Des Journées de juillet au coup d’État de Kornilov : L’État et la Révolution de Lénine

Voici la transcription d'une conférence prononcée le 14 octobre, 2017, par Barry Grey. Il s'agit de la sixième conférence d'une série de présentations internationales en ligne du Comité international de la Quatrième Internationale pour célébrer le centenaire de la Révolution russe de 1917.

L’objet de cette conférence est L’État et la Révolution de Lénine. Lénine a écrit le livre pendant l’été 1917 quand il se cachait, d’abord à l’extérieur de Petrograd, puis en Finlande. Lénine s’est caché pour échapper à la répression du parti bolchévique par le gouvernement provisoire à la suite des manifestations antigouvernementales de masse des travailleurs et des soldats début juillet.

Fin août — quand Lénine était toujours dans la clandestinité et Trotsky, Kaménev et d’autres dirigeants bolchéviques, ainsi que de nombreux ouvriers et soldats bolchéviques étaient en prison — le général Lavr Kornilov a tenté un coup d’État, d’abord avec la complicité du chef du gouvernement provisoire, Alexander Kérensky. La contre-mobilisation de la classe ouvrière armée, menée par les bolchéviks, a accéléré un regain de soutien pour les bolchéviks. Elle a aussi sapé complètement ce qui restait de soutien pour Kérensky et ses collaborateurs menchéviks et socialistes-révolutionnaires.

L’alternative était nettement posée: il y aurait soit une révolution socialiste prolétarienne, soit un bain de sang contre-révolutionnaire qui dépasserait de loin la Semaine sanglante et la répression de la Commune de Paris en 1871.

Dans son Histoire de la révolution russe, Trotsky décrit ainsi L’État et la Révolution:

Dans les premiers mois de sa vie souterraine, Lénine écrit son livre: L’État et la Révolution, dont il avait recueilli la documentation quand il était encore émigré, pendant la guerre. Avec le même soin qu’il apportait à méditer les tâches pratiques du jour, il élabore maintenant les problèmes théoriques de l’État. Il ne peut faire autrement: pour lui la théorie est effectivement un guide vers l’action. [...] Sa tâche est de reconstituer la véritable « doctrine du marxisme sur l’État ». […]

Déjà, uniquement en reconstituant la théorie de classe de l’État sur une nouvelle base, historiquement plus élevée, Lénine donne aux idées de Marx un nouveau caractère concret, et par conséquent une nouvelle signification. Mais l’écrit sur l’État prend une importance considérable du fait d’abord qu’il est une introduction scientifique à la plus grande insurrection qu’ait connue l’histoire. Le « commentateur » de Marx préparait son parti à la conquête révolutionnaire de la sixième partie du monde.[i]

Trotsky souligne l’importance qu’accordait Lénine à ce qu’il appelait ses « fouilles historiques » des écrits de Marx et d’Engels sur la révolution prolétarienne et l’État, en notant: « En juillet, il écrit à Kamenev: “Entre nous, si on me zigouille, je vous prie de publier mon cahier Le Marxisme sur l’État” [autrement dit, les notes préparatoires de Lénine pour L’État et la Révolution]. »[ii]

Lénine voulait à tout prix éclairer le parti et l’avant-garde de la classe ouvrière sur les questions fondamentales de la révolution socialiste. Cela exigeait un exposé des écrits de Marx et Engels sur l’État et une réfutation des falsifications de la théorie marxiste par les opportunistes et les centristes, et surtout par leur principal théoricien, Karl Kautsky, qui glorifia la démocratie bourgeoise et chercha à transformer le marxisme en doctrine réformiste. Lénine savait bien que ces tendances révisionnistes petites-bourgeoises se reflétaient au sein de la direction bolchévique. Les positions « défensistes » et centristes qui avaient prédominé sous Joseph Staline et Lev Kamenev, avant le retour de Lénine en Russie et sa bataille pour ses « Thèses d’avril », n’avaient pas disparu.

L’État et la Révolution était le moyen pour Lénine d’armer théoriquement le parti et toute la classe ouvrière pour le renversement du gouvernement provisoire et le transfert du pouvoir aux soviets. C’est ce que souligne le sous-titre que Lénine a donné à l’ouvrage: « La théorie marxiste de l’État et les tâches du prolétariat dans la révolution ».

Pour Lénine, ce n’était pas une question purement russe, même si les problèmes tactiques et organisationnels posés au parti en Russie étaient très urgents. C’était une question mondiale. Il faut mettre L’État et la Révolution à côté de son autre grand travail théorique composé pendant la guerre: L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.

Lénine voyait en ces deux événements étroitement liés — l’éruption de la guerre mondiale et l’effondrement de la Deuxième Internationale — le début d’une nouvelle ère dans l’histoire mondiale: l’époque de l’impérialisme, le stade suprême du capitalisme, l’époque des guerres et des révolutions. Il avait conclu dès le début de la guerre qu’elle signifiait une crise du système capitaliste qui déclencherait une lutte révolutionnaire de la classe ouvrière sur le plan international. Et la trahison de la Deuxième Internationale, dont les principaux dirigeants appuyèrent la guerre, signifiait que la lutte contre l’impérialisme ne pouvait être menée que par une lutte implacable contre la Deuxième Internationale et, sur cette base, la fondation d’une nouvelle Internationale communiste.

En Russie, le lien étroit entre la lutte contre la démocratie petite-bourgeoise incarnée par les menchéviks et la lutte contre la guerre impérialiste a pris une forme très concrète. Alors que les menchéviks glorifiaient la démocratie bourgeoise et le parlementarisme, ils exigeaient que les soviets et la classe ouvrière soutiennent la guerre comme étant une « guerre révolutionnaire pour la démocratie » contre le militarisme allemand et l’autocratie prussienne. Ils remirent aussi le pouvoir, qui avait été transmis aux soviets par la révolution ouvrière qui renversa le tsar en février, à la bourgeoisie contre-révolutionnaire dirigée par le Parti cadet et aux alliés de la bourgeoisie dans la bureaucratie et l’armée monarchistes.

Maintenant, face à la contre-révolution ouverte, les menchéviks dirigèrent leur feu non pas contre la bourgeoisie et les Cent-Noirs, mais contre les bolchéviks, c’est-à-dire contre la classe ouvrière.

Fondamentalement, la lutte exprimée dans L’État et la Révolution était animée par la nécessité de formuler le programme de la révolution socialiste mondiale, dont la Révolution russe faisait intégralement partie, et de la nouvelle Internationale qu’il fallait construire pour diriger cette révolution.

Dans la préface de la première édition de L’État et la Révolution, Lénine commence en soulignant la pertinence urgente et pratique des questions qu’il va examiner. Il place immédiatement la révolution russe dans son contexte historique mondial et fait le lien entre l’impérialisme et la question de l’État. Il souligne qu’avec l’avènement de l’impérialisme, l’appareil répressif de l’État capitaliste — l’armée permanente, la police, la bureaucratie d’État — prend des proportions monstrueuses. La démocratie bourgeoise se transforme toujours plus en façade pour masquer le militarisme et la violence d’État. Toute conception d’une transition pacifique du capitalisme au socialisme, découlant de la période précédente de libre concurrence capitaliste, est devenue caduque.

