Le gouvernement nigérian passe à l'offensive contre les jeunes qui manifestent contre la brutalité policière

Le gouvernement du président Muhammadu Buhari a lancé une offensive tous azimuts contre ceux qui ont joué un rôle de premier plan dans la rébellion contre la brutalité policière à l’échelle du pays, qui a duré plusieurs semaines

Cette répression fait suite à la suppression brutale des manifestations #End SARS (brigade spéciale anti-vol) – les plus larges depuis des décennies – qui a entraîné la mort de 69 personnes et blessé des centaines de gens à travers le pays.

Elle vise à intimider et à criminaliser les manifestations pacifiques et l’information médiatique, dans l'intérêt des kleptocrates nigérians et des sociétés énergétiques transnationales qui ont pillé les richesses du pays.

Un homme tient une pancarte alors qu'il manifeste dans la rue pour protester contre la brutalité policière à Lagos, au Nigéria, le lundi 19 octobre 2020 ( source: AP Photo / Sunday Alamba )

Quelque 1 500 personnes ont été arrêtées, certaines lors d’opérations style Gestapo. Parmi les détenus figurent un certain nombre d'activistes et de journalistes arrêtés à Abuja, la capitale, qui sont accusés d’association de malfaiteurs, de rassemblement illégal, d'incitation aux troubles et atteinte à l’ordre public. D'autres ont été arrêtés pour avoir géré une plate-forme WhatsApp pour coordonner les manifestations dans l'État d'Osun, tandis qu'un artiste qui avait joué un rôle de premier plan dans les manifestations à Lagos et prévoyait une autre manifestation, a été saisi à son domicile et jeté en prison.

Pelumi Onifade, un journaliste de 20 ans de Gboah TV, arrêté et blessé par la Force d’intervention de l'État de Lagos le 24 octobre, a été retrouvé mort deux semaines plus tard. Vêtu d'une veste l'identifiant clairement comme journaliste, il filmait des affrontements entre les manifestants et la Force d’intervention.

Après avoir mis en place des commissions d'enquête sur les accusations bien fondées d'intimidation systématique, d'extorsion, d'enlèvement et de meurtre par la tristement célèbre Brigade policière spéciale anti-vol (SARS) comme moyen d'apaiser les manifestants, le gouvernement les utilise comme un moyen de harceler et d’intimider les militants.

Deux jeunes panélistes ont boycotté les audiences des commissions d’enquête après que le compte bancaire de l’un d'eux eut été gelé par la Banque centrale du Nigéria. Celle-ci a gelé les comptes d'au moins 20 militants impliqués dans les manifestations ainsi que de six institutions financières, alléguant leur implication dans du « financement de terrorisme ». Alors que les organisateurs de manifestations ont poursuivi la banque centrale pour que leurs comptes soient débloqués, il est peu probable qu'ils obtiennent une décision de justice rapide.

Les autorités de l'aéroport international de Lagos ont saisi le passeport de Moe Odele, une avocate qui a organisé une aide juridique gratuite pour les manifestants. Elle participe à la défense d' Eromosele Adene, un musicien ayant aidé à organiser des manifestations à Lagos et ayant été libéré sous caution après avoir été détenu pendant 11 jours sans inculpation. Odele, qu’on a empêché de voyager, n'a récupéré son passeport qu'une semaine plus tard après un tollé public.

D'autres militants en vue se seraient cachés ou auraient quitté le pays. La répression cible entre autre des journalistes et des médias audiovisuels. Gatefield, une entreprise de communication basée dans la capitale Abuja, s’est vue geler un compte bancaire dédié au financement du journalisme indépendant. Adewunmi Emoruwa, stratège en chef à Gatefield, a accusé le gouvernement de réprimer le mouvement de protestation et d'insuffler la peur. « Les instruments de l'État sont transformés en arme de manière sans précédent, en particulier la [banque centrale], qui devrait être très indépendante et rester à l'écart de problèmes politiques comme celui-ci », a-t-il déclaré.

La police réprime également les rassemblements ; elle a interdit un symposium sur les «leçons et les tâches» du mouvement #EndSARS, que la famille du défunt musicien et activiste afrobeat de renommée internationale Fela Kuti avait prévu d'organiser dans leur salle de concert de Lagos, le New Afrika Shrine.

Les manifestations du Nigeria, pays qui compte plus de 206 millions d'habitants et est la plus grande économie d'Afrique, ont commencé après qu'un clip vidéo du meurtre d'un jeune homme par le SARS soit devenu viral. S'inspirant des manifestations mondiales de masse contre le meurtre policier de George Floyd aux États-Unis, les jeunes Nigérians – l'âge médian du pays est de 19 ans – sont descendus dans la rue. Unis à travers les ethnies, les groupes tribaux et les religions, ils ont attiré le soutien de la diaspora nigériane du monde entier.

