Dans un contexte de tension à la frontière entre l'Inde et la Chine

Les États-Unis et l'Inde renforcent leur partenariat militaro-sécuritaire

Tandis que des dizaines de milliers de soldats indiens et chinois se trouvent actuellement dans une situation tendue à la frontière, l’Inde et les États-Unis ont tenu la troisième édition de leur dialogue 2+2, un sommet entre leurs ministres des Affaires étrangères et de la Défense, mardi à New Delhi. L’objectif principal de cette réunion – à laquelle assistaient les secrétaires d’État et à la Défense américains Mike Pompeo et Mark Esper avec leurs homologues indiens, respectivement Subrahmanyam Jaishankar et Rajnath Singh – était de renforcer le partenariat militaro-stratégique entre leurs pays, qui vise avant tout la Chine.

Des nomades du Kashmiri Bakarwal marchent alors qu’un convoi de l’armée indienne se déplace sur l’autoroute Srinagar-Ladakh à Gagangeer, au nord-est de Srinagar, en Inde, en juin. (Source: AP Photo/Mukhtar Khan)

Le gouvernement indien, dirigé par le premier ministre Narendra Modi, exploite le conflit frontalier, qui a éclaté en mai dernier, pour intégrer davantage New Delhi dans l’offensive militaro-stratégique de Washington contre Pékin. Les États-Unis n’attendaient que cela pour rendre la pareille, car devant le nouveau déclin de la position mondiale de l’impérialisme américain déclenché par la pandémie de COVID-19, il intensifie considérablement sa campagne de pression diplomatique, économique et stratégique sur la Chine et accélère ses plans de guerre contre son rival doté de l’arme nucléaire.

Il s’agit d’une politique bipartite de l’impérialisme américain qui se poursuivra indépendamment de l’issue de l’élection présidentielle de la semaine prochaine.

Le conflit entre l’Inde et la Chine au sujet de leur frontière himalayenne contestée continue de s’étendre. Les deux parties ont mobilisé plus de 50.000 hommes et ont déployé des avions de guerre, des missiles et des batteries antimissiles près de la ligne de contrôle réelle (LAC), la frontière indéfinie qui sépare les deux pays les plus peuplés du monde. Le conflit frontalier se concentre actuellement à l’est, où le Ladakh sous contrôle indien rejoint l’Aksai Chin sous contrôle chinois.

Depuis le début, Washington s’est immiscé de manière provocatrice dans le conflit actuel, dénonçant l’«agression» chinoise et incitant l’Inde à adopter une position dure. Ce faisant, il a considérablement accru le risque que le conflit, qui a déjà fait des dizaines de morts, ne dégénère en une guerre totale. La position de Washington contraste de manière frappante avec la position de neutralité qu’elle a adoptée en 2017. À l’époque, les troupes indiennes et chinoises se sont affrontées pendant 73 jours sur le plateau de Doklam, territoire revendiqué par la Chine et le Bhoutan, un État himalayen que New Delhi a longtemps traité comme un protectorat.

Soulignant le changement de position des États-Unis, les responsables américains ont à plusieurs reprises lié l’«agression» chinoise contre l’Inde à ses actions en mer de Chine méridionale. Là-bas, les États-Unis incitent à des disputes territoriales entre la Chine et ses voisins et ont mené une série de provocations navales et militaires contre Pékin.

La visite de Pompeo et Esper a permis d’intégrer davantage l’Inde dans les plans de guerre de Washington contre la Chine. Washington et New Delhi ont signé le 27 octobre l’accord de base d’échange et de coopération (BECA), négocié de longue date. Il permettra le partage entre les deux pays de technologies militaires de pointe et de données satellitaires et autres données classifiées. La finalisation du BECA ouvrira la porte à l’acquisition par l’Inde de drones Predator armés de fabrication américaine. Également, Washington et New Delhi vont partager des informations géospatiales nécessaires au ciblage précis des missiles et des drones.

Les deux parties auraient également discuté d’un large éventail de marchés d’armes et de projets de développement d’armes, notamment la production de petits drones qu’on utiliserait dans des attaques de drones en essaim. Selon la presse, l’Inde aurait fait une demande urgente de matériel de combat pour l’hiver extrême afin de pouvoir maintenir son déploiement de troupes en terrain inhospitalier de l’Himalaya, y compris sur les crêtes montagneuses éloignées à sa frontière avec la Chine que l’Inde a capturées lors d’une opération provocatrice qui impliquait des milliers de soldats à la fin du mois d’août.