La guerre impérialiste, qui intègre davantage les grands trusts industriels et financiers à l’appareil d’État, amplifie ces tendances, faisant du capitalisme monopoliste un capitalisme monopoliste d’État.

Dans son ouvrage polémique, L’impérialisme et la scission du socialisme, publié en octobre 1916, Lénine décrit ainsi la putréfaction de la démocratie bourgeoise impérialiste:

La différence entre la bourgeoisie impérialiste démocratique républicaine, d’une part, et réactionnaire monarchiste, d’autre part, s’efface précisément du fait que l’une et l’autre pourrissent sur pied. [...] La réaction politique sur toute la ligne est le propre de l’impérialisme.[iii]

Au début de sa Préface à L’État et la Révolution, Lénine écrit:

La question de l’État revêt de nos jours une importance particulière au point de vue théorique comme au point de vue politique pratique. La guerre impérialiste a considérablement accéléré et accentué le processus de transformation du capitalisme monopoliste en capitalisme monopoliste d’État. La monstrueuse oppression des masses laborieuses par l’État, qui se confond toujours plus étroitement avec les groupements capitalistes tout-puissants, s’affirme de plus en plus. Les pays avancés se transforment — nous parlons de leur “arrière” — en bagnes militaires pour les ouvriers. […]

La lutte pour soustraire les masses laborieuses à l’influence de la bourgeoisie en général, et de la bourgeoisie impérialiste en particulier, est impossible sans une lutte contre les préjugés opportunistes à l’égard de l’”Etat”.

[…] A l’heure présente (début d’août 1917), [la révolution] touche visiblement au terme de la première phase de son développement; mais, d’une façon générale, toute cette révolution ne peut être comprise que si on la considère comme un des maillons de la chaîne des révolutions prolétariennes socialistes provoquées par la guerre impérialiste. Ainsi, la question de l’attitude de la révolution socialiste du prolétariat envers l’État n’acquiert pas seulement une importance politique pratique; elle revêt un caractère d’actualité brûlante, car il s’agit d’éclairer les masses sur ce qu’elles auront à faire, pour se libérer du joug du capital, dans un très proche avenir.[iv]

De la crise d’avril au coup d’État de Kornilov

Passons maintenant à un examen du contexte politique de L’État et la Révolution en Russie.

Le gouvernement provisoire bourgeois, qui dépendait du soutien des chefs menchéviks et socialistes-révolutionnaires des soviets, a connu sa première crise politique majeure en avril: c’est la publication de la lettre du chef des cadets et ministre des Affaires étrangères, Pavel Milioukov, qui engage le gouvernement à soutenir les objectifs impérialistes du tsar déchu et à poursuivre la guerre jusqu’à la victoire. L’apparition de la lettre a déclenché une manifestation armée massive de soldats et de travailleurs à Petrograd exigeant la démission de Milioukov. C’était la « Crise d’avril ».

Après le départ de Milioukov, le gouvernement ne tenait qu’à un fil. Les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires ont accepté d’y entrer et de former un régime de coalition, ce qui les a sérieusement discrédités aux yeux des travailleurs et des soldats de plus en plus militants. À la fin avril, les bolchéviks adoptèrent la ligne révolutionnaire de Lénine consistant à s’opposer à la guerre et au gouvernement provisoire et à mener la lutte pour le pouvoir ouvrier autour du slogan « Tout le pouvoir aux Soviets ». Le soutien pour les bolchéviks parmi la classe ouvrière et les soldats a commencé à croître rapidement.

Trotsky écrit dans son Histoire qu’à la fin d’avril, l’organisation bolchévique de Petrograd comptait 15.000 membres. À la fin juin, ils étaient plus de 82.000 membres. Alexander Rabinowitch présente dans Prelude to Revolution des chiffres un peu plus bas, mais néanmoins impressionnants. Selon lui, le nombre de membres du parti à Petrograd est passé de 2.000 en février à 32.000 au début de juillet.

Tout examen objectif de la Révolution russe, du renversement de février à l’insurrection d’octobre, réfute les affirmations, si fréquentes aujourd’hui dans les médias et les universités à l’occasion du centenaire de ces événements, que la Révolution d’octobre était un putsch mené par des conspirateurs dans le dos des travailleurs. L’un des points forts de l’Histoire de la révolution russe de Trotsky est sa description riche et détaillée des vastes changements qui avaient lieu dans la conscience des masses et leur initiative révolutionnaire indépendante dans le cadre complexe et contradictoire de la révolution, et le lien qui existait entre ce mouvement de masse et l’intervention politique critique du parti bolchévique et de ses dirigeants, surtout Lénine.

Dans son chapitre intitulé « Regroupements dans les masses », Trotsky écrit:

La croissance des grèves et, en général, de la lutte de classes augmentait presque automatiquement l’influence des bolchéviks. […] Ainsi s’explique le fait que les comités d’usines et de fabriques qui menaient la lutte pour l’existence de leurs établissements contre le sabotage de l’administration et des propriétaires, passèrent aux bolchéviks beaucoup plus tôt que le Soviet. A la conférence des comités de fabriques et d’usines de Petrograd et de la banlieue, au début de juin, trois cent trente- cinq voix sur quatre cent vingt et une se prononcèrent pour la résolution bolchéviste. […]

Toutes les élections partielles aux soviets donnaient la victoire aux bolchéviks. Au 1er juin, dans le soviet de Moscou, il y avait déjà deux cent six bolchéviks contre cent soixante-douze menchéviks et cent dix socialistes-révolutionnaires. Les mêmes poussées se produisaient en province, quoique plus lentement.[v]

En juin, la direction menchévique et socialiste-révolutionnaire du Soviet de Petrograd était complètement dominée par la peur d’un soulèvement ouvrier mené par les bolchéviks. Le premier Congrès panrusse des Soviets des députés ouvriers et soldats s’est réuni à Petrograd du 3 au 24 juin. [Tout au long de cette conférence, on utilisera le calendrier julien, le calendrier à l’ancienne utilisé en Russie au moment de la Révolution, qui a 13 jours de retard sur le calendrier moderne.] La direction sociale-chauvine du Soviet voulait que le Congrès approuve sans réserve son soutien à la guerre et au gouvernement bourgeois de coalition, maintenant dirigé en pratique par Kérensky.

Irakli Tsérétéli, le leader des menchéviks, et Viktor Tchernov, le chef du parti socialiste-révolutionnaire, espéraient que l’annonce d’une nouvelle offensive militaire — qui fut en fait lancée par Kérensky pendant le Congrès, le 18 juin — susciterait une nouvelle vague de patriotisme, et ferait dérailler la montée des troubles sociaux et du soutien politique aux bolchéviks.

