Les tensions de guerre montent après la frappe contre des troupes turques en Syrie

Sur fond d’appels lancés par les gouvernements du monde, les Nations Unies et l'OTAN pour une désescalade des tensions croissantes dans la province d'Idlib, dans le nord de la Syrie, il existe une menace croissante d'un affrontement militaire total entre la Turquie et la Russie pouvant déclencher une guerre mondiale potentiellement catastrophique.

Dans la foulée de la frappe de jeudi sur une position turque qui a coûté la vie à environ trois dizaines de soldats (selon une information, le nombre de morts pourrait atteindre 50) et des attaques en représailles contre des unités de l'armée arabe syrienne, les explications données par Ankara et Moscou pour ces violences reste fortement contradictoires, alors que la Turquie et la Russie poursuivent des objectifs diamétralement opposés en Syrie.

Le ministre turc de la Défense Hulusi Akar, troisième à droite, assiste à une cérémonie funèbre pour Halil Ibrahim Akkaya, l'un des soldats turcs tués en Syrie, à Bahce, Osmaniye, en Turquie, le 28 février 2020 [source: AP Photo]

Dans un signe manifeste de la menace de guerre persistante, la marine russe a annoncé vendredi son redéploiement de deux navires de guerre armés de missiles de croisière Kalibr de la mer Noire vers la Méditerranée pour rejoindre une frégate d’armement similaire déjà sur place. Les trois navires de guerre seront en mission au large des côtes syriennes, menaçant directement les quelque 10 000 soldats turcs que le gouvernement du président Recep Tayyip Erdogan a déployés à Idlib.

Vendredi, Erdogan et le président russe Vladimir Poutine se sont parlé par téléphone. Selon un texte de la conversation fourni par le Kremlin, les deux «ont exprimé leur grave préoccupation» face à l'escalade du conflit à Idlib et ont convenu de «l'importance d'une coordination plus efficace entre les ministères de la défense de la Russie et de la Turquie.»

Un porte-parole du Kremlin a également indiqué que les deux présidents se rencontreront la semaine prochaine à Moscou pour tenter de désamorcer la crise.

Mais les explications fournies de leurs ministères de la défense respectifs quant à la cause de la frappe de jeudi contre les troupes turques étaient très en désaccord. Alors que les deux parties ont convenu que la frappe avait été menée par des forces syriennes plutôt que russes, la Turquie l'a imputée à une frappe aérienne (la Russie étant responsable de la plupart des bombardements aériens à Idlib, Moscou a insisté sur le fait que ses avions de combat n’étaient pas présents), tandis que La Russie a déclaré que les troupes avaient été tuées par un barrage d'artillerie syrienne. Le fait que les deux parties imputent les morts à la Syrie témoigne de leur volonté d'éviter un affrontement direct russo-turque.

La Turquie a insisté sur le fait qu'elle avait informé l'armée russe de l'emplacement de ses troupes et a déclaré que Moscou était responsable de la transmission de ces informations aux forces gouvernementales syriennes. «Je tiens à déclarer que lors de cette attaque, il n'y avait aucune milice armée à proximité de nos unités militaires», a déclaré vendredi le ministre turc de la Défense Hulusi Akar.

Le ministère russe de la défense a cependant publié une déclaration accusant les troupes turques «de se trouver au sein des formations de combat de groupes terroristes» et d'avoir été envoyées dans une zone «où elles n'auraient pas dû se trouver», sans aucun avertissement donné à l'armée russe.

L'attaque a eu lieu dans le contexte d'une âpre bataille entre l'armée arabe syrienne et les milices soutenues par la Turquie pour le contrôle de la ville stratégique de Saraqeb, qui se situe sur une route nationale reliant la capitale syrienne de Damas à sa deuxième ville, Alep. Alors que les forces gouvernementales syriennes avaient capturé la ville plus tôt cette semaine, les soi-disant «rebelles» ont réussi à la reprendre à nouveau.

Ankara et Moscou se sont mutuellement accusés d'avoir violé l'accord russo-turc de Sotchi conclu en 2018 pour imposer à Idlib une «zone démilitarisée» dans laquelle un cessez-le-feu prendrait effet et dont les rebelles «radicales» - par opposition aux «modérés» seraient exclus, de même que toutes les armes lourdes, les systèmes de lancement de roquettes et les mortiers.

La Turquie a accusé le gouvernement syrien et ses principaux alliés, la Russie et l'Iran, d'avoir violé l'accord en lançant une offensive pour reprendre le contrôle de vastes étendues d'Idlib. La Russie a accusé la Turquie de ne pas avoir séparé les «radicaux» des «modérés», tout en fournissant un soutien militaire aux «rebelles», notamment en utilisant des drones armés et des tirs d'artillerie.

La principale force des combattants «rebelles» à Idlib est Hayat Tahrir al-Sham, un front terroriste, désigné comme tel par les Nations Unies qui est dirigé par l'ancienne filiale syrienne d'Al-Qaïda. L'ancien diplomate de haut rang américain en charge de la campagne contre l'Etat islamique, Brett McGurk, a décrit la province d'Idlib comme «le plus grand refuge d'Al-Qaïda depuis le 11 septembre» et «un énorme problème». La Russie, pour sa part, craint que les forces liées à Al-Qaïda concentrées à Idlib ne soient redéployées dans le Caucase dans le but d'répandre le terrorisme et de découper son territoire.

Le ministre turc de la défense Akar a déclaré vendredi que les représailles de la Turquie contre l'attaque sur ses troupes à Idlib avaient «neutralisé» plus de 300 soldats syriens, tout en détruisant des dizaines d'hélicoptères, de chars et d'obusiers syriens.

Un porte-parole du gouvernement syrien a publié vendredi un communiqué déclarant que les revendications turques étaient exagérées et «une tentative de remonter le moral des terroristes».

