Pourquoi les conservateurs du Canada se sont-ils empressés de se débarrasser de leur chef Andrew Scheer?

Andrew Scheer a été forcé de démissionner de son poste de chef du Parti conservateur du Canada la semaine dernière en raison de la clameur grandissante pour son départ au sein du parti et des médias corporatifs. La goutte d'eau qui a fait déborder le vase fut la révélation que l'argent du Fonds conservateur était utilisé pour payer l'éducation privée des enfants de Scheer, apparemment à l'insu des personnalités du parti responsables de gérer le fonds.

Conformément à la constitution du parti, Scheer faisait déjà face à une «révision de la direction» ou à un vote lors d'un congrès du parti en avril. S'il a été évincé aussi rapidement, c'est parce qu'une grande partie de l'élite des grandes entreprises canadiennes partage la colère et la consternation des conservateurs face à l'incapacité du parti à renverser le gouvernement libéral dirigé par Justin Trudeau, largement discrédité, lors des élections fédérales d'octobre dernier.

L'hostilité viscérale envers le gouvernement Trudeau au sein de cette faction de la classe dirigeante et son exaspération face au résultat de l'élection l'ont également incité à encourager les gouvernements de droite de l'Alberta et de la Saskatchewan à menacer d'une crise de «l'unité nationale» si les libéraux ne rendent pas le programme fédéral de «péréquation» moins généreux, n'abolissent pas la taxe sur le carbone et ne font pas passer des projets de pipelines et de ressources naturelles devant l'opposition populaire.

En se débarrassant de Scheer maintenant, les conservateurs se positionnent pour faire tomber le gouvernement libéral minoritaire et forcer la tenue d'une nouvelle élection.

En octobre dernier, les conservateurs ont remporté 22 sièges de plus qu'aux élections de 2015, lorsque le gouvernement conservateur de Harper a été chassé du pouvoir. Avec une part de 34,4% du vote national, ils ont obtenu près de 200.000 votes de plus que les libéraux.

Cependant, en Ontario et au Québec, où vivent plus de 60% de la population et où se trouvent 199 des 338 sièges de la Chambre des communes, les conservateurs ont fait un gain net d'un seul siège.

Scheer, un disciple de Harper et gagnant du «compromis» de la direction du parti lors d'un 13e scrutin en 2017, a pris une grande partie du blâme pour cela. Les initiés du parti et les médias ont souligné son opposition farouche et d'inspiration catholique de droite à l'avortement et au mariage homosexuel, sa politique de poudre aux yeux en matière de changement climatique et son manque de charisme comme étant ses principaux défauts.

Il ne fait aucun doute que les opinions sociales conservatrices de Scheer ont aliéné de nombreux électeurs, surtout au Québec et dans les centres urbains du pays. Même après un torrent de critiques pendant et après la campagne électorale, il a réitéré qu'il ne se joindrait jamais à un défilé de la fierté gaie. Seul parmi les principaux dirigeants de parti, Scheer s'est manifestement abstenu de participer aux manifestations nationales contre le changement climatique le 27 septembre.

Cependant, si les libéraux ont pu à nouveau remporter la plupart des sièges de l'Ontario, c'est parce que Trudeau, aidé et encouragé par les syndicats et le NPD, a pu exploiter la colère populaire contre les coupes sauvages des dépenses sociales mises en oeuvre par le gouvernement conservateur Ford de l'Ontario. Reconnaissant que Ford était un boulet électoral, Scheer et son équipe l'ont mis sur la touche pendant toute la campagne et même pendant la «précampagne» estivale. Entre-temps, Scheer a tenté de prétendre, tout comme Ford l'avait fait lors des élections de juin 2018 en Ontario, que le budget pouvait être équilibré sans avoir d'incidence sur les services publics.

Le désenchantement de la classe dirigeante à l'égard de Scheer et de ses conservateurs a été exprimé de façon frappante lorsque le Globe and Mail, le porte-parole traditionnel de l'élite financière de Bay Street, a refusé son appui électoral et a annoncé qu'il considérait qu'aucun des candidats du parti ne méritait d'être soutenu.

Cela était d'autant plus surprenant que le Globe avait été le fer de lance de la campagne médiatique contre Trudeau, d'abord à cause de ses tentatives maladroites de réécrire et de manipuler la loi pour aider le géant de l'ingénierie SNC-Lavalin à échapper aux poursuites criminelles pour corruption endémique, puis à cause du scandale du «visage noir».

Le Globe n'a pas détaillé son raisonnement. Mais comme les sondages indiquaient que les conservateurs ne pouvaient pas faire mieux qu'un gouvernement minoritaire dépendant du Bloc québécois proséparatiste pour sa survie, le Globe a évidemment conclu qu'un gouvernement dirigé par Scheer deviendrait rapidement un paratonnerre pour l'opposition sociale.

Propriété de David Thomson, le milliardaire le plus riche du Canada, le Globe a également contesté la position des conservateurs de Scheer sur la politique en matière d'énergie et de changement climatique: une question qui a déclenché un conflit amer au sein de l'élite dirigeante du pays, qui a de profondes divisions régionales. Le Globe considère que la politique actuelle des conservateurs en matière d'énergie et de changement climatique est beaucoup trop étroitement axée sur la promotion des intérêts des barons du pétrole basés dans l'ouest du pays, et a fait l'éloge des libéraux en revanche. Le gouvernement Trudeau a fait avancer la construction du pipeline Trans Mountain jusqu'à la côte de la Colombie-Britannique et l'expansion de la production de pétrole des sables bitumineux de l'Alberta. Ce faisant, il a également cherché à positionner le Canada comme un chef de file de la technologie capitaliste verte et a utilisé une rhétorique environnementale «progressiste» pour mobiliser le soutien à un gouvernement qui s'est engagé à améliorer la position concurrentielle du capitalisme canadien, à se réarmer et à collaborer encore plus étroitement avec Washington pour défendre «l’ordre mondial libéral»: c'est-à-dire l'hégémonie impérialiste nord-américaine.

