la vue d’autres catastrophes dans d'autres parties du monde, que ce soit les feux de forêt en Californie, à Fort McMurray en Alberta, Lac-Mégantic, l'ouragan Maria à Porto-Rico, qu'est-ce que ça évoque?

Steven: Nous ne sommes protégés nulle part sur la planète. Les petits payent et les gros empochent.

Annie: Mon chum s'est levé à 4h du matin et a fait des travaux jusqu'à 1h30. On était hébergé chez des amis à une heure de route, mais mon chum a décidé de dormir dans la maison. Le lendemain, on va voir la Croix-Rouge et ils nous demandent si l'on a de l'électricité et si l'on a dormi dans la maison. Mon chum a dit qu'il avait dormi 3 heures la veille dans la maison. Selon la Croix-Rouge, nous étions alors «réintégrés», même si moi et mes enfants, on dormait ailleurs. Ils nous ont dit que ça allait être notre dernier chèque d'aide alimentaire.

Un des nombreux terrains laissés vacants après une démolition de maisons à Ste-Marthe-sur-le-lac

WSWS: Quelles sont les conséquences psychologiques que vous vivez?

Steven: Les suicides m'affectent particulièrement, parce que tout ce que j'ai vu dans ma vie, c'est du monde crever autour de moi. On n'avait pas à vivre tous ces traumatismes-là, du monde qui meurt près de nous, des brisures de familles, des conflits familiaux. Et les plus touchés sont les enfants. Traumatisés, il y en a qui ne vont même plus à l'école.

Annie: Les enfants se réveillent la nuit et ne veulent plus dormir dans leur chambre.

Laura: Ma petite-fille, qui habite plus loin, me disait: «Grand-maman, veux-tu venir habiter dans la maison à côté, il n'y a pas d'eau là».

Steven: Même la DPJ [Direction de la protection de la jeunesse] s'est mêlée de ça en enlevant des enfants à leur famille parce qu'elle n'était pas «apte» à s'occuper d'eux.

WSWS: Il y a eu des décès causés par la catastrophe...

Annie: Il y a eu des suicides, des crises cardiaques...

Laura: La mort de Karine Grondin, 31 ans, le 17 octobre, a été rapportée dans les médias. C'est un suicide. Elle avait perdu sa maison et sa business qui était dans sa maison, les deux en même temps. Ils étaient supposés démolir, mais la ville l'a appelée en disant que les plans avaient changé et qu'elle allait être réparée, mais ils ont encore changé de position après. Ils jouaient avec sa situation.

Annie: Dans une maison pour personnes âgées, selon une des personnes qui étaient là, trois personnes seraient décédées d'une crise de coeur. Mon voisin d'en face s'est divorcé. Ma voisine était en dépression et en arrêt de travail et quand elle était prête à retourner, ils lui ont dit qu'ils n'avaient plus besoin d'elle. Donc en plus de gérer une dépression, il fallait qu'elle se batte avec les normes du travail pour avoir une compensation. Mon chum a trois maladies à cause des travaux sur la maison. Il n'y a pas d'entrepreneur qui accepte de venir.

Nous avons ensuite discuté des inégalités sociales, de la société qui est fondamentalement divisée en classes sociales, des luttes de masses qui ont lieu partout dans le monde et du danger de guerre.

Laura: Les jeunes ne trouvent pas d'emploi et peuvent être tentés d'aller dans l'armée. Notre fille a essayé d'entrer dans l'armée, parce qu'ils sont justement passés dans son école. Ils présentent ça comme un choix de carrière.

Annie: Le chômage est bas parce qu'on a plus droit au chômage! Quand on a déménagé sur la Rive-Nord, mon chum est passé de 40h/semaine dans 3 écoles à 15h/semaines dans une école. Il a dû se trouver un emploi ailleurs, mais a été congédié après un mois. Il n'a pas eu droit au chômage, car selon le gouvernement, «il avait démissionné» de son emploi dans les écoles.

Steven: Ils disent qu'il y a pénurie de main-d'oeuvre, mais ils ne veulent pas payer.

La discussion a ensuite porté sur les médias.

Laura: Pour manifester, des camionneurs de l'Ouest s'étaient rendus à Ottawa. Les médias n'ont fait que parler contre eux-autres. Le problème est que le gouvernement est celui qui souvent donne de l'argent aux médias. Selon l'expression, «tu ne mords pas la main qui te nourrit».

Annie: Si vous voulez en savoir plus sur la situation que les gens vivent, allez dans les groupes d'entraide. Certains ont des choses à dire, mais ils ont peur.

Laura: Ste-Marthe est divisée en deux, entre les riches et les pauvres. Durant des réunions, quand la mairesse n’aimait pas ce que quelqu'un disait, elle appelait la police pour le faire sortir. C'est le genre de choses que l'on a vu dès que les gens devenaient émotifs ou en colère.

Annie: Ou ils en profitaient pour arrêter la réunion.

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