L'OTAN et le Conseil de sécurité des Nations Unies ont chacun réuni leurs instances vendredi pour discuter du conflit à Idlib. La réunion de l'OTAN a été convoquée à la demande de la Turquie.

La réponse de l'OTAN a été une déclaration de condoléances et de solidarité, mais n'a apporté aucun soutien substantiel à l'opération de la Turquie en Syrie. Le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, a publié une déclaration condamnant les frappes aériennes «aveugles» du régime syrien et des forces russes, tout en exhortant toutes les parties à désamorcer «cette situation dangereuse».

L'ambassadrice des États-Unis auprès de l'OTAN, Kay Bailey Hutchison, tout en proclamant que «tout est sur la table» en ce qui concerne la Syrie, a également notamment précisé que: «J'espère que le président Erdogan verra que nous sommes l'allié de leur passé et de leur avenir. Et ils doivent abandonner le S- 400.» C'était une référence à l'accord d'Ankara pour 2,5 milliards de dollars pour acheter des systèmes de défense aérienne S-400 russes, ce qui avait poussé les États-Unis et d'autres membres de l'OTAN à accuser la Turquie de vouloir quitter l'orbite de l'OTAN et de rejoindre celle de Moscou.

Le gouvernement Erdogan a reconnu que Washington avait rejeté sa demande d'envoyer des batteries de missiles Patriot pour contrer le contrôle de la Russie sur l'espace aérien syrien. Deux jours avant l’attaque contre les troupes turques, le secrétaire américain à la défense, Mark Esper, et le président des chefs d'état-major, le général Mark Milley, ont déclaré devant les commissions du Congrès que Washington n'avait pas l'intention de «se réengager dans la guerre civile» en Syrie. Après avoir retiré ses forces de la frontière syro-turque l'année dernière, l'armée américaine a stationné 500 soldats dans la province de Deir Ezzor, dans le nord-est de la Syrie, apparemment pour assurer le contrôle des champs pétroliers du pays et refuser au gouvernement de Damas l'accès à ses ressources stratégiques.

Dans une tentative flagrante de faire chanter les puissances européennes de l'OTAN pour qu’elles soutiennent les objectifs d'Ankara en Syrie, les responsables du gouvernement turc ont indiqué qu'Ankara n'empêcherait plus 3,5 millions de réfugiés de quitter le pays pour se rendre en Europe. Les médias publics ont diffusé des vidéos de réfugiés prenant des bateaux sur la mer Égée et se dirigeant vers les frontières avec la Grèce et la Bulgarie. La police grecque a tiré vendredi du gaz lacrymogène «dissuasif» sur des centaines de réfugiés qui sont entrés dans la zone de démarcation entre la Grèce et la Turquie, tandis que la Bulgarie a annoncé qu'elle envoyait 1000 soldats à la frontière.

Lors d'une session du Conseil de sécurité des Nations Unies convoquée à la demande de la Grande-Bretagne et des autres puissances de l'OTAN dans le but de déclarer sa solidarité avec la Turquie et de condamner la Syrie et la Russie, le secrétaire général de l'ONU, António Guterres, a mis en garde contre les «effets dramatiques» potentiels de nouvelles actions militaires directes à Idlib. Il a appelé toutes les parties à «se désister face à une nouvelle escalade». Il a déclaré au Conseil que le risque de combats échappant à tout contrôle, «compte tenu du volume des forces qui se trouvent à Idlib et autour d'Idlib, est quelque chose qui ne peut être pris à la légère.»

Plus tôt dans la journée, le responsable de la politique étrangère de l'Union européenne, Josep Borrell, a émis un avertissement similaire selon lequel les affrontements en Syrie pourraient rapidement dégénérer en «un affrontement militaire international ouvert majeur».

L'intervention militaire du gouvernement Erdogan en Syrie est profondément impopulaire dans la classe ouvrière turque. Il a eu recours à un arrêt temporaire des médias sociaux jeudi soir afin d'empêcher le partage de sentiments opposés à cette guerre.

La perspective d'une escalade du conflit avec la Russie a également perturbé les marchés turcs, l'indice Borsa Istanbul 100 chutant de 10 pour cent à l'ouverture vendredi, tandis que la valeur de la livre turque a chuté pour un cinquième jour consécutif. La reprise économique de la Turquie après une récente récession a été liée en partie aux accords avec la Russie, notamment l'inauguration le mois dernier du gazoduc TurkStream acheminant le gaz russe vers la Turquie et l'Europe.

Les risques que le conflit syrien éclate en une guerre mondiale catastrophique sont bien plus importants que ce que les gouvernements ou les médias institutionnels admettent. La semaine dernière, le site d'information russe gazeta.ru a publié une chronique de son principal analyste militaire, le colonel Mikhail Khodarenok (retraité) qui a déclaré qu’un recul de la Russie devant la Turquie signifierait un «fiasco politico-militaire», car la Turquie bénéficie d'une «supériorité écrasante en personnel et matériel militaire» sur le terrain à Idlib. Sa conclusion: le seul moyen pour la Russie de l'emporter serait la menace ou l'utilisation d'armes nucléaires tactiques.

Les immenses tensions concentrées à Idlib sont le résultat de la marche vers la guerre à l'échelle mondiale, qui a ses sources dans la crise insoluble du capitalisme mondial et, en particulier, les tentatives de l'impérialisme américain pour inverser son hégémonie en déclin au moyen de la force des armes. La menace qu’un tel conflit n’éclate en une guerre mondiale entre les puissances nucléaires ne peut être combattue que par le développement d'un mouvement international contre la guerre fondé sur la classe ouvrière au Moyen-Orient et dans le monde.

(Article paru en anglais le 29 février 2020)

Loading