À l’issue des discussions, Pompeo a déclaré que les États-Unis et l’Inde «prenaient des mesures de coopération contre toutes les formes de menaces» du «Parti communiste chinois… Nos dirigeants et nos citoyens voient de plus en plus clairement que le PCC n’est pas l’ami de la démocratie, de l’État de droit, de la transparence, de la liberté de navigation, le fondement d’une région Indo-Pacifique libre et prospère».

Pompeo a poursuivi en déclarant que «les États-Unis se tiendront aux côtés du peuple indien face aux menaces qui pèsent sur sa souveraineté et sa liberté» et, lançant une pointe à Pékin, il a indiqué qu’il avait visité le Mémorial national de guerre, où il avait rendu hommage aux 20 soldats indiens «tués par l’APL (l’Armée populaire de libération de la Chine) dans la vallée de Galwan» dans la soirée du 15 juin.

Le ministre indien des Affaires extérieures, Jaishankar, a déclaré que les discussions 2+2 avaient un contenu «politico-militaire». Expliquant que le partenariat croissant de l’Inde avec l’impérialisme américain a une portée mondiale, il a ajouté: «Nos convergences en matière de sécurité nationale se sont manifestement renforcées dans un monde plus multipolaire. Nous nous rencontrons aujourd’hui non seulement pour faire avancer nos propres intérêts, mais aussi pour faire en sorte que notre coopération bilatérale apporte une contribution positive sur la scène mondiale».

L’importance centrale que les États-Unis accordent à l’océan Indien dans leur offensive stratégique contre la Chine est un facteur clé dans la volonté de Washington de resserrer toujours plus son partenariat militaro-stratégique avec l’Inde. Les routes maritimes vitales pour le commerce d’exportation de la Chine et ses importations de pétrole et d’autres matières premières passent par l’océan Indien.

Ces dernières semaines, l’Inde a fait un premier pas important vers la mise en place de patrouilles navales conjointes dans l’océan Indien avec les États-Unis, une ambition de longue date de Washington, en organisant deux exercices improvisés avec des groupes de combat de porte-avions américains passant par l’océan Indien.

Soulignant l’intégration accrue de l’Inde dans l’alliance de sécurité dirigée par les États-Unis contre la Chine dans la région Asie-Pacifique, New Delhi a invité la semaine dernière l’Australie à participer à l’exercice naval annuel Malabar, qui se tiendra le mois prochain.

Il s’agira du premier exercice militaire conjoint qui réunit l’Inde, les États-Unis et leurs deux principaux alliés dans le cadre du traité Asie-Pacifique, le Japon et l’Australie. Il est largement considéré comme ouvrant la porte à la une alliance quadrilatérale dirigée par les États-Unis – un dialogue de sécurité qui réunit les quatre mêmes puissances – qui deviendra une alliance militaire de type OTAN. L’Inde avait auparavant été réticente à inviter l’Australie à se joindre à l’exercice Malabar par crainte d’antagoniser la Chine.

Faisant référence à la portée plus large de la coopération militaire entre l’Inde et les États-Unis dans toute la région Asie-Pacifique, Esper a déclaré: «Nous devons maintenant nous concentrer sur l’institutionnalisation et la régularisation de notre coopération afin de relever les défis du moment et de maintenir les principes d’une Indo-Pacifique libre et ouverte à l’avenir». Dans le cadre de ces liens militaires croissants, Washington pousse New Delhi à acheter davantage d’armes aux entreprises américaines plutôt qu’à la Russie. L’Inde a acheté pour 21 milliards de dollars d’équipements militaires fabriqués aux États-Unis depuis 2007.

Face à une crise socio-économique croissante qui s’est trouvée fortement exacerbée par la pandémie de COVID-19 et une opposition sociale croissante, le gouvernement Modi double la mise sur ses «réformes» néolibérales promarché et la poursuite de relations toujours plus étroites avec l’impérialisme américain, c’est-à-dire l’orientation stratégique poursuivie par la bourgeoisie indienne et chacun de ses gouvernements depuis 1991.

Modi et son gouvernement du parti Bharatiya Janata (BJP) ont lancé un «saut quantique» dans les réformes pro-investisseurs, y compris: le saccage des droits du travail; une vente au rabais des actifs publics; et des mesures pour stimuler l’agro-industrie aux dépens des petits exploitants. En même temps, à la poursuite des ambitions de grande puissance prédatrice de la bourgeoisie indienne, et dans le but de renforcer sa main contre une classe ouvrière rebelle à l’intérieur du pays, le gouvernement Modi consolide le rôle de l’Inde en tant que partenaire junior de l’impérialisme américain État anti-Chine de première ligne.