La promesse du gouvernement de remplacer le SARS par une nouvelle unité, Armes et tactiques spéciales (SWAT), n'a fait qu'exacerber la contestation. Le mois dernier, il est apparu – après des démentis initiaux – que le Royaume-Uni, ancienne puissance coloniale dont la société Shell Oil a des investissements majeurs dans le delta du Niger, avait en 2019 fourni une formation et de l'équipement aux forces de police et de sécurité nigérianes, largement reconnues comme étant parmi les pires du monde. Ce programme a été organisé à travers le Fonds Conflit, Stabilité et Sécurité (CSSF) du ministère des Affaires étrangères, dont le financement provient du budget (dit «d'aide») du ministère du Développement international.

Ce qui avait commencé comme une levée de boucliers contre la brutalité généralisée des forces de police et de sécurité s’est rapidement transformé en manifestation de masse contre la corruption endémique, le banditisme, les syndicats de crime organisé et la mauvaise gestion économique du gouvernement, et une mauvaise gestion de la pandémie de coronavirus.

Les tirs à balles réelles par l'armée sur les manifestants pacifiques qui bloquaient la barrière de péage du pont Lekki-Ikoye à Lagos, le 20 octobre, tuant au moins 12 personnes et en blessant 50, ont encore exacerbé les tensions. Les manifestants s'étaient assis sur la route, agitant le drapeau nigérian et chantant l'hymne national.

Les manifestations se sont poursuivies au mépris des couvre-feux. Des foules ont mis le feu aux postes de police, aux banques, aux bâtiments de la télévision et des médias et aux bureaux du gouvernement. Les centres commerciaux et les entrepôts alimentaires gouvernementaux stockant de la nourriture ont été pillés au milieu d'accusations généralisées que des fonctionnaires du gouvernement fédéral avaient détourné des fonds de secours pour la pandémie et stockaient de la nourriture pour leurs familles et amis.

Les autorités ont annoncé leur intention d'introduire une censure des réseaux sociaux suite à la diffusion dans le monde d'images, de vidéos et d'un flux en direct sur Instagram, des tirs meurtriers du péage de Lekki. Le ministre de l'Information Lai Mohammed a déclaré que les «fausses nouvelles» étaient l'un des plus grands défis auxquels le Nigéria était confronté et que «l'utilisation des réseaux sociaux pour diffuser de fausses nouvelles et de la désinformation signifie qu'il est nécessaire de faire quelque chose à ce sujet ».

Mohammed a également menacé de sanctionner CNN, le réseau américain d'information par câble, pour son reportage sur les tirs des soldats sur les manifestants au péage de Lekki. Il a accusé le réseau de diffuser de fausses informations et de la désinformation, et a nié que les soldats aient tiré sur les manifestants, contredisant ainsi une déclaration précédente qui niait la présence de soldats au péage. Bien qu'il n'ait pas précisé les mesures que prendrait le gouvernement, son silence était censé signifier que celui-ci révoquerait la licence de CNN, provoquant l'indignation dans tout le pays.

CNN a défendu son reportage, affirmant qu'il avait été soigneusement et méticuleusement préparé et basé sur les déclarations de dizaines de témoins et des images vérifiées de soldats tirant en direction de manifestants.

Ces mesures indiquent que l'élite dirigeante du Nigéria utilisera tous les moyens possibles pour faire taire et réprimer les travailleurs et les jeunes qui affrontent la misère sociale et la faim alors que les prix des denrées alimentaires montent en flèche. Le taux de chômage officiel est de 27 pour cent, dans un contexte de baisse des revenus pétroliers et de récession induite par la pandémie.

Les principaux produits alimentaires coûtent beaucoup plus qu'il y a quelques mois, un sac de 50 kg de riz se vendant 32 000 ₦, au lieu de 26 000 ₦ auparavant. Les oignons ont vu leur prix quadrupler, ce que le gouvernement a imputé aux manifestations et au pillage. Dans le même temps, le gouvernement a augmenté le prix du carburant et de l'électricité, même si les coupures d'électricité sont la norme plus que l'exception.

Dans ce pays riche en pétrole, le revenu annuel moyen n'est que de 2 000 dollars. L'enseignement public, avec des frais de participation élevés pour les usagers, est dans un état déplorable. Les soins de santé sont pratiquement inexistants alors que la pandémie de COVID-19 se développe et que la fièvre jaune est de retour, plus de 70 personnes étant décédées de la maladie depuis septembre, contre 47 sur l'ensemble de l'année 2019.

Des conditions similaires de pauvreté et de brutalité policière existent sur tout le continent ; les hashtags de protestation sont à la mode dans au moins sept pays, dont le Congo, le Zimbabwe et la Namibie, ce qui a donné lieu au hashtag #AfricaIsBleeding (l’Afrique saigne). L'ampleur de la jeune population du continent – quelque 20 pour cent des Africains ont entre 15 et 24 ans, peu d'entre eux ayant une perspective réaliste d'emploi sûr et d'avenir décent – témoigne de la poudrière qu'est le continent africain.

(Article original paru en anglais le 23 novembre 2020)

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