Des témoins se souviennent de l’attaque dans la vidéo Collateral Murder : «regardez ces bâtards morts» disaient les tireurs

Le journaliste d’investigation néo-zélandais Nicky Hager a témoigné hier matin lors de l’audience d’extradition de Julian Assange. Hager a une grande expérience dans le reportage sur la violence et les intrigues impérialistes. En 2017, il a publié le livre Hit and Run avec le co-auteur Jon Stephenson, qui expose le meurtre de civils par les forces néo-zélandaises et américaines en Afghanistan. Il a collaboré avec WikiLeaks pour la diffusion de câbles diplomatiques américains à partir de novembre 2010 et a utilisé d’autres communiqués dans ses écrits.

Hager a expliqué que les journalistes sérieux utilisent couramment des documents confidentiels lorsqu’ils font des reportages sur des conflits et des crimes d’État potentiels. Cela, a-t-il dit, est «généralement impossible […] sans accès à des sources que les autorités concernées considèrent comme sensibles et hors limites.» Par conséquent, les informations marquées comme «classifiées» sont essentielles pour permettre au journalisme de remplir son rôle d’information sur la guerre, de permettre la prise de décision démocratique et de dissuader les actes répréhensibles.»

Les journaux de guerre d’Irak et d’Afghanistan et les câbles des ambassades américaines obtenus par WikiLeaks, a déclaré Hager, étaient des documents «d’un intérêt public des plus élevés». Il a dit: «certains des documents étaient les plus importants que j’ai jamais utilisés dans ma vie». Il se référait à la vidéo Collateral Murder. Mais la juge de district, Vanessa Baraitser, est intervenue pour l’empêcher de la décrire dans son intégralité. Ensuite, il a déclaré: «Après la fusillade, on a entendu le pilote et le copilote dire “Regardez ces bâtards morts”, l’autre répondant “Bien fait” […] Je crois […] que la publication de cette vidéo et de ces mots équivaut à la mort de George Floyd et à ses mots “Je ne peux pas respirer”. Ils ont eu un effet profond sur l’opinion publique dans le monde.»

L’avocat de l’accusation, James Lewis QC, a commencé son contre-interrogatoire de la manière habituelle en insistant sur le fait qu’Assange n’était pas accusé en relation avec la vidéo «Collateral Murder». Hager a répondu: «La façon dont l’information a un effet sur le monde à travers les nouvelles, les médias et le débat public n’est pas aussi ordonnée et segmentée que ce qui pourrait se passer dans une salle d’audience […] Les journaux de guerre, les câbles des ambassades, le matériel de Guantanamo et l’Apache [vidéo d’un hélicoptère de combat] affectent le monde dans son ensemble et non des parties divisibles.»

Lorsque Lewis a posé une série de questions pour savoir si Hager «conspirerait» avec une source, il a dit que la question était «fondée sur une incompréhension fondamentale du travail que quelqu’un comme moi fait […] nous travaillons avec des gens qui, dans la plupart des cas, enfreignent la loi quand ils nous aident. Nous devons discuter avec eux de la façon dont ils peuvent se débrouiller seuls par la suite.»

Suite au témoignage de Hager, l’avocate de la défense Florence Iveson a lu un résumé d’une déclaration soumise par l’avocate d’Assange Jennifer Robinson. Elle a décrit sa présence lors d’une rencontre entre Assange et un associé de Donald Trump, Charles Johnson ainsi que le membre du Congrès Dana Rohrabacher en août 2017, organisée à la demande de ce dernier. Selon Robinson, ils ont prétendu agir sous l’autorité du président Trump et ont présenté à Assange une «solution gagnant-gagnant». Si Assange désignait sa source pour les fuites sur le Parti démocrate lors des élections américaines de 2016, il se verrait offrir une grâce, une assurance ou un accord. Assange a refusé de donner des informations et Rohrabacher est retourné aux États-Unis en promettant de discuter de la question avec le président.

L'accusation a répondu brièvement qu'elle acceptait le rapport de Robinson comme étant vrai, mais pas les affirmations de Rohrabacher et Johnson de représenter Trump.

Un échange entre les deux équipes juridiques et le juge a ensuite eu lieu pour savoir si le prochain témoin, Khalid El-Masri, devait être présenté au tribunal ou si sa déclaration écrite devait simplement être résumée par la défense.

El-Masri, citoyen allemand, s’est fait identifier à tort comme terroriste lors d’un voyage en Macédoine en 2004. Il a été remis à la CIA et emmené dans un «site noir» en Afghanistan, où on l’a emprisonné et torturé pendant cinq mois jusqu’à sa libération, sans excuses. Il a obtenu gain de cause devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en 2012 et mène actuellement une affaire contre les États-Unis devant la Cour pénale internationale.

