Les distributeurs québécois censurent le film J’accuse de Polanski

En raison de la crise du coronavirus, les salles de cinéma nord-américaines sont fermées. Mais bien avant qu'elles ne ferment, les principaux distributeurs au Québec avaient annoncé qu’ils n’allaient pas diffuser le film J’accuse, du réalisateur Roman Polanski, par peur de représailles du mouvement #MeToo ou parce qu’ils acceptent ses arguments anti-démocratiques.

Il faut noter que malgré la campagne menée par l’État français et les féministes de #MeToo pour menacer les cinéphiles et faire interdire J’accuse, celui-ci a été extrêmement populaire en France où 1,5 million de personnes l’ont visionné.

Le film de Polanski reconstitue de façon véridique et poignante l’affaire Dreyfus qui a secoué la société française entre 1894 et 1906. Cette affaire concerne un capitaine de l’armée française d’origine juive, Alfred Dreyfus, qui avait été faussement accusé d’espionnage, dégradé et emprisonné. Le film raconte la lutte de principe menée sur plusieurs années par le colonel Georges Picquart, le célèbre romancier Émile Zola et la gauche politique pour obtenir l’exonération et la libération de Dreyfus.

J'Accuse

Ces combattants pour la vérité ont été confrontés aux forces les plus à droite, nationalistes, antisémites et antisocialistes de la société française: l’armée, l’église, les partis politiques bourgeois et L’Action française proto-fasciste de Charles Maurras, qui allait plus tard devenir un pilier du gouvernement pro-nazi de Vichy dirigé par Philippe Pétain. (L’Action française de Maurras allait aussi servir d’inspiration à la fondation en 1917 au Québec de la revue du même nom, plus tard renommée L’Action nationale, qui fut dirigée dans les années 1920 par le prêtre ultra-nationaliste québécois et virulent antisémite Lionel Groux.)

Comme l’a écrit le WSWS: «L’histoire de l’affaire Dreyfus est d’une importance énorme aujourd’hui. Après que [le président français] Macron a salué Pétain comme un "grand soldat" en 2018 en lançant la répression des gilets jaunes, et que le ministère de la culture a tenté de republier les œuvres de Maurras, il est clair que ces questions n’appartiennent pas uniquement au passé. Le film de Polanski sur ce triomphe de la vérité contre le nationalisme et le militarisme est une contribution majeure qui mérite une large audience.»

Un article du quotidien québécois Le Devoir, publié fin février sous le titre «Roman Polanski, cinéaste non grata au Québec», montre le genre de conceptions anti-démocratiques qui ont pénétré dans le monde cinématographique et artistique.

Encouragé par d’importantes sections de l’élite dirigeante, y compris le Parti démocrate aux États-Unis et le gouvernement fédéral canadien de Justin Trudeau, le mouvement #MeToo mine des principes démocratiques fondamentaux, tels que la présomption d’innocence et le droit au procès équitable. Dans le contexte d’un mouvement grandissant de la classe ouvrière internationale, #MeToo est utilisé par des sections de l’establishment pour détourner l’attention des inégalités sociales croissantes et, comme d’autres formes de politiques identitaires, par des sections des classes moyennes aisées pour réclamer une plus grande part de richesses et de privilèges. (Pour une discussion plus approfondie, voir Un an depuis le début du mouvement #MeToo)

Il faut noter que le Québec a eu sa propre vague #MeToo, où des personnes bien en vues du monde artistique ont vu leur carrière et leurs réputations instantanément détruites par des allégations non-corroborées. En 2016, deux personnes ont témoigné que le réalisateur Claude Jutras (Mon oncle Antoine), une figure de proue du cinéma québécois décédée en 1986, les avait attouchées sexuellement. En violation flagrante de la présomption d’innocence (d’autant plus nécessaire que le principal accusé n’était plus en mesure de se défendre), le gala de prix du cinéma québécois qui portait son nom a aussitôt été changé, de même que pour plusieurs rues et parcs.

Sculpture en hommage au réalisateur Claude Jutras, vandalisée à Montréal en 2016

Sur le film J’accuse, Le Devoir cite Louis Dussault, président de K-Films Amérique, qui dit: «C’est un grand film, qui serait à montrer dans les écoles... mais le problème, c’est l’auteur...» Il ajoute: «On n’est pas juste en affaires: on est aussi dans la culture. Et la culture, ça implique ce qui se passe dans la société. Le mouvement #MeToo en fait partie. On a vu le film, on a pesé le pour et le contre, et on s’est dit qu’il n’y aurait aucune acceptabilité sociale autour.»