Le Congrès vota pour le gouvernement de coalition et endossa tacitement la nouvelle offensive militaire. Mais quand les dirigeants apprirent l’intention des bolchéviks d’organiser le 10 juin une manifestation de masse des ouvriers et des soldats — sans armes — contre la guerre et sous le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets! », ils obtinrent un vote condamnant la manifestation et interdisant tous les mots d’ordre non approuvés par les dirigeants des soviets. Les bolchéviks durent faire un repli tactique et annuler la manifestation.

Tsérétéli, un membre éminent du Comité exécutif des soviets, et ministre du gouvernement de coalition, prononça le 11 juin au Congrès des soviets un discours appelant essentiellement à bannir le parti bolchévique:

« Ce qui s’est passé n’était rien d’autre qu’une conspiration, une conspiration pour renverser le gouvernement et pour prendre le pouvoir, organisée par les bolchéviks, qui savent qu’ils ne viendront jamais au pouvoir autrement. [...] Que les bolchéviks nous accusent — nous passons maintenant à d’autres méthodes de guerre. Il faut enlever les armes aux révolutionnaires qui ne savent pas les utiliser avec dignité. Il faut désarmer les bolchéviks. »[vi]

Le congrès des soviets ne soutint pas la proposition de Tsérétéli. Mais il approuva une manifestation officielle le 18 juin. Les bolchéviks participèrent à cette manifestation, et au grand désarroi des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, les bannières et les slogans bolchéviques dominèrent l’action de masse.

Tout était en place pour les « Journées de juillet ». Lénine et Trotsky étaient parfaitement conscients du danger d’un soulèvement isolé dans la capitale, alors qu’il n’y avait pas encore de soutien de masse dans les provinces et dans la paysannerie pour une nouvelle révolution. Ils avaient en tête le destin tragique de la Commune de Paris, où Adolphe Thiers et la bourgeoisie française avaient pu compter sur le soutien de la paysannerie et l’isolement des travailleurs parisiens pour perpétrer un bain de sang — un modèle repris lors de la défaite de la révolution de 1905 en Russie.

Le soutien pour les bolchéviks augmentait dans un contexte de manque de nourriture, de prix élevés, de massacre continu sur le front et d’incapacité du gouvernement à mettre en place des réformes significatives. Dans la soirée du 3 juillet, la veille de la quasi-insurrection du 4 juillet, les bolchéviks remportèrent pour la première fois la majorité dans la section ouvrière du Soviet de Petrograd.

Lénine soulignait constamment le danger que la droite contre-révolutionnaire organise une provocation pour forcer une riposte armée et fournir ainsi un prétexte à une répression de masse. Mais il fut impossible de retenir la colère des sections militantes de soldats et de marins, y compris celles sous influence bolchévique. Les bolchéviks déconseillèrent publiquement l’action armée du 4 juillet par des soldats et des ouvriers à Petrograd, mais ne purent l’empêcher. Même l’organisation militaire du parti joua un rôle majeur dans son organisation.

Dans ces conditions, le parti décida de soutenir l’action et de chercher à la restreindre à une manifestation pacifique et aussi à limiter les dégâts politiques qui en résulteraient.

Le gouvernement, avec l’appui des dirigeants des soviets, put rassembler des troupes loyales pour pénétrer dans Petrograd et mater la révolte. La défaite de l’action servit de prétexte à une attaque immédiate contre les bolchéviks pour les éliminer en tant que menace sérieuse. Quelques heures plus tard, les journaux inondaient la population avec des articles sur l’or allemand — le mensonge selon lequel Lénine et les bolchéviks étaient achetés par l’état-major allemand.

On attaqua les bureaux de la Pravda pour y briser les presses. On ferma d’autres journaux bolchéviques. Des centaines de bolchéviks parmi les marins de Cronstadt et la garnison de Petrograd, ainsi que parmi les ouvriers, furent arrêtés et emprisonnés. Des mandats d’arrêt furent émis contre Lénine, Trotsky, Kaménev, Zinoviev et d’autres dirigeants bolchéviques. Le soutien aux bolchéviks chuta dans l’armée et parmi des sections de la classe ouvrière.

La répression de l’après-juillet marqua le début d’une offensive contre-révolutionnaire organisée par le gouvernement de coalition. Ce dernier décréta immédiatement le rétablissement de la peine capitale au front. Les commandants militaires furent autorisés à tirer de leur propre initiative sur les unités russes fuyant le champ de bataille. Les journaux bolchéviques furent bannis de tous les théâtres d’opérations militaires, et les réunions politiques interdites au sein des troupes.

Le 18 juillet, Kérensky nomma Kornilov commandant en chef de l’armée. Kornilov était connu pour ses liens avec les Cents-noirs et avait auparavant démissionné en tant que chef de la garnison de Petrograd pour protester contre « l’ingérence » des soviets dans les affaires militaires.

Rabinowitch écrit dans The Bolsheviks Come to Power qu’au début d’août, le gouvernement de coalition étudiait des propositions pour militariser les chemins de fer, les mines de charbon et toutes les usines engagées dans des travaux de défense. Dans ces entreprises, on interdirait les grèves, les lock-out, les réunions politiques et les assemblées de toutes sortes. Les travailleurs se verraient attribuer des quotas obligatoires de travail minimum. Ceux qui n’auraient pas respecté leurs quotas seraient renvoyés sans préavis et expédiés au front.

Le 11 août, Kornilov dit à son chef d’état-major, le général Lukomsky, qu’il était « temps de pendre les agents allemands et les espions dirigés par Lénine » et de « disperser le soviet des travailleurs et des soldats de manière à ce qu’il ne reforme jamais ». Parlant à Lukomsky à propos du nouveau commandant des troupes concentrées autour de Petrograd, le général Krymov, Kornilov exprima son plaisir de savoir que Krymov n’hésiterait pas, si nécessaire, « à faire pendre tous les membres des soviets ».[vii]

À la mi-août, le gouvernement de coalition organisa une conférence d’État à Moscou visant à combattre le sentiment antiguerre croissant et à renforcer la droite contre-révolutionnaire pour faire contrepoids à l’opposition bolchévique renaissante. On en était au point où Kérensky complotait avec Kornilov pour lancer une répression militaire et imposer une dictature. La conférence salua Kornilov en héros conquérant tandis que les délégués cadets et monarchistes dénoncèrent les soviets.

Le parti bolchévique boycotta non seulement la conférence, mais organisa une grève générale des ouvriers de Moscou qui stoppa toute l’activité de la ville pendant la durée de la conférence.

L’impact de la répression des Journées de Juillet et de la calomnie sur l’or allemand se dissipa en quelques semaines. L’emprise du gouvernement de coalition sur le pouvoir continuait de s’éroder. Alors que le gouvernement détruisait les bureaux de la Pravda et traquait les bolchéviks, il encaissa un coup décisif avec l’effondrement de l’offensive militaire de Kérensky. Le 6 juillet, les Allemands contre-attaquèrent et reprirent rapidement Tarnopol sur le front sud-ouest russe.