On a finalement convenu qu’El-Masri ne serait pas présenté pour témoigner. Assange s’est interposé: «Je refuse de permettre la censure d’une victime de la torture devant cette cour». Baraitser s’est intervenu et a parlé plus fort que lui, le réduisant au silence. Lorsque son avocat Mark Summers QC a commencé à résumer la déclaration d’El-Masri, le fondateur de WikiLeaks est intervenu à nouveau. Il a arrêté Summers et a demandé du temps pour donner ses instructions à ses avocats.

À la reprise des débats, Summers a décrit comment El-Masri a été, selon ses propres termes, «battu, enchaîné, encapuchonné, sodomisé… anesthésié et rendu inconscient» par la CIA, puis emmené en Afghanistan, où il a été «détenu dans une cellule en béton, nu, humilié, avec un seau pour les toilettes» et interrogé. Lorsqu’on l’a finalement libéré, on l’a été transporté par avion en Albanie, «on l’a conduit sur une route de montagne et on lui a dit de sortir».

De retour en Allemagne, il a cherché à obtenir justice pour ce qui s’était passé. «Les gouvernements, le sien et ceux qu’il considérait comme responsables de ce qui lui était arrivé, ont cherché à le discréditer, lui et son histoire, à le réduire au silence.» Lorsque le procureur de Munich a finalement émis un mandat d’arrêt international pour l’équipe de la CIA responsable de ces renditions [déportations], ce mandat n'a pas été exécuté. «C’est devenu évident en 2010-2011, lorsque WikiLeaks a publié les câbles, que les État-Unis avaient exercé des pressions sur l’Allemagne qu’elle ne donne pas suite à ce mandat d’arrêt.» On a invoqué ces câbles dans son affaire devant la CEDH en 2012, qu’il a gagnée.

Dans l’après-midi, le contre-interrogatoire de Carey Shenkman, spécialiste américain du droit constitutionnel, s’est poursuivi sur l’utilisation de la loi sur l’espionnage contre Assange. La veille, Shenkman avait déclaré à la cour: «Je n’aurais jamais pensé, en me basant sur l’histoire, que nous verrions un acte d’accusation qui ressemblerait à celui-ci», qualifiant les accusations de «vraiment extraordinaires».

Cependant, le témoignage écrit de Shenkman, qui avait prêté serment la veille, avait situé le «précédent Assange» dans le contexte d’une attaque féroce contre les droits du Premier Amendement à la liberté d’expression et à la liberté de la presse sous les gouvernements Obama et Trump. Il explique que «davantage de poursuites pour espionnage contre des sources médiatiques ont été lancées sous le gouvernement du président Barack Obama que sous tous les gouvernements précédents réunies. Ces poursuites ont notamment été engagées contre Thomas Drake, Shamai Leibowitz, Stephen Kim, Chelsea Manning, Donald Sachtleben, Jeffrey Stirling, John Kiriakou et Edward Snowden. Ces accusés ne peuvent pas faire valoir que leurs révélations se sont faites dans l’intérêt public ou pour dénoncer la corruption, la fraude ou les crimes de guerre.»

Au tribunal jeudi, l’avocate Clair Dobbin, du gouvernement américain, avait fait référence aux déclarations de l’avocat américain d’Assange, feu Michael Rattner, en 2013 que le ministère de la Justice d’Obama «s’en prenait à WikiLeaks à pleines dents».

]«Old Baily» (le tribunal le plus connu au Royaume-Uni) où Assange est jugé

«Qu’est-ce qui a changé?» a demandé Dobbin à Shenkman, contestant les arguments de la défense qu’Obama avait décidé de ne pas poursuivre.

Les avocats du gouvernement américain ont fait valoir à plusieurs reprises que le ministère de la Justice d’Obama n’a pas pris la décision de suspendre les poursuites. Ils ont indiqué qu’une enquête du grand jury contre Assange est en cours.

Ce qui ressort clairement du témoignage de Shenkman lui-même, c’est que le gouvernement Trump s’est appuyé sur l’héritage politique répressif d’Obama. Il a poursuivi les divulgations d’informations relatives à la sécurité nationale «plus agressivement que tout autre président dans l’histoire des États-Unis» (Shenkman). Il a déjà dépassé le nombre de poursuites de l’ère Obama en l’espace d’un seul mandat.