Le producteur Roger Frappier (producteur de nombreux films dont Le déclin de l’empire américain et La grande séduction) estime qu’on ne «peut séparer l’homme de l’œuvre… Mais avec #MeToo, avec cette prise de conscience sur le harcèlement ou les agressions sexuelles, il faut nécessairement tenir

compte» du contexte plus large entourant un film.

Antoine Zeind, directeur de A-Z Films, a rajouté: «Tout le monde sait qu’il est coupable depuis
les années 1970. Mais il a gagné aux Oscar, il est nommé aux César et il a eu accès à un énorme budget pour tourner J’accuse. En théorie, si tu es coupable [d’un crime], tu ne fais pas de film, tu as une sentence, tu es en prison. Tu paies ta dette.»

Il est possible que ces personnes ne croient pas vraiment en ce qu’elles disent et préfèrent simplement (ou lâchement) «rester à l’écart». Mais leur prise de position et refus de distribuer le film a des implications profondément réactionnaires. Essentiellement, ils reprennent le slogan diffamatoire et horrible de #MeToo: «Polanski violeur, cinémas coupables, spectateurs complices», qui peut être utilisé pour tout censurer. J’accuse n’a d’ailleurs rien à voir avec le sexe, le viol ou Polanski.

L’article du Devoir, sans surprise, reprend les mêmes propos mensongers contre Polanski, selon lesquels il aurait fui la justice américaine. Polanski a effectivement fui les États-Unis car un juge menaçait de répudier l’entente qu’il avait conclue avec la poursuite, en acccord avec la victime, Samatha Geimer. Selon l’entente, il devait purger 90 jours dans une prison de Californie afin d’y subir une évaluation psychiatrique. Polanski avait plaidé coupable de détournement de mineure.

Voici ce que Polanski a récemment dit à ce sujet: «C’est mon avocat qui m’a appris que, sous la pression des médias, le juge a trahi sa parole et décidé de me placer en détention dans le cadre de ce que les Américains appellent "indeterminate sentence" [sentence indéfinie]. Et c’est alors que je suis rentré en France. Plus tard, le procureur lui-même a dit que, dans de telles circonstances, il comprenait que je sois parti… Ce que je dis là, ce sont des faits, mais personne ne raconte jamais ça!» Geimer, qui a toujours montré beaucoup plus d’humanité que les médias serviles et revanchards et les féministes de #MeToo, a reconnu que l’entente conclue avec Polanski à l’époque était satisfaisante et qu’elle comprenait qu’il ait eu à fuir les États-Unis dans ces circonstances.

Jean Dujardin et Louis Garrel dans J'accuse

Comme en France, le public au Québec semble largement en faveur d’une diffusion du film. De façon unanime, la trentaine de commentaires sous l’article du Devoir s’opposaient à l’argument réactionnaire qu’on ne peut «séparer l’œuvre de l’auteur» et exigeait des distributeurs québécois qu’ils reviennent sur leurs décisions. Plusieurs ont comparé la censure exercée par #MeToo et les distributeurs québécois à la censure exercée par l’Église catholique à l’époque de la Grande noirceur, dominée par le clergé et le gouvernement ultraconservateur de Maurice Duplessis.

Il vaut la peine d’en citer quelques-uns. Céline Babin écrit: «Je pense que refuser de distribuer le film J'accuse au Québec constitue une forme de censure. Devrait-on éviter de regarder les tableaux de Gauguin? Cesser de lire Baudelaire et Louis-Ferdinand Céline? Roman Polanski est un excellent cinéaste. Son film Le pianiste est un chef d’œuvre. Ce genre de condamnation médiatique est extrêmement dangereux. Laissez le public décider et ne condamnez pas des artistes avant qu'ils ne soient jugés. La justice existe pour éviter ce genre d'abus...» Gilles Delisle ajoute : « ...c'est une grande perte pour tous les cinéphiles, de même que pour tous ceux qui ont suivi cet épisode historique, depuis les écrits de Zola sur le sujet.»

Quelques rares voix dissidentes se sont élevées dans le milieu du cinéma. Armand Lafond, qui dirige la compagnie de distribution de films d’auteur Axia Films, ainsi que Mario Fortin, propriétaire de plusieurs salles de cinéma répertoire à Montréal, se sont dits favorables à ce que J’accuse soit vu du grand public.

Comme l’a souligné le WSWS: «C’est un film qui doit être montré au plus grand nombre de gens partout dans le monde, surtout face à la montée de partis et de responsables politiques d’extrême-droite à l’international – du président américain avec ses vociférations fascisantes, aux tentatives des médias allemands de réécrire l’histoire du nazisme pour légitimer le militarisme.»

Nous encourageons nos lecteurs qui habitent dans un pays où J’accuse est censuré à se le procurer en format DVD.

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