Les manifestations étudiantes se poursuivent en Turquie en dépit des mesures d'État policier

Les manifestations de masse des étudiants à Istanbul contre la nomination par le président Recep Tayyip Erdoğan d'un nouveau recteur à l'université de Boğaziçi, l'une des universités les plus prestigieuses de Turquie, se sont poursuivies mercredi malgré une répression brutale.

Les manifestations dominent les médias sociaux en Turquie, attirant la sympathie de masses plus larges de la population. Cela survient au milieu d'une colère et d'une opposition explosives de la classe ouvrière et de la jeunesse face à la réponse du gouvernement à la pandémie, à la baisse du niveau de vie et à la multiplication des mesures anti-démocratiques, en Turquie et dans le monde.

Manifestation de masse à Kadıköy, İstanbul, 6 janvier, 2020 [source: @ boundayanisma on Twitter]

Défiant l’interdiction imposée par le gouverneur d’Istanbul, Ali Yerlikaya, de manifester et de défiler dans les quartiers de Beşiktaş et de Sarıyer, des centaines d’étudiants ont manifesté contre le recteur "fiduciaire", le professeur Melih Bulu, devant le bâtiment administratif de l’ université de Boğaziçi. Tandis qu'ils scandaient "recteur fiduciaire, démissionnez", Bulu leur a fait signe de la main de façon méprisable dans un entretien en direct en ligne.

Malgré un déploiement massif de la police autour de l'université, les étudiants ont marché près de huit kilomètres de l'université de Boğaziçi au port de ferry de Beşiktaş pour se rendre dans le district de Kadıköy pour une manifestation de masse convoquée par des groupes d'étudiants. En cours de route, les gens ont applaudi et les conducteurs ont klaxonné pour soutenir les étudiants.

Attirant de nombreux autres étudiants, travailleurs et sympathisants, la manifestation de masse à Kadıköy a été une puissante expression de la colère sociale croissante contre le gouvernement Erdoğan et sa campagne autoritaire dans l'intérêt de la classe dirigeante. En scandant certains slogans popularisés lors des manifestations de masse du parc Gezi qui se sont répandues dans tout le pays et ont secoué le gouvernement en 2013, les étudiants ont déclaré que leur lutte se poursuivrait jusqu'à ce que Melih Bulu démissionne et que les détenus soient libérés.

Lors de la manifestation, les étudiants ont lu une déclaration au nom de "Solidarité Boğaziçi", faisant valoir trois revendications: "1) Nos amis détenus devraient être libérés immédiatement, 2) Melih Bulu et tous les recteurs fiduciaires qui ont été nommés devraient démissionner immédiatement, 3) Des élections démocratiques devraient être organisées pour les recteurs de toutes les universités."

Les manifestations des étudiants de l'Université de Boğaziçi ont commencé à s'étendre dans d'autres villes et universités. Des centaines d'étudiants de l'Université technique du Moyen-Orient (ODTÜ) à Ankara ont défilé mercredi pour montrer leur solidarité. Les étudiants de l'Université Galatasaray et de l' Université des Beaux-Arts Mimar Sinan d' Istanbul ont également déclaré leur soutien, et des jeunes ont manifesté leur solidarité dans la ville occidentale d'Izmir.

Quand Erdoğan a nommé Bulu recteur de l'Université de Boğaziçi, dans un décret présidentiel du 1er janvier, les protestations et les critiques ont commencé, en notant que Bulu était candidat à l'investiture aux élections générales de 2015 pour le Parti justice et développement d'Erdoğan (AKP).

Les universitaires de l'Université de Boğaziçi ont fait une déclaration dimanche intitulée "Nous n'acceptons pas, nous n'abandonnons pas!" pour s'opposer à cette nomination, déclarant: "C'est un autre cas des nombreuses pratiques antidémocratiques en cours depuis 2016, visant à abolir les élections rectorales. Nous ne l'acceptons pas, car elle viole clairement la liberté universitaire et l'autonomie scientifique ainsi que les valeurs démocratiques de notre université."

Alors que les étudiants utilisaient les médias sociaux pour protester contre cette décision, des groupes d'étudiants ont appelé à une manifestation lundi à l'université, à laquelle des milliers d'étudiants ont répondu avec enthousiasme. Les étudiants ont également boycotté les cours, en ligne en raison de la pandémie.

Le gouvernement a déployé des forces de police massives à l'université contre la manifestation de masse, et elle a durement attaqué les étudiants avec des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes. Dans un geste sans précédent, la police a cadenassé la porte de l'université pour empêcher les étudiants à l'intérieur et à l'extérieur de l'université de se réunir.