Rabinowitch caractérise ainsi la situation politique pendant la seconde quinzaine de juillet et les premières semaines d’août:

Chaque jour, on recevait de nouveaux rapports sur la montée de l’anarchie et de la violence parmi les paysans en quête de terres; les troubles dans les villes; le militantisme croissant des ouvriers d’usine; l’incapacité du gouvernement à résister aux mouvements des Finlandais et des Ukrainiens pour la pleine autonomie; la radicalisation continue des soldats au front comme à l’arrière; la désorganisation catastrophique de la production et de la distribution des biens essentiels; la montée en flèche des prix; et la résurgence et l’influence croissante des bolchéviks, les seuls parmi les grands groupes politiques qui semblaient profiter de ces difficultés et qui, après le Sixième Congrès, semblaient attendre avec impatience la prochaine occasion d’organiser une insurrection armée.[viii]

Début août, les bolchéviks étaient entrés dans une nouvelle période de croissance. Le dernier jour d’août, à la suite de la défaite du coup d’État de Kornilov, les bolchéviks obtinrent pour la première fois la majorité au soviet de Petrograd.

Juste après les Journées de Juillet, Lénine lança une lutte au sein de la direction du parti bolchévique pour un changement de cap. Il y a un lien évident entre ce point important dans la préparation de la Révolution d’octobre et les questions soulevées par Lénine dans L’État et la Révolution.

Lors d’une réunion le 6 juillet avec les principaux membres du Comité central, Lénine souligna que les Journées de Juillet signifiaient la fin de l’étape relativement pacifique de la révolution. Le pouvoir avait été consolidé entre les mains de la bourgeoisie contre-révolutionnaire, de l’armée, et les menchéviks et les socialistes révolutionnaires s’étaient irrévocablement engagés dans une alliance avec ces forces. Il fallait abandonner toute notion de transfert pacifique du pouvoir à la classe ouvrière. Lénine exhorta ses camarades à remplacer le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets! » par « Tout le pouvoir à la classe ouvrière dirigée par le Parti révolutionnaire — les bolchéviks-communistes! » Il souligna que le parti devait se préparer à une insurrection armée, qu’il faudrait mener à bien dès que les conditions politiques seraient propices.

Le 10 juillet, Lénine écrivit un article, « La situation politique », qui présentait cette nouvelle ligne et qui fut publié le 2 août. L’article expliquait notamment:

Le mot d’ordre: « Tout le pouvoir aux Soviets » fut celui du développement pacifique de la révolution […] Ce mot d’ordre n’est plus juste aujourd’hui, car il ne tient pas compte de ce changement de pouvoir ni de la trahison complète, effective, des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks. […] Pour réussir il faut une claire conscience de la situation, la maîtrise de soi et la fermeté de l’avant-garde ouvrière, l’organisation des forces en vue de l’insurrection armée […] Plus d’illusions constitutionnelles ou républicaines, plus d’illusions au sujet des voies pacifiques […] [Il faut] concentrer ses forces, les réorganiser et se préparer fermement à l’insurrection armée, si l’évolution de la crise permet d’y engager vraiment les masses, le peuple entier. […] L’insurrection armée ne peut avoir d’autre objectif que le passage du pouvoir au prolétariat soutenu par les paysans pauvres, en vue de l’application du programme de notre parti.[ix]

Selon Rabinowitch, Lénine parlait alors de concentrer les préparatifs de l’insurrection sur les comités d’usine, plutôt que sur les soviets.

Lors d’une réunion du Comité central tenue du 13 au 14 juillet, alors que Lénine se cachait, les thèses de Lénine proposant l’abandon du slogan « Tout le pouvoir aux Soviets! » et la préparation de l’insurrection furent rejetées. C’est avec difficulté que Lénine put convaincre le sixième Congrès panrusse du Parti, qui se déroula du 26 juillet au 3 août, d’accepter de mettre de côté le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets! », et d’adopter le mot d’ordre « Liquidation complète de la dictature de la bourgeoisie contre-révolutionnaire! »

Après la défaite de Kornilov à la fin du mois d’août et la prise de la majorité du Soviet de Petrograd par les Bolchéviks peu après, les bolchéviks reprirent le slogan « Tout le pouvoir aux Soviets! » Lénine allait toutefois lancer une campagne déterminée au sein de la direction du parti pour concentrer tous les efforts sur la préparation d’une insurrection armée.

Cet épisode met en évidence la leçon la plus décisive de la Révolution d’octobre: le rôle colossal et indispensable du parti révolutionnaire de la classe ouvrière dans la révolution socialiste. Lénine a pleinement reconnu la signification historique mondiale des soviets non seulement pour la Russie, mais pour la révolution socialiste mondiale. Ce sont les organes révolutionnaires par lesquels les masses peuvent se mobiliser pour renverser la bourgeoisie, briser l’État capitaliste et le remplacer par un État ouvrier véritablement démocratique.

Mais Lénine n’idéalisait pas les soviets. Il était prêt, si la révolution l’exigeait, à rompre avec les soviets dominés par les conciliateurs et à développer de nouveaux organes de lutte, tels que les comités d’usine, en tant que principaux organes de la révolution. Finalement, les soviets ont pu accomplir leurs tâches révolutionnaires grâce au leadership fourni par les Bolchéviks, qui démasquaient sans relâche les agents menchéviques et socialistes-révolutionnaires de la bourgeoisie. Cela fut décisif pour éclairer et préparer l’avant-garde ouvrière à prendre et garder le pouvoir.

Sans la lutte du parti bolchévique — et de Lénine, soutenu par Trotsky, contre la droite du parti — les soviets n’auraient pas pu surmonter la pression politique de la bourgeoisie transmise par les menchéviks et les SR, et ils auraient été écrasés.

Kérensky, qui avait comploté avec Kornilov pour mener une répression militaire des soviets, ne rompit avec le général qu’après avoir été averti à la veille de la tentative de coup d’État du 27 août que Kornilov voulait se débarrasser de lui aussi. Les dirigeants du Soviet de Petrograd, de leur côté, craignant que le couperet ne s’abatte sur leurs cous en cas de victoire de Kornilov, lancèrent une campagne pour armer les ouvriers et les mobiliser contre le coup d’État. En cela, les bolchéviks jouèrent le rôle principal.

Mais les ouvriers et soldats de Petrograd eux-mêmes, éduqués par la lutte politique des bolchéviks contre le gouvernement provisoire et les conciliateurs dans la direction du soviet, prirent l’initiative d’organiser les gardes rouges et de persuader les principaux détachements de troupes mobilisés par Kornilov d’abandonner le général. Le coup d’État s’effondra avant que les troupes venues du front ne puissent entrer dans la capitale.

