Perspectives

L’impérialisme allemand et l’étrange cas d’Alexei Navalny

Le 20 août, l’homme politique pro-occidental russe Alexei Navalny est tombé malade lors d’un vol vers Moscou, en Russie. Après son transfert dans un hôpital de Berlin, le gouvernement allemand a annoncé catégoriquement qu’on l’avait empoisonné avec un agent neurotoxique «Novichok».

Les politiciens et les médias des pays occidentaux, et surtout d’Allemagne, ont déclaré que le gouvernement russe est responsable de l’empoisonnement de Navalny, et ont multiplié leurs appels à s'opposer à la Russie. Un certain schéma se répète. Un incident se produit et les médias déclarent immédiatement que «Poutine» ou «Assad» sont responsables, ce qui exigerait une réaction immédiate.

Même le cas d’homicide le plus courant implique une enquête approfondie avant que l’auteur supposé ne soit publiquement nommé. Mais dans ce cas, l’ensemble des médias occidentaux a immédiatement et unanimement conclu qui est responsable.

En supposant que Navalny ait été empoisonné, on pourrait penser qu’il y aurait au moins plusieurs suspects. Est-il possible qu’une personne ait empoisonné Navalny non pas parce que cette personne soutient le régime de Poutine, et mais parce que cette personne s’y oppose?

Après tout, le gouvernement allemand subit une pression énorme de la part des États-Unis pour arrêter la construction du gazoduc Nord Stream II, et les derniers événements ont déjà accéléré les appels à l’abandon du projet.

L’Allemagne a toujours considéré l’Europe de l’Est comme sa sphère d’influence, ou pour reprendre le terme de Hitler, «Lebensraum». Aujourd’hui, près de quatre-vingts ans après le début de l’opération Barbarossa, qui a fait plus de 27 millions de morts parmi les Soviétiques, l’Allemagne mène à nouveau la charge d’un conflit avec la Russie.

Dans un entretien accordé au journal Rheinische Post, la ministre allemande de la défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, a explicitement menacé le gouvernement russe de représailles.

Le «système Poutine» est un «régime agressif, qui cherche sans scrupules à imposer ses intérêts par des moyens violents et viole de manière répétée les normes internationales de comportement», a-t-elle déclaré. L’empoisonnement d’Alexei Navalny est la preuve qu’en Russie, on utilise des armes chimiques interdites contre les gens. Le régime de Poutine est donc «au même niveau que les régimes, comme celui de la Syrie, qui ont utilisé des armes chimiques contre leur propre population civile.»

Les allégations non fondées et, dans de nombreux cas, réfutées en profondeur, selon lesquelles le gouvernement syrien aurait déployé des armes chimiques contre des civils. Elles ont servi à plusieurs reprises de prétexte aux puissances occidentales pour lancer des frappes aériennes sur le pays.

La rhétorique est tout aussi agressive dans les pages d’opinion des principaux journaux. Le 25 août, le quotidien financier allemand Handelsblatt a déclaré avec colère qu’on devait faire comprendre «que l’Occident mord autant qu'elle aboie, et que son approche consistant à se concilier Moscou est terminée». Le 3 septembre, Der Spiegel a demandé: «Le temps de la fermeté est venu. C’est le moment de faire mal à l’homme du Kremlin.»

La chancelière Angela Merkel a jeté de l’huile sur le feu mercredi, lorsqu’elle a déclaré lors d’une conférence de presse que les toxicologues de l’armée allemande avaient prouvé «sans aucun doute» qu’on a empoisonné Navalny avec un agent neurotoxique de la famille Novichok. Qu’il était victime d’un crime. Elle a lancé un ultimatum au gouvernement russe pour «répondre à des questions très sérieuses» et a annoncé que l’Union européenne et l’OTAN allaient prendre des mesures communes.

Les deux organisations ont immédiatement répondues aux demandes de Merkel. Dans une déclaration faite jeudi, l’UE a menacé la Russie de sanctions. Dans une lettre adressée au haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères Josep Borrell, 107 députés du Parlement européen ont demandé une enquête. Ils ont demandé que l’enquête soit «dans le cadre des structures des Nations unies ou du Conseil européen» afin d’«enquêter sur le véritable contexte de ce crime». Sergey Lagodinsky, un député vert allemand, a pris l’initiative de cette lettre.

Ce serait le comble de la naïveté que de croire que l’éventuel empoisonnement de Navalny est la raison de cette campagne agressive contre la Russie. Son cas sert simplement de prétexte pour intensifier l’offensive contre la Russie que l’OTAN poursuit depuis longtemps. L’Allemagne, en particulier, profite de cette affaire pour faire un pas de plus vers son objectif de longue date, qui est de redevenir une grande puissance militaire.

