Le déboulonnement de la statue de Sir John A. Macdonald déclenche la fureur au sein de l'élite dirigeante du Canada

Quelques centaines de manifestants appelant à «dé-financer la police» ont abattu une statue de Sir John A. Macdonald, premier premier ministre du Canada, lors d'une manifestation à Montréal le samedi 29 août. Ce faisant, ils ont décapité par inadvertance cette statue plus que centenaire.

L'incident, qui a été claironné par des partisans ostensiblement «radicaux» de la politique identitaire comme un coup porté à l'État canadien «raciste» et «colonial», a provoqué des hurlements d'indignation dans tout l'establishment politique.

À la place de la statue, les manifestants ont hissé une banderole qui dénonçait Macdonald pour son rôle dans l'adoption d'une législation discriminatoire visant les Canadiens d'origine asiatique et dans la mise en place du système des pensionnats. Les pensionnats ont fonctionné pendant plus d'un siècle pour arracher les enfants autochtones à leurs familles dans le but, explicitement préconisé par Macdonald, d'éliminer les cultures et les langues autochtones.

Dans un style agressif à la Trump, le premier ministre albertain du Parti conservateur uni, Jason Kenney, a dénoncé les manifestants en les qualifiant de «bandes de voyous» et d'«extrême gauche». Il a ajouté de façon menaçante: «Ce vandalisme de notre histoire et de nos héros doit cesser.» François Legault, le premier ministre du Québec, a qualifié l'incident d'attaque contre la «démocratie» et a promis que la statue serait restaurée à sa place dans le centre-ville de Montréal.

Le premier ministre Justin Trudeau, dont le gouvernement libéral a présenté son cabinet «équilibré en termes de genre» et «diversifié» sur le plan racial et sa politique étrangère «féministe» comme une couverture «progressiste» de ses politiques de droite, s'est dit «profondément déçu» par le renversement de la statue, et l'a dénoncé comme du «vandalisme». «Nous sommes,» a-t-il entonné, «un pays de lois, et nous sommes un pays qui doit respecter ces lois, même si nous cherchons à les améliorer et à les changer».

Mais contrairement à Kenney, il a rendu sa défense de Macdonald plus conditionnelle. «Je crois,» a dit Trudeau, «qu'un pays doit s'informer de son passé, doit être conscient des choses positives et négatives que tout dirigeant a faites dans sa carrière.»

Jagmeet Singh, chef du NPD, qui a dirigé les sociaux-démocrates du Canada en soutenant le gouvernement libéral minoritaire qui a fourni un renflouement massif des entreprises et qui orchestre maintenant une campagne de retour au travail imprudente dans le cadre de la pandémie COVID-19, a évité de critiquer le renversement de la statue de Macdonald. Néanmoins, il a cherché à prendre ses distances par rapport à cette action. Selon Singh, «abattre une statue de (Macdonald) ne l'efface pas plus de l'histoire que l'honorer hors contexte n'efface les horreurs qu'il a causées».

Qui était John A. Macdonald?

Trudeau et Singh ont sans doute subi des pressions de la part des sections les plus puissantes de l'élite dirigeante pour condamner le renversement de la statue. Après tout, Macdonald a été le principal architecte de la Confédération – qui a réuni les trois plus grandes colonies britanniques d'Amérique du Nord en un État fédéral en 1867 – et la figure politique dominante du Canada au cours de son premier quart de siècle.

En dirigeant la création de l'État-nation canadien puis son expansion, y compris l'annexion effective du territoire qui comprend aujourd'hui les trois provinces des Prairies et une grande partie des trois territoires du nord du Canada, Macdonald a joué un rôle majeur dans l'établissement des bases du développement rapide du capitalisme canadien et de son émergence, au début du XXe siècle, en tant que puissance impérialiste.

Ce sont ces services – rendus par la tromperie et la violence, et en étroite collaboration avec les promoteurs des chemins de fer, les banquiers et le British Colonial Office – qui obligent l'élite dirigeante et l'establishment politique du Canada à lui rendre hommage, quelle que soit leur orientation politique actuelle.

Un conservateur, Macdonald était un représentant approprié de la bourgeoisie canadienne émergente, qui rejetait les États-Unis comme étant «trop démocratiques et égalitaires», et a fondé le Dominion du Canada en tant que monarchie constitutionnelle et partie intégrante de l'Empire britannique.

La consolidation réussie de la domination de l'élite capitaliste canadienne sur la partie nord de l'Amérique du Nord, de l'Atlantique au Pacifique, était inséparablement liée à la dépossession et à l'assujettissement des peuples autochtones, dont les formes de propriété collective étaient incompatibles avec la propriété privée bourgeoise. Les communautés indigènes nomades ont été brutalement chassées de leurs terres, dans un processus décrit comme «le défrichage des plaines», pour faire place au chemin de fer du Canadien Pacifique, à la «colonisation» et au développement de l'Ouest canadien comme «grenier à blé» de l'Empire britannique.