Alors qu’il achevait L’État et la Révolution suite à l’affaire Kornilov, Lénine écrivit un article intitulé « Une des questions fondamentales de la révolution » (écrit le 7 ou le 8 septembre et publié le 14 septembre), qui expliquait le lien entre les travaux théoriques et les tâches pratiques à accomplir. Il écrivit:

La question du pouvoir ne saurait être ni éludée, ni reléguée à l’arrière-plan, car c’est la question fondamentale, celle qui détermine tout le développement de la révolution […]

Mais le mot d’ordre: « Le pouvoir aux Soviets » est très fréquemment, sinon dans la plupart des cas, compris de façon absolument fausse, dans le sens de « ministère formé par les partis qui ont la majorité dans les Soviets » […] [Ce n’est pas le cas.] « Le pouvoir aux Soviets », cela signifie une refonte radicale de tout l’ancien appareil d’État, appareil bureaucratique qui entrave toute initiative démocratique; la suppression de cet appareil et son remplacement par un appareil nouveau, populaire, authentiquement démocratique, celui des Soviets, c’est-à-dire de la majorité organisée et armée du peuple, des ouvriers, des soldats et des paysans; la faculté donnée à la majorité du peuple de faire preuve d’initiative et d’indépendance non seulement pour l’élection des députés, mais encore dans l’administration de l’État, dans l’application de réformes et de transformations sociales.[x]

La classe ouvrière, la révolution socialiste et l’État

Venons-en maintenant à la substance de L’État et la Révolution de Lénine.

Les enseignements fondamentaux de Marx et Engels sur l’État et les tâches de la révolution prolétarienne par rapport à l’État peuvent se résumer ainsi:

  • Le rôle de tous les États en tant qu’instruments d’une classe dirigeante pour la répression des classes exploitées
  • La nécessité pour la classe ouvrière de renverser et de détruire la machine d’État capitaliste et d’établir à la place de la dictature de la bourgeoisie la dictature du prolétariat (c’est-à-dire une démocratie ouvrière)
  • L’exigence pour la classe ouvrière d’utiliser la force pour mener à bien cette tâche
  • Le rôle de la dictature prolétarienne pour écraser la résistance de la classe dirigeante déchue et permettre le passage de la construction socialiste au communisme, dans lequel les distinctions de classe disparaissent et le principe « à chacun selon son travail » est remplacé par le principe « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »
  • Le dépérissement de l’État lui-même sous le communisme

Ces conceptions étaient très contestées au sein du mouvement socialiste quand Lénine a écrit L’État et la Révolution.

Des éléments opportunistes et centristes les attaquaient systématiquement depuis des décennies, le plus ouvertement depuis la publication en 1899 du manifeste révisionniste d’Eduard Bernstein, Les préconditions du socialisme. Bernstein rejetait ouvertement la conception marxiste de la révolution et soutenait que la classe ouvrière pouvait réaliser le socialisme grâce à des réformes sociales progressives réalisées par le parlement. Il attaquait la conception de la dictature du prolétariat de Marx comme étant l’adoption des méthodes de conspiration et de putsch préconisées par Louis Blanqui.

Mais la confusion sur la question de l’État a marqué la fondation même du Parti social-démocrate allemand (SPD) en 1875. Marx, dans sa fameuse Critique du programme de Gotha, le programme fondateur du parti, dénonça son appel à un « État libre du peuple ». Non seulement ce mot d’ordre laissait en question la nature de classe de l’État à établir par la révolution, derrière le vague terme de « peuple », il suggérait que le nouvel État serait « libre » de toute influence de classe — une impossibilité pour tout État.

Comme le souligne Lénine dans L’État et la Révolution, en dépit de la reconnaissance formelle par le SPD allemand de la justesse des critiques de Marx, en 1886, le chef du parti, August Bebel, republia sans changement sa brochure de 1872 intitulée Nos objectifs, qui comporte ce passage: « Ainsi l’État doit être transformé d’un État fondé sur le pouvoir de classe en un État populaire ».

Tel qu’indiqué plus haut, les menchéviks ont travesti la conception marxiste de l’État afin de justifier leur soutien à la guerre et au gouvernement provisoire bourgeois, et pour s’opposer à toute utilisation des soviets pour renverser l’État capitaliste et établir un État ouvrier.

Lénine consacre le premier chapitre de L’État et la Révolution à un exposé, au moyen de citations abondantes d’Engels, de la conception fondamentale de l’État découlant de l’application par Marx et Engels du matérialisme historique à l’étude de l’évolution de la civilisation humaine.

Il cite L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État d’Engels (1884) et sa préface à la troisième édition (1894) d’Anti-Dühring. Ici, il est seulement possible de présenter sous forme sommaire les principales conceptions contenues dans ce chapitre.

Premièrement, l’État n’a pas existé depuis toujours. Il y avait des sociétés primitives qui ne savaient rien d’un pouvoir d’État existant au-dessus du peuple. L’État a vu le jour lorsque la société s’est divisée en classes sociales irrémédiablement antagonistes. Un pouvoir public spécial est devenu nécessaire parce que, comme dit Engels, « une organisation armée autonome de la population est devenue impossible depuis la scission en classes ». Afin d’empêcher les conflits de classe de dévorer la société, « le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de “l’ordre” ».[xi]

Lénine réfute ensuite deux types de déformation et de falsification de cette conception de l’État. Il y a le type le plus grossier, qu’avancent les idéologues bourgeois et petits-bourgeois, qui prétendent que l’État est un organe pour réconcilier les classes. Lénine cite Engels soutenant le contraire, et ajoute: « Selon Marx, l’État est un organisme de domination de classe, un organisme d’oppression d’une classe par une autre; c’est la création d’un “ordre” qui légalise et affermit cette oppression en modérant le conflit des classes ».[xii]

Ensuite, il y a la déformation « kautskyste » de Marx et Engels, plus subtile et plus insidieuse. Elle reconnaît que l’État est un organe de domination de classe, mais « oublie » ou « occulte » la conclusion qui en découle logiquement, et que Marx et Engels eux-mêmes ont explicitement tirée de leur analyse des révolutions de 1848 et de la Commune de Paris de 1871: à savoir, que (selon les mots de Lénine) « l’affranchissement de la classe opprimée est impossible, non seulement sans une révolution violente, mais aussi sans la suppression de l’appareil du pouvoir d’État qui a été créé par la classe dominante... »[xiii]

Deuxièmement: en tant que machine de répression de la classe exploitée par la classe dirigeante, chaque État établit ce que Engels appelle une « force publique » qui « ne se compose pas seulement d’hommes armés, mais aussi d’annexes matérielles, de prisons et d’établissements pénitentiaires de toutes sortes, qu’ignorait la société gentilice [de clans] ».[xiv] Une armée permanente et la police sont les principaux instruments du pouvoir d’État.

