Alors que le conflit s'intensifie au Tigré, l'Éthiopie se dirige vers la guerre civile

L'escalade du conflit militaire au Tigré, dans le nord de l'Éthiopie, où vivent six millions de personnes, crée une terrible crise humanitaire qui déborde au-delà des frontières du pays. Elle menace de dégénérer en guerre civile plus large dans ce pays de 110 millions d'habitants, et de submerger la Corne de l'Afrique.

Des centaines de personnes sont mortes depuis le début des combats au début du mois après que le Premier ministre Abiy Ahmed a ordonné des frappes aériennes en réponse à ce qu’il affirma être une attaque contre un complexe militaire de la part du parti au pouvoir au Tigré, le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT). Il a également déployé des troupes dans la province.

Les cibles des frappes aériennes comprenaient des positions du FLPT autour de la capitale tigréenne de Mekélé. Les troupes éthiopiennes ont pris le contrôle de la base aérienne d'Humera dans le but de sécuriser la frontière avec le Soudan et d'empêcher les forces du FLPT de s'échapper. Le Soudan a répondu en déployant ses forces à la frontière, bloquant potentiellement le Tigré, qui comptait déjà 600 000 personnes dans le besoin.

Les régions de l’Ethiopie (source: map for use on Wikivoyage, English version)

Des combats ont été signalés dans plusieurs endroits, mais les détails sont peu précis, car le gouvernement fédéral d'Addis-Abeba a coupé les lignes téléphoniques et Internet, arrêté des journalistes et empêché les gens d'atteindre la province.

Le gouvernement d'Abiy a déclaré un état d'urgence de six mois dans la province, tandis que le parlement fédéral éthiopien a déclaré le gouvernement régional de Tigré illégal et voté sa dissolution. Le parlement a déclaré que les dirigeants du Tigré avaient « violé la constitution et mis en danger le système constitutionnel » en organisant des élections régionales en septembre. Ils l’avaient fait après qu'Abiy eut reporté les élections promises cette année, apparemment en raison de la pandémie, alors que les manifestations anti-gouvernementales et l'opposition allaient grandissant.

Le Parlement a déclaré qu'un nouveau gouvernement intérimaire organiserait des élections et « mettrait en œuvre les décisions prises par le gouvernement fédéral ». Il a déclaré que le FLPT devrait être qualifié de groupe terroriste, le tenant responsable pour un massacre de l'ethnie Amhara à Oromia le 2 novembre, aggravant encore les tensions.

Les prétentions réformistes d'Abiy signifient essentiellement le relâchement des liens du pays avec la Chine et l'adoption de politiques économiques néolibérales qui ouvrent l'économie en grande partie dirigée par l'État éthiopien aux sociétés transnationales et aux institutions financières, à l'acclamation des puissances impérialistes. Abiy est un ancien officier du renseignement militaire et ministre de la Défense dans le précédent gouvernement dirigé par le FLPT. Il espère que l'assaut militaire contre Tigré garantira le renversement du leadership du FLPT et établira une nouvelle direction subordonnée au gouvernement fédéral.

Des refugiés éthiopiens font la queue pour de l’eau dans la région de Qadarif, à l’est de Soudan le dimanche 15 novembre 2020. Des milliers d’Ethiopiens ont fui la guerre au Tigré vers le Soudan (AP Photo/Marwan Ali)

Abiy a rejeté les appels des Nations Unies et de l'Union africaine à des pourparlers et a réitéré son intention de l'emporter par la force. Mais sa réaction agressive pourrait se retourner contre lui et inciter le FLPT et ses partisans à camper sur leurs positions. Plus de la moitié de l’armée éthiopienne est basée au Tigré, héritage de sa guerre avec l’Érythrée, et son soutien n’est pas assuré, ce qui a poussé Abiy à limoger son chef de l’armée, le chef du renseignement et le ministre des Affaires étrangères.

Le conflit pourrait inciter d'autres provinces semi-autonomes et ethniques d'Éthiopie, y compris celle d'Abiy, Oromia, où une rébellion armée est déjà en cours, à faire sécession. Les politiciens de tous bords ont attisé les tensions ethniques pour empêcher une lutte unifiée des masses appauvries contre les élites éthiopiennes. Les meurtres et les intimidations sont un phénomène quotidien. Les troubles s'intensifient dans la région somalienne, avec au moins 27 personnes tuées dans des affrontements à la frontière entre les régions d’Afar et Somali au cours des dernières semaines. La Commission éthiopienne des droits de l'homme a déclaré que des hommes armés avaient tué au moins 34 personnes dans un bus samedi soir dans la région occidentale de Benishangul-Gumuz, qui borde le Soudan.

Des responsables éthiopiens ont déclaré que les forces tigréennes avaient tiré des roquettes vers la province d'Amhara qui est adjacente à Tigré, une roquette ayant frappé l'aéroport de Gondar et une autre l'aéroport de Bahir Dar, près du lac Tana, vendredi. Bien que le nombre de victimes soit inconnu, les deux aéroports sont utilisés par des avions militaires et civils car l’infrastructure routière du pays est médiocre.