Rien de ce qu’on a dit sur l’affaire Navalny par les médias ou les politiciens ne peut être pris au pied de la lettre. On ne saurait trop insister sur l’hypocrisie de la prétendue inquiétude quant à son sort.

Après l’assassinat de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, et du journaliste d’investigation slovaque Jan Kuciak et de son fiancé, il n’a pas été question de sanctions, même si des preuves solides indiquent l’implication de cercles puissants au sein du gouvernement et des grandes entreprises. Les deux pays sont membres de l’UE et de l’OTAN.

Cette semaine encore, un tribunal a acquitté l’homme d’affaires slovaque Marian Kocner du meurtre de Kuciak, alors que plusieurs témoins l’ont identifié comme ayant ordonné l’assassinat du journaliste. On n’a jamais fait valoir contre le régime saoudien la menace de sanctions après qu’il a ordonné l’assassinat et le démembrement du journaliste d’opposition Jamal Khashoggi dans son ambassade à Istanbul.

On n’a présenté aucune preuve pour démontrer «sans aucun doute» que Navalny s’est fait empoisonner par un agent neurotoxique de la famille Novichok. Le laboratoire de Munich qui a présenté les preuves n’est pas indépendant. Il est sous le commandement de l’armée allemande, qui joue un rôle de premier plan dans la montée en puissance militaire de l’OTAN contre la Russie et a un intérêt direct à discréditer le gouvernement russe. Il y a vingt ans, l’agence allemande de renseignements étrangers (BND) a joué un rôle majeur en «prouvant» l’existence d’armes de destruction massive irakiennes. Ces prétendues preuves ont servi de prétexte à la guerre menée par les États-Unis contre l’Irak, mais on a prouvé par la suite qu’elles étaient sans fondement.

Mais même si l’on admet que Navalny a été empoisonné, cela ne prouve en aucun cas l’implication du régime Poutine. Les laboratoires soviétiques ont développé et produit le Novichok dans les années 1970 et 1980, mais après la dissolution de l’Union soviétique, il a pu être acheté, comme tout le reste. Par exemple, on sait que le BND a acheté un échantillon de Novichok à un scientifique militaire russe dans les années 1990 et l’a transmis à ses homologues occidentaux, ce qui laisse supposer qu’ils sont en mesure de produire du Novichok. On a découvert l’agent neurotoxique également dans des mains privées. On l’a utilisé pour régler des comptes entre les gangsters bulgares.

En outre, il est inexplicable que l’ancien agent des services de renseignement Poutine ait été assez fou pour d’abord empoisonner Navalny, puis lui permettre de partir deux jours plus tard pour une clinique allemande, où il devait se douter que le poison serait découvert.

Comme l’a expliqué le World Socialist Web Site dans un article de cette semaine, Navalny a des liens avec des extrémistes de droite, des oligarques en concurrence avec le Kremlin et des agences de renseignement occidentales. Il a de nombreux ennemis qui avaient intérêt à se débarrasser de lui. IL est également possible qu’il ait marché sur les plates-bandes d’un de ses mentors, qui a peut-être vu dans l’attentat une occasion de discréditer Poutine au passage.

En 2014, la classe dirigeante allemande a tiré la conclusion qu’il était nécessaire d’assumer davantage de «responsabilités internationales» et de lancer un important renforcement militaire. «L’Allemagne est trop grande pour commenter la politique mondiale depuis le banc de touche», a déclaré Frank-Walter Steinmeier, alors ministre des affaires étrangères et actuel président allemand, lors de la conférence de Munich sur la sécurité.

Depuis lors, le pays a lancé un programme de réarmement massif, a participé à plusieurs interventions militaires au Moyen-Orient et en Afrique, et s’est joint au renforcement militaire de l’OTAN aux frontières de la Russie. La renaissance du militarisme s’est accompagnée de la banalisation des crimes nazis et du renforcement des forces d’extrême droite, comme l’Alternative pour l’Allemagne ( AfD). Avec la pandémie de coronavirus, ces développements se sont intensifiés.

Déjà avant l’affaire Navalny, la Société allemande des affaires étrangères (DGAP) avait publié un commentaire agressif de son président, Tom Enders, qui appelle l’Allemagne à mener une politique étrangère «courageuse et combative». Enders était à la tête d’Airbus avant de passer à la DGAP. Airbus, avec Boeing, est non seulement le plus grand producteur mondial d’avions civils, mais aussi le plus grand fabricant d’armes en Europe.

Le fait que l’impérialisme allemand se retourne maintenant contre la Russie suit un schéma historique. Dans sa lutte pour «l’espace vital à l’Est», le régime nazi a envahi l’Union soviétique et a cherché à exterminer de larges pans de la population soviétique. Dans son conflit de plus en plus profond avec la Russie, la bourgeoisie allemande s’inspire à nouveau de ces traditions criminelles.

(Article paru d’abord en anglais le 5 septembre 2020)

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