Ce n’est pas moins le cas sous le capitalisme, y compris dans une République démocratique bourgeoise avec un parlement, une « presse libre », etc., qu’à toutes les étapes précédentes de la société de classe. Lénine explique: « Non seulement l’État antique et l’État féodal furent les organes de l’exploitation des esclaves et des serfs, mais [citant Engels] “l’État représentatif moderne est l’instrument de l’exploitation du travail salarié par le capital.” »[xv]

En effet, écrit Lénine: « La république démocratique est la meilleure forme politique possible du capitalisme [...] Il faut noter encore qu’Engels est tout à fait catégorique lorsqu’il qualifie même le suffrage universel d’instrument de domination de la bourgeoisie. Le suffrage universel, dit-il, [...] est “l’indice qui permet de mesurer la maturité de la classe ouvrière. Il ne peut être rien de plus, il ne sera jamais rien de plus dans l’État actuel” ».[xvi]

Troisièmement : Pour mettre fin au capitalisme et commencer la construction du socialisme et l’abolition de toute exploitation de classe, la classe ouvrière renverse et détruit l’État capitaliste et établit un État ouvrier. C’est le premier État de l’histoire qui soit l’instrument de la majorité contre une minorité. C’est l’État de la classe ouvrière armée, basé sur les organes de pouvoir démocratiques et autonomes des masses laborieuses, tels que les soviets en Russie. Il établit une véritable démocratie pour les masses, par opposition au simulacre de démocratie sous le capitalisme, qui est la démocratie pour les riches et la répression pour les pauvres.

Contrairement aux États antérieurs de l’histoire, cet État marque le passage à une société sans classes, et donc la fin de l’État, pour lequel il n’y a plus de besoin social. Lénine cite la préface d’Engels à la troisième édition d’Anti-Dühring (1894), dans laquelle Engels écrit:

Le premier acte dans lequel l’État apparaît réellement comme représentant de toute la société — la prise de possession des moyens de production au nom de la société –, est en même temps son dernier acte propre en tant qu’État. L’intervention d’un pouvoir d’État dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses, à la direction des opérations de production. L’État n’est pas “aboli”, il s’éteint.[xvii]

Lénine attaque la déformation répandue parmi ce qu’il appelle les « partis socialistes modernes » qui citent ce passage et d’autres similaires de Marx et Engels pour attaquer les anarchistes non pas du point de vue de la classe ouvrière, de la gauche, mais du point de vue de la bourgeoisie et de son État, c’est-à-dire de la droite. Ils s’opposent à la revendication des anarchistes pour l’abolition immédiate de l’État en déclarant, citant Marx et Engels, que l’État n’est pas aboli, il s’éteint simplement. Lénine écrit:

Engels parle ici de la “suppression”, par la révolution prolétarienne, de l’État de la bourgeoisie, tandis que ce qu’il dit de l’”extinction” se rapporte à ce qui subsiste de l’État prolétarien, après la révolution socialiste. L’État bourgeois, selon Engels, ne “s’éteint” pas; il est “supprimé” par le prolétariat au cours de la révolution. Ce qui s’éteint après cette révolution, c’est l’État prolétarien, autrement dit un demi-État.[xviii]

Lénine consacre une partie substantielle de L’État et la Révolution à un examen attentif des écrits de Marx et Engels sur l’État du point de vue de l’évolution et de la concrétisation de leurs conceptions, du Manifeste du Parti communiste de 1847 à leurs écrits sur les luttes révolutionnaires en France entre 1848 et 1851 (Les luttes de classes en France et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte) et leurs écrits sur la Commune de Paris (La guerre civile en France) et des commentaires ultérieurs.

Il souligne que Marx a tiré de l’analyse de ces expériences révolutionnaires stratégiques de la classe ouvrière des leçons politiques qui ont renforcé sa compréhension de la lutte de la classe ouvrière pour le pouvoir et la nature de l’État qu’elle établirait. Lénine soulève explicitement la question de l’approche scientifique, matérialiste, historique et méthodologique qui a guidé l’évolution des conceptions de Marx et Engels sur l’État. Traitant des écrits de Marx sur l’État après la Révolution française de 1848, il note:

Fidèle à sa philosophie du matérialisme dialectique, il prend comme base d’expérience historique les grandes années de la révolution de 1848-1851. Là, comme toujours, la doctrine de Marx dresse un bilan de l’expérience vécue éclairé par une conception philosophique profonde et par une connaissance étendue de l’histoire.[xix]

À propos de l’analyse par Marx de la Commune de Paris dans La guerre civile en France, Lénine écrit:

Sans verser dans l’utopie, Marx attendait de l’expérience du mouvement de masse la réponse à la question de savoir quelles formes concrètes prendrait cette organisation du prolétariat en tant que classe dominante, de quelle manière précise cette organisation se concilierait avec la plus entière, la plus conséquente “conquête de la démocratie”.[xx]

Cette approche rigoureuse et scientifique, qui traite la révolution socialiste comme un processus historique objectif dont on peut découvrir les lois afin de les appliquer à la stratégie et à la tactique révolutionnaires de la classe ouvrière, est illustrée par L’État et la Révolution. C’est ainsi que Lénine, qui se cachait et se trouvait devant l’alternative de la révolution ou de la contre-révolution, a abordé la question de la lutte pour le pouvoir des soviets.

Il convient de rappeler ici la septième raison donnée dans la conférence d’ouverture de cette série, donnée par David North, et intitulée « Pourquoi étudier la révolution russe? »

La révolution russe mérite d’être étudiée en tant qu’étape critique du développement de la pensée sociale scientifique. La victoire historique des bolchéviks en 1917 a démontré et réalisé la relation essentielle entre la philosophie matérialiste scientifique et la pratique révolutionnaire.[xxi]

Lénine commence son passage en revue des écrits de Marx et d’Engels sur les révolutions de 1848 et de 1871 en citant le Manifeste du Parti communiste, écrit à la veille des révolutions européennes de 1848. Ce texte évoque le « renversement violent de la bourgeoisie » qui établit « le fondement de l’emprise du prolétariat », et caractérise l’État qui en résulte comme « le prolétariat organisé comme la classe dirigeante ».

Du soulèvement de la classe ouvrière parisienne en 1848 et de sa répression sanglante par la bourgeoisie républicaine, suivie du coup d’État de Louis Bonaparte en décembre 1851, Marx tire des conclusions de grande portée. Dans le Dix-huit Brumaire, il écrit: « Toutes les révolutions politiques n’ont fait que perfectionner cette machine [de l’État], au lieu de la briser », ce qui implique que la classe ouvrière doit « briser » l’État bourgeois.

À propos de cette phrase, Marx écrivit une lettre à Louis Kugelmann en avril 1871, pendant la Commune, dans laquelle il explique:

Dans le dernier chapitre de mon 18-Brumaire, je remarque, comme tu le verras si tu le relis, que la prochaine tentative de la révolution en France devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’ici, mais à la briser. C’est la condition première de toute révolution populaire réelle sur le continent. C’est aussi ce qu’ont tenté nos héroïques camarades de Paris ».[xxii]

La Commune de Paris et sa répression sanglante ont renforcé la conviction de Marx que la révolution prolétarienne devrait détruire l’ancien État bourgeois, y compris les structures corrompues du parlementarisme bourgeois, et mettre en place une démocratie révolutionnaire prolétarienne d’un caractère tout à fait différent, à la fois pour réprimer la contre-révolution bourgeoise et pour créer les conditions pour la transition vers le socialisme et le communisme.

