Tandis que le Brésil dépasse les États-Unis en nombre de décès quotidiens et que l'Organisation mondiale de la santé avertit que le continent sud-américain est devenu l'épicentre mondial de la pandémie, la classe dirigeante brésilienne fait pression pour la réouverture complète de l'économie.
Le Brésil a enregistré mercredi 1.086 nouveaux décès et confirmé 21.000 nouveaux cas de coronavirus, selon les chiffres officiels, ce qui porte le total des décès à plus de 25.000, et celui des cas à 41.000. Les experts estiment que le nombre réel d’infections est au moins dix fois plus élevé en raison du niveau minimal de tests.
Avec la crise incontrôlée de coronavirus et la campagne de relance de la production, la classe dirigeante brésilienne a trouvé dans la multiplication des allégations de corruption contre l’entourage proche du président fasciste du pays, Jair Bolsonaro, le moyen de détourner l’attention du public du désastre massif produit par le capitalisme brésilien et international.
Elle recherche également des moyens pour éventuellement destituer Bolsonaro de la manière «la moins coûteuse» possible, c’est-à-dire qu’elle veut le remplacer rapidement par un gestionnaire de crise plus compétent et canaliser ainsi l’opposition de masse derrière l’État capitaliste. Au début de la propagation de la pandémie au Brésil, le 30 mars, les anciens candidats «progressistes» de l’opposition à la présidence ont lancé un appel qui exhortait la nation à s’unir derrière le vice-président de Bolsonaro, le général Hamilton Mourão, et à demander la démission du président.
L’indifférence du gouvernement Bolsonaro face à la mort et à la souffrance des victimes de COVID-19 et aux millions de personnes confrontées à la pauvreté et au chômage en raison de la crise économique qui résulte de la pandémie a fortement intensifié la crise politique du Brésil.
Le gouvernement Bolsonaro a subi la défection de deux ministres de la santé du gouvernement en l’espace d’un mois en raison de sa gestion de la pandémie. Il y a un mois, le ministre de la Justice de Bolsonaro, Sérgio Moro, a démissionné, accusant le président d’ingérence dans la police fédérale (PF).
Au milieu des critiques croissantes sur sa passivité et son inaction, le principal parti de la prétendue opposition, le Parti des travailleurs (PT), a finalement présenté des articles de mise en accusation contre Bolsonaro.
La pétition de mise en accusation du PT n’est que la 35e présentée contre le président brésilien. Elle a été précédée d’une série de pétitions, largement fondées sur des accusations de corruption, qui émanent de personnalités de droite et même d’extrême droite qui tentent de se dissocier du gouvernement détesté de Bolsonaro.
L’acte d’accusation du PT est centré sur l’affirmation réactionnaire selon laquelle la gestion de la pandémie par Bolsonaro est un crime contre la «sécurité intérieure» de l’État capitaliste brésilien. Il va jusqu’à citer la loi de destitution brésilienne de 1950 afin de dénoncer Bolsonaro pour avoir alimenté ou ne pas avoir étouffé une «tentative violente de changer le cadre gouvernemental actuel».
Malgré les déclarations publiques du PT selon lesquelles il agit contre les menaces fascistes de Bolsonaro contre le Congrès et la Cour suprême, le principe de la pétition est clair: Bolsonaro doit être destitué pour avoir porté atteinte aux intérêts de l’État capitaliste brésilien et menacé sa stabilité. Dans la mesure où le PT condamne les sentiments fascistes attisés par Bolsonaro, il le fait en dernière analyse du point de vue de la stabilité capitaliste et afin d’empêcher une réaction de masse de la classe ouvrière.
Le PT est accompagné dans cette pétition par pratiquement toutes les forces politiques de la pseudo-gauche brésilienne. La principale force de la pseudo-gauche signataire de la pétition est le PSOL, le Parti du socialisme et de la liberté, composé d’une douzaine de «collectifs» pablistes, morénistes et lambertistes. Le PSOL avait précédemment dénoncé publiquement l’un de ces «collectifs», le Mouvement socialiste de gauche (MES) moréniste, pour avoir demandé la destitution de Bolsonaro par l’intermédiaire de ses quatre membres de la Chambre du parlement, et ainsi pour ne pas avoir respecté la «démocratie de parti»: c’est-à-dire les négociations que le PSOL menait avec le PT pour présenter la pétition commune réactionnaire en défense de l’État brésilien.
Le PSTU (Parti ouvrier socialiste unifié), section brésilienne de la Ligue internationale des travailleurs (morénistes), a également rejoint la pétition, quatre ans après avoir été rejeté par d’autres tendances de la pseudo-gauche pour avoir soutenu la destitution de la présidente du PT Dilma Rousseff en 2016. Une autre force habituellement connue pour sa rhétorique «antiparlementaire», le Parti de la cause ouvrière (PCO) lambertiste, a également rejoint la pétition, tout comme les ailes maoïste et «eurocommuniste» du Parti communiste.
Le dirigeant moréniste, Valério Arcary, un ancien membre du PT et du PSTU qui travaille actuellement au sein du PSOL, a expliqué la logique de classe derrière le dépôt de la pétition de destitution «de gauche», après que le PT ait passé un an et demi à déclarer qu’«un président ne devrait pas être destitué parce que nous ne l’aimons pas» et que Bolsonaro avait «le droit de terminer son mandat». Arcary a écrit que «le scénario politique a changé parce que la position de la classe dirigeante envers le gouvernement a changé» sous l’impact de la pandémie. Arcary a même rejeté la rhétorique de son propre parti contre Bolsonaro. Ainsi, Arcary a écrit sur le site Esquerda Online samedi dernier que la pétition était «symbolique» et avait pour but de «tranquilliser, et d’aider à remonter le moral des militants de gauche, qui sont agités, tourmentés et inquiets».