À la tête des gouvernements conservateurs fédéraux de 1867-73 et 1878-91, Macdonald a présidé à la répression des rébellions des Premières nations et des Métis, et à une politique visant à affamer les peuples autochtones afin de les forcer à vivre dans des réserves.

La saisie des terres des peuples autochtones était un élément clé de la politique de développement capitaliste national défendue par Macdonald et codifiée dans la politique nationale des torys. Elle prévoyait des tarifs élevés pour stimuler la fabrication à l'Est, et le développement de l'agriculture à l'Ouest, dans le but de fournir des marchés à l'industrie basée en Ontario et au Québec, et des profits aux banques, aux chemins de fer et aux marchands qui devaient organiser l'exportation des céréales et autres ressources de l'Ouest vers la Grande-Bretagne.

Ce bref aperçu de la carrière de Macdonald montre clairement qu'il n'y a aucune raison pour que les travailleurs pleurent le renversement de sa statue.

Cependant, la perspective politique racialiste avancée par ceux qui célèbrent l'attaque du monument Macdonald est profondément rétrograde et contraire à la lutte pour le socialisme.

Ces forces ne dénoncent pas Macdonald comme un leader politique de la bourgeoisie canadienne, mais comme le représentant supposé de la «société blanche», blâmant ainsi la classe ouvrière et les pauvres fermiers immigrés pour les crimes de Macdonald et du capitalisme canadien. De même, ils dénoncent la «société blanche», et non le capitalisme, pour les injustices persistantes à l'égard des autochtones, le racisme et la violence policière (dont les victimes, bien qu’autochtones et noires de façon disproportionnée, sont surtout issues de la classe ouvrière).

Cette perspective, saturée de politiques identitaires racistes, est bien adaptée au programme politique de ces forces, qui consiste à faire pression pour une distribution plus «équitable» des richesses, des privilèges et du pouvoir au sein des 5 à 10 % supérieurs de la société, tout en laissant intacte l'oppression capitaliste.

La Coalition pour la libération des Noirs, des autochtones et des personnes de couleur, récemment créée, a été présentée dans les médias comme la voix politique des manifestants. Dans un message sur le renversement de la statue, elle a écrit que «les monuments racistes ne méritent pas d'espace», et a exigé que «tous les statues, plaques et emblèmes commémorant les auteurs de racisme et d'esclavage» soient retirés parce qu'ils encouragent «les attitudes de suprématie blanche». Elle a également demandé que la police soit financée à 50 % et que les fonds soient redistribués aux «communautés noires» et aux petites entreprises.

Macdonald qualifiait les peuples indigènes d’inférieurs, dénonçait les immigrants chinois comme une menace pour le caractère britannique et «aryen» du Canada, et souscrivait à l'affirmation selon laquelle l'Empire britannique avait une mission civilisatrice (commémorée peu après sa mort dans le poème de Rudyard Kipling «The White Man's Burden»).

Mais qualifier Macdonald ou tout autre homme politique canadien de premier plan de cette période de «raciste» ou de «suprémaciste blanc» sans mentionner leur principale fonction de représentants de la bourgeoisie canadienne, c'est falsifier l'histoire, surtout en dissimulant le contenu de classe essentiel de leur racisme.

L'élite dirigeante canadienne a exigé la destruction des formes de propriété collective de la population indigène, y compris par des massacres et des génocides, afin de consolider son contrôle sur la moitié nord du continent nord-américain et le développement capitaliste rentable. De plus, dans les dernières décennies du XIXe siècle, alors que la classe ouvrière, de plus en plus importante, devenait un puissant adversaire, l'élite capitaliste canadienne a fait appel au chauvinisme anglophone et anti-immigrant pour détourner les tensions sociales croissantes vers des lignes réactionnaires.

Politique identitaire et «colonialisme des colons»

Le fait que la Coalition ne mentionne même pas les questions interdépendantes du capitalisme et de l'oppression de classe est conforme à l'insistance de longue date des forces de la petite bourgeoisie «de gauche» sur le fait que le Canada est un État «colonial», et non un État capitaliste.

Non seulement cette définition blanchit la bourgeoisie canadienne pour ses crimes contre la population autochtone. Elle vise également à légitimer les appels à la «décolonisation» et à la «déracialisation» de l'État canadien et de la société canadienne en promouvant un capitalisme soi-disant plus équitable. C'est-à-dire en intégrant les élites privilégiées de la population autochtone et d'autres minorités dans des positions de pouvoir et de privilège, des conseils d'administration des entreprises au gouvernement, par l'expansion des programmes d'action positive, des réparations et un rôle accru pour l'autonomie gouvernementale autochtone au sein de l'État capitaliste canadien.