Marx a d’abord utilisé le terme « dictature du prolétariat » dans une lettre à Joseph Weydemeyer datée du 5 mars 1852, dans laquelle il écrit:

Ce que je fis de nouveau, ce fut: 1) de démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases du développement historique de la production; 2) que la lutte des classes conduit nécessairement à la dictature du prolétariat; 3) que cette dictature elle-même ne constitue que la transition à l’abolition de toutes les classes et à une société sans classes.[xxiii]

Sur le terme « dictature du prolétariat », Lénine cite la préface d’Engel à la troisième édition de La guerre civile en France, datée de 1891:

Mais, en réalité, l’État n’est rien d’autre qu’un appareil pour opprimer une classe par un autre, et cela, tout autant dans la république démocratique que dans la monarchie […]

Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat.[xxiv]

Comme le fait observer Lénine, dans La Guerre civile en France, Marx souligne que la démocratie bourgeoise et le parlementarisme bourgeois sont fondamentalement différents du type d’État que les communards ont tenté de construire. « Le premier décret de la Commune fut... la suppression de l’armée permanente et son remplacement par le peuple en armes », écrit Marx. La police fut transformée en « instrument de la Commune responsable et à tout instant révocable ».[xxv]

Les autres éléments soulignés par Marx étaient le suffrage universel, le fait que tous les représentants élus pouvaient être révoqués à tout moment, que tous les fonctionnaires recevaient un salaire non supérieur à celui du travailleur moyen, et que les magistrats et les juges étaient électifs, responsables et révocables. La Commune devait être, en outre, un organe de travail et non un organe parlementaire, un organe exécutif et législatif en même temps.

Lénine commente:

C’est là justement qu’apparaît avec le plus de relief le tournant qui s’opère de la démocratie bourgeoise à la démocratie prolétarienne, de la démocratie des oppresseurs à la démocratie des classes opprimées, de l’État en tant que “pouvoir spécial” destiné à mater une classe déterminée à la répression exercée sur les oppresseurs par le pouvoir général de la majorité du peuple, des ouvriers et des paysans. Et c’est précisément sur ce point, particulièrement frappant et le plus important peut-être en ce qui concerne la question de l’État, que les enseignements de Marx sont les plus oubliés![xxvi]

Le dernier chapitre de L’État et la Révolution développe la polémique contre les efforts des opportunistes pour vider la conception marxiste de l’État de tout son sens et pour glorifier la démocratie bourgeoise et le parlementarisme. Lénine concentre son assaut sur Kautsky.

Il commence par la réponse de Kautsky au manifeste révisionniste de Bernstein, Les préconditions du socialisme, en remarquant que Kautsky a éludé le fait que Marx insistait dès 1852 sur le fait que la révolution prolétarienne ne devait pas s’emparer de l’appareil d’État existant, mais plutôt « le briser ». Citant Kautsky, Lénine écrit:

“Nous pouvons en toute tranquillité”, écrit Kautsky “contre” Bernstein, “laisser à l’avenir le soin de résoudre le problème de la dictature du prolétariat”. […] Ce n’est pas là une polémique contre Bernstein; c’est, au fond, une concession à ce dernier, une capitulation devant l’opportunisme ».[xxvii]

À propos du livre de Kautsky, La révolution sociale, publié en 1902, Lénine se concentre sur le fait que Kautsky a minimisé les différences fondamentales entre les formes de gouvernement d’un futur État ouvrier et celles de la démocratie parlementaire bourgeoise.

Lénine conclut par une critique de la réponse de Kautsky à une critique de ses positions [de Kautsky] par le socialiste hollandais Anton Pannekoek. Ce dernier publia un article dans Neue Zeit en 1912 intitulé « Action de masse et révolution », dans lequel il critique Kautsky pour son « radicalisme passif ». À l’époque, Pannekoek était un social-démocrate identifié aux critiques de gauche de l’opportunisme, y compris Rosa Luxemburg. Dans les années 1920, il a adopté des positions d’ultragauche et ensuite, plus tard, les positions antisoviétiques du capitalisme d’État.

Dans sa polémique de 1912, Pannekoek écrivait, selon Lénine, que la tâche de la révolution prolétarienne était de détruire « les instruments du pouvoir d’État » et « l’organisation de la minorité dirigeante ».

En réponse, Kautsky accuse Pannekoek de passer à l’anarchisme, en écrivant: « Jusqu’à présent, la différence entre les sociaux-démocrates et les anarchistes a consisté en ceci: les premiers souhaitaient conquérir le pouvoir d’État tandis que les seconds voulaient le détruire. Pannekoek veut faire les deux ».

Lénine écrit: « La distinction qu’il [Kautsky] établit entre social-démocrates et anarchistes est complètement erronée; le marxisme est définitivement dénaturé et avili ».[xxviii]

Il est complètement faux de dire que le marxisme s’oppose à la destruction de l’État existant, comme le montre de manière exhaustive l’analyse des écrits de Marx et d’Engels par Lénine. La différence est que les anarchistes s’opposent à l’établissement par la classe ouvrière d’un nouvel État prolétarien sans lequel la classe ouvrière serait incapable de se défendre contre la répression meurtrière de la bourgeoisie.

Engels donne une réponse dévastatrice au rejet par les anarchistes de toute forme d’autorité dans un essai de 1873 intitulé « Sur l’autorité », cité par Lénine dans L’État et la Révolution:

Mais les antiautoritaires réclament que l’État politique soit aboli d’un seul coup, avant même que soient abolies les conditions sociales qui l’ont créé. Ils exigent que le premier acte de la révolution sociale soit la suppression de l’autorité. Ces messieurs ont-ils jamais vu une révolution? Une révolution est à coup sûr la chose la plus autoritaire qui soit. C’est un acte par lequel une partie de la population impose à l’autre partie sa volonté à coup de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s’il en fut. Force est au parti vainqueur de maintenir sa domination par la crainte que ses armes inspirent aux réactionnaires. Est-ce que la Commune de Paris aurait pu se maintenir plus d’un jour si elle ne s’était servie de l’ autorité d’un peuple en armes contre la bourgeoisie? Ne pouvons-nous pas, au contraire, la blâmer d’avoir fait trop peu usage de cette autorité? Ainsi donc, de deux choses l’une: ou les antiautoritaires ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils disent, et en ce cas ne font que créer la confusion. Ou ils le savent, et en ce cas ils trahissent la cause du prolétariat. Dans les deux cas, ils servent uniquement la réaction.[xxix]

Dans L’État et la Révolution, Lénine résume ainsi les différences entre le marxisme et l’anarchisme:

Voici ce qui distingue les marxistes des anarchistes: 1) Les premiers, tout en se proposant de supprimer complètement l’État, ne croient la chose réalisable qu’après la suppression des classes par la révolution socialiste, comme résultat de l’instauration du socialisme qui mène à la disparition de l’État; les seconds veulent la suppression complète de l’État du jour au lendemain, sans comprendre les conditions qui la rendent possible. 2) Les premiers proclament la nécessité pour le prolétariat, après qu’il aura conquis le pouvoir politique, de détruire entièrement la vieille machine d’État et de la remplacer par une nouvelle, qui consiste dans l’organisation des ouvriers armés, sur le modèle de la Commune; les seconds, tout en plaidant pour la destruction de la machine d’État, ne se représentent que très confusément par quoi le prolétariat la remplacera, et comment il usera du pouvoir révolutionnaire; les anarchistes vont jusqu’à repousser l’utilisation du pouvoir d’État par le prolétariat révolutionnaire, jusqu’à repousser la dictature révolutionnaire. 3) Les premiers veulent que le prolétariat se prépare à la révolution en utilisant l’État moderne; les anarchistes sont contre cette façon de faire.[xxx]

La falsification grossière du marxisme et la promotion d’illusions en la démocratie bourgeoise se résument dans un passage de la réponse de Kautsky à Pannekoek. Le but d’une grève générale, écrit Kautsky dans cet extrait cité par Lénine:

« … ne peut jamais être de détruire le pouvoir d’État, mais seulement d’amener le gouvernement à des concessions sur une question donnée, ou de remplacer un gouvernement hostile au prolétariat par un gouvernement allant au-devant des besoins du prolétariat… Mais jamais et en aucun cas, cela (c’est-à-dire la victoire du prolétariat sur le gouvernement hostile) ne peut mener à la destruction du pouvoir d’État; il ne peut en résulter qu’un certain déplacement du rapport des forces à l’intérieur du pouvoir d’État ... Le but de notre lutte politique reste donc, comme par le passé, la conquête du pouvoir d’État par l’acquisition de la majorité au parlement et la transformation de ce dernier en maître du gouvernement. »[xxxi]

* * *

En analysant La guerre civile en France, Lénine écrit, à propos de la réaction de Marx à la Commune de Paris:

Marx ne se contenta d’ailleurs pas d’admirer l’héroïsme des communards “montant à l’assaut du ciel”, selon son expression. Dans le mouvement révolutionnaire des masses, bien que celui-ci n’eût pas atteint son but, il voyait une expérience historique d’une portée immense, un certain pas en avant de la révolution prolétarienne universelle, un pas réel bien plus important que des centaines de programmes et de raisonnements. Analyser cette expérience, y puiser des leçons de tactique, s’en servir pour passer au crible sa théorie: telle est la tâche que Marx se fixa.[xxxii]

Telle était l’approche de Marx à la Commune de Paris, l’approche de Lénine à l’héritage théorique du marxisme, et telle est notre approche aujourd’hui à la Révolution d’octobre. Pour Marx et Lénine, l’analyse et l’assimilation des leçons de ces grandes luttes et l’examen attentif des questions théoriques et historiques qu’elles ont soulevées ont été conçus et réalisés dans la relation la plus étroite avec les développements politiques contemporains; et ainsi aujourd’hui, nous commémorons la révolution russe de la même façon.

Les différentes organisations petites-bourgeoises qui se font passer pour « de gauche », voire même « socialistes », tout en s’alignant sur l’impérialisme et l’État capitaliste, sont indifférentes ou ouvertement hostiles à la Révolution d’octobre, car elles sont hostiles au renversement du capitalisme par la classe ouvrière aujourd’hui.

Mais les « Leçons d’octobre » ont une immense pertinence pour les tâches posées à la classe ouvrière par la crise sans précédent du capitalisme mondial aujourd’hui et l’émergence d’une nouvelle période de lutte révolutionnaire. La Révolution d’octobre reste extrêmement pertinente pour les événements politiques de notre temps.

Les tendances identifiées par Lénine dans L’Impérialisme et dans L’État et la Révolution — l’intégration toujours plus étroite de l’État impérialiste et des gigantesques monopoles financiers et institutionnels (Google, Amazon, Apple avec la CIA et le Pentagone) sous forme de capitalisme monopolistique d’État; la croissance monstrueuse de l’appareil répressif de l’État et la putréfaction des formes démocratiques (la répression militaire en Catalogne applaudie par tous les gouvernements impérialistes et les impérialistes « humanitaires » du New York Times, l’état d’urgence en France, l’entrée des néo-fascistes au parlement allemand, un gouvernement de généraux et de milliardaires de Wall Street aux États-Unis) — sont bien plus avancées qu’à l’époque de Lénine. La guerre mondiale vers laquelle se dirige à nouveau l’impérialisme menace la civilisation d’un holocauste nucléaire et de la destruction.

Avec sa commémoration du centenaire de la révolution russe, y compris par ces conférences, le Comité International de la Quatrième Internationale suit la voie tracée par Lénine et Trotsky: éclairer, éduquer et armer politiquement la classe ouvrière pour la révolution socialiste mondiale en mouvement.

Notes

[i] Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, 2. Octobre, (Éditions du Seuil: 1950), pp. 498-499

[ii] Ibid., p. 499

[iii] Lénine, L’impérialisme et la scission du socialisme, Œuvres, Tome 23, (Éditions du Progrès: 1971), pp. 117-118

[iv] Lénine, L’État et la Révolution, Œuvres, Tome 25, (Éditions du Progrès: 1971), pp. 415-416

[v] Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, 1. Février, (Éditions du Seuil: 1950), p. 471

[vi] Traduit de l’anglais, Alexander Rabinowitch, Prelude to Revolution, (Indiana University Press: 1991), pp. 82-83

[vii] Traduit de l’anglais, Alexander Rabinowitch, The Bolsheviks Come to Power, (Haymarket Books: 2004) p. 109

[viii] Ibid., p. 94

[ix] Lénine, La situation politique, Œuvres, Tome 25, (Éditions du Progrès: 1971), p. 191

[x] Ibid., Une des questions fondamentales de la révolution, p. 398, 400

[xi] Ibid., L’État et la Révolution, p. 420, 418 (souligné par nous)

[xii] Ibid., p. 419

[xiii] Ibid., p. 420

[xiv] Ibid., p. 421

[xv] Ibid., p. 424

[xvi] Ibid., p. 426

[xvii] Ibid., p. 428

[xviii] Ibid., p. 429

[xix] Ibid., p. 440

[xx] Ibid., p. 451

[xxi] Comité International de la Quatrième Internationale, Pourquoi étudier la révolution russe?

[xxii] Cité dans Lénine, L’État et la Révolution, Œuvres, Tome 25, (Éditions du Progrès: 1971), pp. 448-449

[xxiii] Ibid., p. 445

[xxiv] Introduction de Engels à Marx, La guerre civile en France, (Éditions en langues étrangères, Pékin: 1971), pp. 17-18

[xxv] Cité dans Lénine, L’État et la Révolution, Œuvres, Tome 25, (Éditions du Progrès: 1971), pp. 452-453

[xxvi] Ibid., p. 454

[xxvii] Ibid., p. 517

[xxviii] Ibid., p. 523

[xxix] Cité dans ibid., p. 473

[xxx] Ibid., p. 523

[xxxi] Cité dans ibid., p. 528

[xxxii] Ibid., p. 447

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