Avec le départ de Scheer, la recherche est en cours pour trouver quelqu'un jugé plus acceptable pour le public. Les médias corporatifs sont prêts à proclamer que le prochain chef conservateur est «modéré», tant qu'il n'aura pas de vues anti-gaies et anti-avortements, ou du moins qu'il pourra mieux les dissimuler, et qu'il n'épouse pas ouvertement le sectarisme anti-immigrant ou anti-musulman.

La réalité, c'est que les conservateurs et tout l'establishment capitaliste se dirigent résolument vers la droite. Au cours des deux mois qui ont suivi les élections, les gouvernements provinciaux de tout le pays ont intensifié l'assaut contre les services publics et les travailleurs qui les administrent.

Le gouvernement conservateur de l'Alberta réduit les dépenses de la province de 10% en termes réels et supprime plus de 6000 emplois dans le secteur public. Il se prépare également à embaucher des briseurs de grève et à adopter une loi de retour au travail d'urgence si les 180.000 enseignants, travailleurs de la santé ou fonctionnaires de la province quittent le travail au mépris de ses demandes de réduction salariale de 2,5 à 5 pour cent.

Le mois dernier, le gouvernement Ford a adopté une loi qui limite les augmentations totales des salaires et des avantages sociaux du million de travailleurs du secteur public de l'Ontario à un pour cent par année, soit beaucoup moins que l'inflation, pour les trois prochaines années. Le gouvernement québécois de la CAQ impose une austérité semblable. Il consacre la quasi-totalité d'un excédent budgétaire de 8 milliards de dollars au remboursement de la dette provinciale et a offert au demi-million de travailleurs du secteur public du Québec, qui ont été soumis à des années de «restrictions salariales», des augmentations salariales totalisant 7% au cours des cinq prochaines années.

Les conservateurs fédéraux, pour leur part, exigent que le gouvernement Trudeau aligne encore davantage le Canada sur la dangereuse campagne de guerre contre la Chine menée par Washington. La semaine dernière, ils ont accusé Trudeau de trahir «l'intérêt national» avec son apaisement «naïf» de la Chine, et ont exhorté le gouvernement à contrer Pékin en approfondissant sa collaboration avec le NORAD et le réseau Five Eyes dirigé par l'Agence de sécurité nationale (NSA) des États-Unis.

Au cours de leur premier mandat, les libéraux de Trudeau se sont engagés à dépenser des dizaines de milliards de dollars pour l'achat de nouveaux avions et navires de guerre, à intégrer de plus en plus le Canada aux offensives américaines dans le monde entier, de la Russie au Venezuela, à réduire les dépenses dans les services de santé et à diminuer l'impôt des sociétés.

Dans la foulée des élections du 21 octobre, le gouvernement Trudeau a évolué encore plus à droite. Il a fait de la «conciliation de l'Ouest» – c'est-à-dire de l'apaisement des grandes sociétés pétrolières et des premiers ministres de droite de l'Alberta et de la Saskatchewan – une priorité absolue; il a réaffirmé son soutien sans réserve aux missions de l'OTAN et des Forces armées canadiennes en Lettonie et en Irak; il a favorisé un coup d'État parrainé par les États-Unis en Bolivie; et il a appuyé la répression brutale des séparatistes catalans par l'Espagne.

Cependant, une grande partie de l'élite dirigeante considère que c'est trop peu, trop tard. Ils se font couper l’herbe sous le pied par la perte de la prédominance capitaliste mondiale de l’Amérique du Nord; la réaction de leurs partenaires stratégiques américains vers l'unilatéralisme de l’«Amérique d’abord»; l'éruption de la guerre commerciale et l'intensification du conflit entre les grandes puissances impérialistes; la montée de nouvelles puissances; et, surtout, la montée en puissance et la radicalisation politique des travailleurs dans le monde entier.

Comme ses homologues de New York, de Londres et de Berlin, la bourgeoisie canadienne est poussée à affirmer agressivement ses intérêts contre ses rivaux capitalistes et à arracher encore plus de profits à la classe ouvrière.; et, pour ce faire, elle s’oriente vers le réarmement, l'agression et la guerre, les méthodes autoritaires de gouvernement et la promotion de forces d'extrême droite.

La semaine dernière, le National Post a publié un éditorial qui réprimandait Scheer et une longue liste d'anciens chefs conservateurs, dont le premier ministre Stephen Harper, pour s'être éloignés des principes conservateurs de la droite dure dans la quête de votes. Puis, samedi, le fondateur du Post, l'ancien magnat des médias et ultra-réactionnaire Conrad Black, a conclu une diatribe antilibérale, «À en juger par le discours du Trône, le Canada est en route vers le désastre», en exigeant qu'une force armée massivement élargie se voie donner la tâche d’imposer par la force du programme de la classe dirigeante à une population réfractaire.

(Article paru en anglais le 20 décembre 2019)

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