Cette offensive réactionnaire n'a pas empêché les étudiants de se rassembler à l'université. Les travailleurs ont également soutenu la manifestation et appelé à la solidarité dans la lutte de classe. Les travailleurs menant une lutte pour les salaires impayés et les indemnités de départ chez Bimeks, une entreprise d'électronique, ont assisté à la manifestation. Vedat Akgiray, conférencier à l'université sur "l'éthique des affaires", était le patron de près de 1 500 employés de Bimeks licenciés sans indemnisation en 2016.

La pratique du gouvernement de nommer des recteurs d'université a commencé dans le cadre d'une campagne autoritaire et antidémocratique plus large immédiatement après l'échec du coup d'État soutenu par l'OTAN en 2016, qui visait à renverser le gouvernement Erdoğan.

Lors d'une purge massive dans les universités ciblant les opposants au gouvernement depuis 2016, des milliers d'universitaires ont été limogés par décret présidentiel. En fait, cela a commencé en janvier 2016, lorsque plus de 1 000 universitaires ont publié une déclaration au nom des "Universitaires pour la paix" pour s'opposer aux opérations militaires en (article en anglais) en cours dans les villes kurdes du sud-est, qui visaient le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) interdit. Ces opérations ont fait de nombreux morts, y compris des civils dans les zones d’habitation.

Quand Erdoğan a nommé le professeur Dr. Mehmed Özkan comme recteur de l'université de Boğaziçi en 2016 – bien que le recteur sortant, le professeur Dr. Gülay Barbarosoğlu ait reçu plus de 80 pour cent des votes – cela a également déclenché des protestations d'étudiants et d'universitaires. Le recteur sortant Özkan était également le frère d'un politicien de l'AKP.

L'université de Boğaziçi a également connu une importante manifestation anti-guerre en 2018 sous des banderoles disant: "Il n'y a rien à célébrer sur la guerre et l'occupation", faisant référence à l'invasion de la ville syrienne d'Afrin par l'armée turque et ses mandataires islamistes. Après cette manifestation, de nombreux étudiants ont été arrêtés (article en anglais)

Après les dernières manifestations, dans un effort désespéré pour réprimer et intimider l'opposition croissante de la classe ouvrière et des jeunes à la pandémie et à l'aggravation de la crise sociale et économique, le gouvernement a déclenché une attaque de style État-policier contre les étudiants. Au moins 36 jeunes sont détenus depuis lundi.

Des unités d'opérations spéciales munies d'armes à long canon ont kidnappé des étudiants lors d'opérations de descente à domicile, enfonçant les portes pour saisir et arrêter les étudiants. Plusieurs auraient été fouillés à nu lors de leur détention dans les commissariats.

Le porte-parole du ministère de l'Intérieur, İsmail Çataklı, a affirmé mardi que certains détenus étaient liés à des "organisations terroristes", diffamant un mouvement pacifique et légitime d'étudiants afin de détourner le soutien croissant en leur faveur parmi les travailleurs.

Devlet Bahçeli, allié d’Erdoğan et chef du parti d’extrême droite Mouvement nationaliste (MHP) dénoncé dans les manifestations de l’université de Boğaziçi, fait la promotion des attaques étatiques et fascistes contre le mouvement. "La tentative de lancer depuis l'université de Boğaziçi un soulèvement du Parc Gezi est une conspiration qui doit être écrasée", a-t-il déclaré mercredi.

Cette menace doit être prise au sérieux, comme un avertissement aux jeunes et à toute la classe ouvrière de ce qu’on prépare. Au milieu d'une pandémie dévastatrice et d'une pauvreté et d'un chômage de masse, le gouvernement, représentant les intérêts de l'élite dirigeante, prévoit de répondre aux luttes croissantes de la classe ouvrière contre la politique d'immunité collective par des mesures policières brutales, soutenues par des forces fascistes.

La voie à suivre pour les étudiants est de s'orienter vers la classe ouvrière, la seule force sociale capable de défendre les droits démocratiques et de vaincre la marche à la dictature de la classe dirigeante, sur la base d'une perspective internationale et socialiste. Nous appelons les étudiants à créer des sections de l'International Youth and Students for Social Equality (IYSSE, Jeunes et Étudiants internationaux pour l'égalité sociale) dans leurs écoles et universités pour faire progresser cette perspective et développer un mouvement socialiste international parmi les jeunes.

(Article paru en anglais le 8 janvier 2021)

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