Cette opération perfide est coordonnée de haut en bas dans toutes ces organisations. Un jour après la présentation de la pétition, le principal candidat de l’opposition aux élections municipales d’octobre à Rio de Janeiro, Marcelo Freixo du PSOL, a abandonné la course pour protester contre la résistance de son parti à s’allier aux forces de droite. Il a ensuite expliqué à Folha de São Paulo que cette unité était nécessaire parce que le Brésil ne vivait pas «en temps normal, où la polarisation politique traditionnelle» pouvait être contenue au sein de la démocratie bourgeoise.
Le même raisonnement a été présenté lors d’un débat entre les dirigeants morénistes organisé par le site web Esquerda Diário, la publication en ligne de l’organisation brésilienne sœur du STP argentin. Le leader du PSOL, Roberto Robaina, a rappelé aux participants qu’ils étaient «tous morénistes» et a défendu la politique qui consistait à jeter Bolsonaro dehors «par tous les moyens nécessaire»: une catégorie large qui pourrait inclure un coup d’État militaire.
La réaction des animateurs du débat, Esquerda Diário, a été de réprimander le PSOL pour son unité avec les forces les plus de droite tout en l’appelant à se joindre à lui et à d’autres forces de pseudo-gauche pour créer une version brésilienne du «Front de gauche unie» argentin, qui donne une couverture de gauche au gouvernement péroniste et à la bureaucratie syndicale, tout en appelant également à une assemblée constituante.
Au cours de la brève semaine qui a suivi ces événements – une longue période dans la crise intense du pouvoir bourgeois au Brésil – cette campagne procapitaliste s’est intensifiée en réaction à la publication de la principale preuve présentée par Sérgio Moro contre Bolsonaro: une vidéo d’une réunion du cabinet du 22 avril dans laquelle Bolsonaro a déclaré qu’il remplacerait le chef de la police fédérale (PF), Maurício Valeixo afin de mettre la branche de Rio de Janeiro de la PF sous son contrôle et ainsi d’empêcher la «persécution» de sa famille.
La vidéo a mis en évidence le caractère brutal et sociopathe de Bolsonaro et de son cabinet, qui n’ont consacré que 20 minutes de la réunion de deux heures à la discussion sur la pandémie de COVID-19. Ils ont consacré le reste de leur discussion à faire écho aux calomnies anti-chinoises de Trump, à prôner un accès accru du public aux armes à feu pour contrer la «dictature» des restrictions de confinement des gouverneurs d’État et à conspirer afin d’exploiter la pandémie pour financer grassement les marchés financiers et l’agro-industrie.
La vidéo n’a fait que démoraliser davantage l’opposition dirigée par le PT, qui n’y voyait aucun motif immédiat de mise en accusation dans les limites étroites de la légalité capitaliste et d’éviction de Bolsonaro par les moyens «les moins coûteux».
La référence à la police fédérale – principale cible de tous, du PSTU à la presse d’entreprise et aux gouverneurs les plus à droite – était indirecte et brève. Les marchés financiers ont même enregistré une hausse vendredi. L’humeur des «progressistes» a été résumée par le rédacteur en chef de The Intercept, Leandro Demori, qui a écrit que la vidéo n’avait fait que prouver que Moro avait «fait une fleur à Bolsonaro» avec ses accusations, et que le président fasciste avait ainsi été renforcé.
Dans un geste remarquable mercredi, le juge de la Cour suprême Alexandre de Moraes, qui dirige actuellement l’enquête sur une campagne de «fausses nouvelles» lors des élections de 2018 et l’incitation à des manifestations d’extrême droite, a ordonné 29 opérations de perquisition et de saisie contre certains des partisans d’extrême droite de Bolsonaro. Parmi eux figuraient les alliés brésiliens du démagogue fasciste Olavo de Carvalho, basé aux États-Unis.
Maria Cristina Fernandes, ancienne rédactrice en chef du grand quotidien financier Valor, a écrit jeudi dernier que l’allégation de fraude électorale dans le cadre de l’enquête Moraes pourrait être le moyen «le plus rapide» de destituer Bolsonaro et cela ne prendrait «que quatre votes» au tribunal électoral. La demande d’annulation des élections a été présentée au Tribunal électoral par l’ancien candidat présidentiel du PSOL, Guilherme Boulos. Cette demande a servi de base pendant plus d’un an à l’argumentation réactionnaire et mensongère du PSOL et du PT qui affirment que c’est la fraude électorale, et non un rejet massif du PT, qui a provoqué l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro.
La principale préoccupation de toutes les fractions de la classe dirigeante brésilienne – y compris celles représentées par le PT – est que la négligence criminelle de Bolsonaro à l’égard de la pandémie, qui ne représente que plus crûment les intérêts réels du capitalisme brésilien, met à nu l’ensemble du dispositif bourgeois et menace de provoquer ce contre quoi le gouvernement ne cesse d’exprimer des craintes: le «chaos social», soit l’opposition sociale de masse au sein de la classe ouvrière. Leur seul but est de canaliser l’opposition croissante contre Bolsonaro derrière l’État capitaliste et de désarmer les travailleurs face à la poussée autoritaire qui doit accompagner la réouverture de l’économie et la recherche du profit capitaliste.
(Article paru en anglais le 28 mai 2020)
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