Le gouvernement Trudeau et de larges pans de la classe dirigeante ne sont nullement hostiles à ce programme. Depuis son élection en 2015, le gouvernement Trudeau a cherché une «réconciliation de nation à nation» avec les peuples autochtones du Canada. En pratique, cela signifie qu'il cultive une minuscule élite des Premières nations pour servir de partenaires commerciaux et d'alliés politiques à la bourgeoisie canadienne qui intensifie son exploitation des terres et des travailleurs autochtones.

Au début de l'été, des dizaines de milliers de personnes de toutes origines raciales et ethniques ont participé à des manifestations de masse dans tout le Canada contre la violence policière raciste. Ces manifestations étaient motivées par l'émergence d'un mouvement de masse multiracial aux États-Unis, déclenché par le meurtre brutal de George Floyd par la police. Mais elles exprimaient également la profonde colère des travailleurs face aux inégalités sociales, au chômage de masse, à la pauvreté et à la crise sociale déclenchée par la pandémie de coronavirus. Lorsque Trump a cherché à réprimer ce mouvement en incitant à la violence policière et en cherchant à déclencher un coup d'État militaire en déployant des forces militaires dans les rues des grandes villes américaines au mépris de la Constitution, les protestations n'ont fait que s'amplifier.

Terrifiés par la montée de l'opposition sociale, des pans puissants de l'élite dirigeante et de la petite bourgeoisie ont ressenti le besoin de changer de sujet. Aux États-Unis, le Parti démocrate et son organe interne, le New York Times, ont pris l'initiative d'injecter du poison raciste dans les manifestations de masse. Ils ont insisté sur le fait que la violence policière n'était pas le produit de la fonction de la police en tant que défenseur de la propriété privée et division de l'État capitaliste, mais plutôt le résultat d'une «population blanche» raciste. Ils ont également encouragé la dégradation et le renversement des statues des dirigeants des deux révolutions démocratiques bourgeoises d'Amérique – des révolutions qui, quelles que soient leurs limites historiques, ont porté des coups puissants en faveur de la démocratie et de l'égalité, notamment en abolissant l'esclavage – sur la base de leur prétendu «racisme». (Voir: Ne touchez pas aux monuments de Washington, Jefferson, Lincoln et Grant!) Ceci fait partie d'un projet plus large visant à promouvoir un récit raciste de l'histoire américaine qui présente le conflit racial, et non la lutte des classes, comme élément déterminant.

Un processus similaire s'est développé au Canada. Trudeau et le chef du NPD Jagmeet Singh ont fait des déclarations publiques disant que la cause profonde de la violence policière est le «racisme systémique» dont la population entière doit porter la responsabilité.

Les entreprises canadiennes ont réagi avec enthousiasme à la racialisation des manifestations. «Au cours des deux dernières semaines, plusieurs des plus grandes entreprises canadiennes ont fait des déclarations condamnant le racisme après une vague de protestations contre la violence policière aux États-Unis et au Canada», a déclaré le Globe and Mail, le porte-parole de l'élite financière de Toronto, dans un article de juin. Il a fait état de la création d'une organisation appelée le Conseil canadien des chefs d'entreprise contre le racisme systémique anti-noir, dont les dirigeants comprennent le PDG de la Banque Canadienne Impériale de Commerce, pour soutenir la «communauté noire» en promouvant «des employés noirs à des postes de direction».

La coalition du BIPOC Libération ne plaide peut-être pas aussi explicitement en faveur de la cooptation d'une petite élite de Noirs et d'autochtones à des postes de pouvoir dans les entreprises. Mais sa perspective est entièrement compatible avec ce programme procapitaliste et le promeut. Ses actions de protestation ne visent pas l'éducation politique et la mobilisation de la classe ouvrière en tant que force politique indépendante dans la lutte contre le grand capital et ses représentants politiques. Elles visent plutôt, comme dans le cas du déboulonnement de la statue de Macdonald, à scandaliser l'élite au pouvoir en offrant un meilleur accès aux professionnels et aux hommes d'affaires des «minorités racisées» aux conseils d'administration des entreprises, aux plus hauts rangs du monde universitaire et aux postes dans l'État capitaliste.

La coalition du BIPOC et les groupes similaires cherchent à gagner une base populaire pour leur programme procapitaliste en orientant les griefs découlant de la crise sociale selon des critères raciaux plutôt que de classe. Un excellent exemple de cela est son appel à soutenir les petites entreprises dévastées par la pandémie de coronavirus, mais seulement dans les «communautés noires et autochtones».

Les travailleurs de toutes les origines raciales et ethniques qui sont horrifiés par les crimes historiques de la classe dirigeante canadienne et qui veulent mettre fin aux inégalités sociales, à la violence policière raciste, à la pauvreté et à l'oppression des autochtones doivent rejeter résolument toute forme de politique identitaire et reconnaître que tous ces maux sociaux sont la responsabilité du capitalisme. Les surmonter n'est possible que par la mobilisation de masse de la classe ouvrière au Canada et dans le monde entier dans la lutte pour la transformation révolutionnaire de la société selon des principes socialistes.

(Article paru en anglais le 7 septembre 2020)

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