Washington s’est engagé à aider l’Inde à faire pression sur les entreprises américaines et occidentales pour qu’elles fassent de l’Inde un centre de production alternatif à la Chine. Il est significatif que New Delhi et Washington considèrent la production d’armements comme un élément clé de ce plan. Washington est désireux d’exploiter la main-d’œuvre indienne bon marché, mais aussi d’utiliser des investissements accrus comme un mécanisme supplémentaire pour rattacher l’Inde à son programme stratégique prédateur.

Le BECA est le dernier des quatre accords «fondamentaux» que Washington a poussé l’Inde à signer afin de créer le cadre d’une étroite coopération militaire et d’une action conjointe indo-américaine. On a signé en 2002 le premier accord fondateur, l’accord sur la sécurité générale des informations militaires (GSOMIA), qui garantissait des normes de sécurité pour la protection des informations critiques partagées par les États-Unis avec l’Inde. En 2016, les États-Unis ont désigné l’Inde comme «partenaire majeur en matière de défense», permettant à l’Inde d’acheter des systèmes d’armes américains technologiquement avancés jusque là limités aux alliés les plus proches de Washington, membres de l’OTAN ou non, comme l’Australie.

En 2016, Washington et New Delhi ont signé un deuxième accord fondamental, le protocole d’accord sur les échanges logistiques (LEMOA), qui accorde aux avions et aux navires de guerre du Pentagone l’accès aux bases indiennes et vice versa. Et en 2018, ils ont signé un troisième accord fondamental, l’accord sur la compatibilité et la sécurité des communications (COMCASA), qui prévoit l’interopérabilité entre les deux armées et la vente de technologies de pointe des États-Unis à l’Inde.

En janvier 2015, huit mois après l’arrivée au pouvoir de Modi et de son parti hindouiste BJP, l’Inde a adopté la ligne américaine dans le conflit de la mer de Chine méridionale et s’en est fait le complice des États-Unis depuis. La déclaration commune publiée à l’issue de la visite de Pompeo-Esper a, comme on pouvait s’y attendre, soulevé cette question.

Dans un geste stratégique clair en faveur de l’Inde, la déclaration commune a également mis en garde contre le Pakistan, le rival historique de l’Inde et sur lequel New Delhi rejette toute la responsabilité de la désaffection massive de la population musulmane du Cachemire sous contrôle indien et de la poursuite de l’insurrection séparatiste islamiste dans cette région. La déclaration dénonçait «l’utilisation de mandataires terroristes et condamnait fermement le terrorisme transfrontalier sous toutes ses formes». Elle exhorte le Pakistan à prendre «des mesures immédiates, soutenues et irréversibles» pour s’assurer qu’on n’utilise «aucun territoire sous son contrôle» pour «des attaques terroristes» et à «traduire rapidement en justice les auteurs et les planificateurs de toutes ces attaques, y compris celles de Mumbai, Uri et Pathankot».

L’ensemble de l’élite dirigeante indienne soutient le partenariat militaro-stratégique croissant de New Delhi avec les États-Unis et sa position agressive contre la Chine. Le principal parti d’opposition, le Parti du Congrès, a attaqué à plusieurs reprises Modi de la droite, alléguant que son gouvernement n’a pas fait assez pour contrer «l’agression chinoise». Tout en prétendant s’opposer à l’alliance Inde-États-Unis, le Parti communiste stalinien de l’Inde (marxiste), ou CPM, approfondit son alliance avec le Congrès, qu’il clame comme une alternative «démocratique et laïque» au BJP. C’est le gouvernement de l’UPA, dirigé par le Congrès, qui a été au pouvoir pendant une décennie avant l’élection de Modi en mai 2014, qui a été le premier à forger un «partenariat stratégique mondial» avec les États-Unis sous le président George W. Bush.

La visite de Pompeo-Esper en Inde s’inscrit dans le cadre plus large de la volonté des États-Unis d’intégrer les pays d’Asie du Sud dans leur campagne de guerre contre la Chine. Ils veulent faire de l’océan Indien et, en particulier, de ses divers points d’étranglement, une zone clé de tout blocus économique ou guerre avec la Chine.

Pompeo s’est rendu au Sri Lanka depuis l’Inde mardi soir et a entamé des discussions avec le président sri-lankais Gotabhaya Rajapakse et le ministre des Affaires étrangères Dinesh Gunawardena mercredi. De là, il s’est envolé pour les Maldives, un minuscule État aux mille îles qui, comme le Sri Lanka, se trouve à proximité des principales voies maritimes de l’océan Indien. En septembre, Washington a annoncé un accord de défense avec les Maldives. L’Inde, qui par le passé avait cherché à dissuader les États-Unis de prendre pied stratégiquement dans ce qu’elle considère comme son arrière-cour, a immédiatement exprimé son ferme soutien à ce pacte, dont on a rendu publics peu de détails.

(Article paru en anglais le 29 octobre 2020)

Loading