Le contre-interrogatoire d’hier s’est concentré sur la portée de la loi sur l’espionnage, les procureurs américains ayant clairement indiqué que les journalistes et les médias sont désormais une cible légitime — en particulier ceux qui sont considérés comme «non conventionnels».

En réponse au bref examen par Shenkman des menaces de la loi sur l’espionnage contre les organisations de médias pour avoir publié des secrets — sous les présidences de Roosevelt, Truman, Nixon, Ford et George H. W. Bush — Dobbin a déclaré: «Dans les cas que vous citez, ce sont presque tous des exemples d’éditeurs au sens conventionnel. En d’autres termes, des organes d’information sérieux employant des journalistes sérieux de la défense nationale?»

Shenkman a répondu: «Non, Beacon Press [qui a fait l’objet d’une enquête pour avoir publié les documents du Pentagone] était la branche de l’Association unitarienne universaliste qui s’occupait de l’édition. Il s’agissait souvent de médias qui n’étaient pas du tout des médias traditionnels. Il s’agissait souvent d’organes d’information qui avaient des opinions politiques perçues comme étant contraires au gouvernement ou qui exposaient des secrets ou des politiques, qui étaient considérés comme une opposition aux politiques en vigueur.»

L’affaire d’espionnage du gouvernement Truman contre Amerasia, «une minuscule revue de niche avec un abonnement de moins de 2000 personnes», était également motivée par des raisons politiques. Elle a publié des documents divulgués par des experts du Département d’État américain qui critiquaient la politique américaine à l’égard de la Chine après la Seconde Guerre mondiale. «Les hauts responsables du département d’État, comme on a révélé cela plus tard, étaient furieux de cette situation et, pour des raisons politiques [...] ils ont présenté une affaire de conspiration rentrant dans le cadre de l'Espionage Act.»

Shenkman a répondu franchement à la suggestion de Dobbin que seuls les «organes d’information sérieux» devraient se faire exempter de poursuites en vertu de la loi sur l’espionnage, en insistant sur le fait que «le premier amendement ne fait pas cette distinction».

Shenkman a rejeté les affirmations de Dobbin selon lesquelles WikiLeaks était accusé d’un comportement fondamentalement différent de celui des publications antérieures qu’il avait citées. Par exemple, les éditeurs et les journalistes d’Amerasia auraient «conspiré pour obtenir et publier des documents avec des sources internes» et Beacon Press a publié les documents du Pentagone parce que «ils voulaient qu’une bibliothèque d’informations soit accessible au public, aux universitaires […] ce qui, à mon avis, est un précurseur du type de philosophie qui sous-tend WikiLeaks.»

Faisant allusion au ciblage de WikiLeaks, Shenkman a demandé: «Y a-t-il un principe juridique pour limiter l’application de cette loi […] ou est-ce une limitation politique, car d’après ma lecture de l’acte d’accusation, tout est politique.»

Lors de la dernière session de la journée, Edward Fitzgerald QC a lu en preuve des extraits clés d’une déclaration de témoin du journaliste Dean Yates. En tant que chef du bureau de Reuters dans la zone rouge de Bagdad, Yates a été témoin des événements qui entouraient la frappe aérienne du «Collateral Murder», qui a fait deux morts parmi les journalistes de Reuters.

Yates se souvient: «Des gémissements ont soudain éclaté au fond de notre bureau. Je me souviens encore du visage angoissé du collègue irakien qui a fait irruption par la porte. Un autre collègue a traduit: Namir et Saeed se sont fait tuer.»

Yates a décrit comment ce meurtre de civils sans raisons — Namir était un photographe et Saeed un chauffeur/fixeur respecté — a été décrit par l’armée américaine: «Il ne fait aucun doute que les forces de la coalition étaient engagées dans des opérations de combat contre une force insurgée.»

Comme Fitzgerald l’a lu dans la déclaration de Yates, Baraitser a interjeté appel à plusieurs reprises, affirmant que son récit n’était pas pertinent pour la procédure. Tout au long de l’audience, les procureurs américains ont affirmé que la vidéo «Collateral Murder» ne faisait pas partie de leur dossier contre Assange. Mais comme l’a soutenu Fitzgerald, après avoir reçu des instructions de son client, la vidéo «Collateral Murder» est liée «de manière indivisible» aux règles d’engagement en Irak publiées par WikiLeaks et mentionnées dans l’acte d’accusation américain. C’est sur la base de ces règles d’engagement que le membre de l’équipage de l’Apache «Crazy Horse 1–8» a tiré sur des civils, faisant 18 morts et blessant horriblement deux enfants.

L'audience se poursuit aujourd’hui.

(Article paru d’abord en anglais le 19 septembre 2020)

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