Le FLPT a déclaré que les attaques à la roquette répondaient aux frappes aériennes et aux attaques menées par les forces d'Abiy, qui comprenaient à la fois les troupes fédérales et les forces régionales d'Amhara ainsi que des unités d'Érythrée, à la frontière nord du Tigré. Il semble que des factions armées d'Amhara cherchent à regagner du territoire dans l'ouest du Tigré, dont elles prétendent que le FLPT l’a annexé lorsque le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE) créa la structure fédérale de 1995.

Un porte-parole tigréen a mis en garde contre de nouvelles frappes non seulement contre des cibles éthiopiennes, mais également contre l'Érythrée, faisant craindre que les combats ne se propagent au-delà des frontières éthiopiennes. Debretsion Gebremichael, président régional du Tigré, a déclaré à Reuters que l'Érythrée avait envoyé 16 divisions vers l’Éthiopie, sans préciser le nombre de soldats impliqués. Dimanche, la BBC a rapporté que les forces tigréennes avaient tiré des roquettes sur l'Érythrée, après avoir affirmé que des soldats éthiopiens utilisaient un aéroport érythréen pour attaquer le Tigré.

Pendant près de deux décennies, l'Éthiopie et l'Érythrée ont mené une guerre brutale à propos de frontières contestées, qui s'est répandue en Somalie, a coûté la vie à 100 000 personnes et a entraîné des déplacements internes massifs des deux côtés. Elle s'est terminée en 2018, l'Éthiopie ayant accepté de céder Badme, le territoire contesté au cœur du conflit, à l'Érythrée, conformément à une décision de l'ONU. Pour cela, Abiy, mais pas son homologue, le président érythréen Isaias Afwerki, a reçu le prix Nobel de la paix en 2019. Ce n’était guère plus qu’un coup de pub visant à renforcer sa crédibilité alors qu’il cherche à relier plus étroitement l’Éthiopie aux puissances impérialistes.

Cela a provoqué la fureur du côté du FLPT, qui revendique Badme comme sien. Le parti a refusé de rejoindre la nouvelle coalition du Parti de la prospérité d'Abiy qui a remplacé le FDRPE, une coalition de plusieurs milices et partis dans laquelle le FLPT eut été le partenaire dominant qui gouvernait le pays depuis 1991. Le FLPT considérait le traité de paix comme «une trahison» de Tigré et installa des postes frontaliers autour de Badme, empêchant la pleine mise en œuvre de l'accord de paix de 2018.

Cela plaça le FLPT sur une trajectoire d’affrontement avec le gouvernement Abiy qui avait cherché à le marginaliser en écartant des personnalités tigréennes des institutions fédérales, en lançant un mandat d'arrêt contre un ancien chef d'espionnage et membre de l'organe de direction du FLPT et en accusant le FLPT d'avoir utilisé des éléments tiers pour inciter des troubles violents.

Au cours des derniers jours, des informations ont fait état d'un massacre de civils. L' organisation de défense des droits humains Amnesty International affirme qu'elles avait confirmé que «des dizaines, et probablement des centaines, de personnes avaient été massacrées à l’arme blanche » dans la ville de Mai-Kadra (May Cadera ) près de la frontière soudanaise le 9 novembre. Abiy a accusé les forces proches du FLPT d'avoir perpétré les meurtres, une affirmation démentie par le FLPT. Les réfugiés tigréens au Soudan ont imputé le massacre à des inconnus de l'Etat voisin d'Amhara.

Michelle Bachelet, la cheffe des droits de l'homme de l'ONU, a déclaré: «Il y a un risque que cette situation devienne totalement incontrôlable» et a averti que le massacre, s'il était confirmé, constituerait un crime de guerre s'il était commis par l'une des forces belligérantes.

Les combats ont forcé au moins 20 000 civils à traverser la frontière avec le Soudan, selon l'ONU, qui a averti que neuf millions de personnes pourraient être déplacées par les combats, s'ajoutant aux 1,8 million de personnes déjà déplacées à l'intérieur du pays.

Le 11 novembre, le gouvernement soudanais a averti que 200 000 Éthiopiens pourraient bientôt fuir le Tigré pour se rendre au Soudan. Cela rendrait le pays incapable de faire face, sur fond de mécontentement croissant face à l'incapacité du gouvernement civil à la botte de l’armée, et d’agir contre les terribles conditions sociales et économiques. En avril de l'année dernière, l'armée soudanaise, soutenue par les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite, a organisé un coup d'État préventif contre le régime de longue date du président Omar el-Béchir alors que des manifestations antigouvernementales de masse menaçaient d’échapper à tout contrôle.

Le FLPT a également accusé Abiy d'avoir utilisé des drones de la base militaire des Émirats arabes unis à Assab, en Érythrée, pour attaquer la région.

(Article paru en anglais le 16 novembre 2020)

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