Le mouvement #MoiAussi au Québec réagit aux acquittements de Rozon et Salvail en dénonçant la présomption d’innocence

À quelques jours d’intervalle les 15 et 18 décembre, la Cour du Québec a rendu son jugement dans deux causes hautement médiatisées impliquant le producteur Gilbert Rozon et l’animateur Éric Salvail. Les deux faisaient face à des accusations distinctes d’agression sexuelle et ont été acquittés. La Couronne a fait savoir qu’elle ne ferait pas appel.

Gilbert Rozon, fondateur et président du festival Juste pour rire jusqu’à sa démission forcée en 2017, était accusé d’avoir violé une femme en 1979 ou 1980 dans une résidence privée après une soirée dans une discothèque. Quant à Éric Salvail, jusqu’ici une personnalité en vue de l'industrie du spectacle au Québec, il était accusé de harcèlement criminel, de séquestration et d’agression sexuelle envers un collègue de Radio-Canada en 1993. Dans les deux dossiers, la seule preuve produite par la Couronne au soutien des accusations était le témoignage du plaignant.

Les allégations contre Rozon et Salvail avaient donné lieu en 2018 et 2019 à une intense campagne médiatique orchestrée par le mouvement #MoiAussi au Québec dont l’objectif était de dépeindre les deux hommes comme de dangereux prédateurs sexuels dont la culpabilité était acquise avant même qu’ils ne subissent leur procès.

Dans une telle atmosphère, les deux jugements rendus en décembre sont des efforts honnêtes pour faire respecter certains principes démocratiques essentiels du droit criminel: la présomption d’innocence (en tant que protection contre l’arbitraire policier et les abus de l’État) et le fait que le fardeau de la preuve repose sur la Couronne.

En présence de versions contradictoires du plaignant et de l’accusé, le juge ne peut pas simplement décider sur la base du témoignage qu’il juge le plus probant. Même si le tribunal rejette le témoignage de l’accusé, cela n’a pas pour effet de renverser la présomption d’innocence. La preuve hors de tout doute raisonnable doit quand même être faite par le ministère public et c’est ainsi que le manque de crédibilité du plaignant peut créer un doute raisonnable là où le témoignage de l’accusé n’a pas réussi à le faire.

Dans le dossier Salvail, le juge Dalmau n’a pas donné foi au témoignage de l’accusé. Cependant, il a aussi conclu que le plaignant manquait de crédibilité en raison de contradictions importantes entre son témoignage et la preuve documentaire, une tendance à l’exagération et des contradictions importantes avec ses déclarations antérieures sur des éléments essentiels de son témoignage. C’était à un point tel que le juge ne pouvait pas écarter la possibilité que le plaignant ait fabriqué des portions de son témoignage. En l’absence de preuve hors de tout doute raisonnable que Salvail a commis les crimes dont il était accusé, le juge Dalmau l’a donc acquitté.

Dans le dossier Rozon, la juge Hébert a trouvé la plaignante généralement crédible tout en identifiant des faiblesses dans son témoignage, dont des contradictions et des trous de mémoire «difficiles à comprendre». La juge n’a pas cru la version de l’accusé sans pouvoir toutefois la rejeter entièrement. Ce témoignage, plausible bien que moins convaincant que celui de la plaignante, a donc soulevé un doute raisonnable en faveur de l’accusé.

Le contenu des deux jugements réfute les allégations du mouvement #MoiAussi que le système de justice serait «biaisé» en faveur des agresseurs sexuels, ce qui rendrait nécessaire une «réforme» du droit criminel en matière d’agressions sexuelles pour renverser le fardeau de la preuve et introduire une obligation légale de «croire les victimes».

En réalité, les deux juges font preuve d’empathie pour les plaignants. Ils passent l’éponge sur les petites contradictions dans le témoignage des plaignants ou l’oubli de détails secondaires – ce qui contredit le stéréotype de la victime persécutée par le système de justice, malmenée en contre-interrogatoire et méprisée par un juge qui exige un témoignage sans faille sur les moindres détails. Au même moment, les juges maintiennent la présomption d’innocence en opposition à ses détracteurs. Comme l’écrit la juge Hébert, «le mot d’ordre “croire la victime” qui est associé au mouvement #MoiAussi n’a pas sa place en droit criminel».

De façon prévisible, la réaction des grands médias et des cercles associés à #MoiAussi a été hystérique. Ils ont élevé la voix pour exiger que l’on change le droit en matière d’agression sexuelle afin d’en finir une fois pour toutes avec cette présomption d’innocence qui fait obstacle à leur campagne anti-démocratique!

Ce type de revendication reçoit le soutien actif de l’élite dirigeante canadienne qui mène un assaut frontal sur les droits démocratiques par la criminalisation des grèves, la suppression des libertés civiles sous prétexte de «lutte au terrorisme», et la promotion croissante du militarisme.

Dans l’exemple le plus explicite, le quotidien montréalais Le Devoir, proche des milieux nationalistes québécois, a publié le 18 décembre un éditorial de sa rédactrice en chef Marie-Andrée Chouinard, intitulé «À armes inégales».

Le titre est tiré d’une expression de la juge Hébert selon laquelle «dans un procès criminel, les parties ne sont pas à armes égales; les règles du jeu favorisent l’accusé». Mais Le Devoir déforme entièrement le sens de cette phrase en omettant l’explication de la juge que «cette inégalité résulte de l’application du principe de la présomption d’innocence … et non d’une quelconque règle discriminatoire à l’égard des victimes d’agression sexuelle». Dans un procès criminel, l’accusé fait face à l’État avec ses vastes moyens et tous ses pouvoirs répressifs. C’est l’État qui est évidemment favorisé et qui a «l’obligation … de démontrer, hors de tout doute raisonnable, la culpabilité».

Chouinard, après avoir reconnu avec sarcasme que le «principe phare», le «socle», le «dogme» de la présomption d’innocence était à la base du jugement Rozon, se livre à une attaque en règle contre ce principe au nom «des espoirs de la société» que les «victimes» soient mieux traitées que les accusés. Elle présente la présomption d’innocence comme un principe archaïque qui ne serait plus assez «raffin[é]» ou adapté au «pouls de la société». La fortune et le statut des deux accusés sont utilisés pour donner à cette attaque réactionnaire un vernis progressiste: «ce principe roi fera toujours pencher la balance du côté des fortunés, des préparés et des impénitents».

Cette attitude hostile aux droits démocratiques caractérise bien la campagne #MoiAussi au Québec qui représente, comme son pendant américain #MeToo, les efforts égocentriques de couches féministes privilégiées de la classe moyenne pour favoriser leur propre avancement social sous le couvert d’une lutte contre les violences sexuelles.

Ces efforts sont encouragés par la classe dirigeante et ses représentants politiques comme un moyen de détourner l’attention des inégalités croissantes et des profondes divisions de classe qui traversent la société, au profit de politiques identitaires basées sur la race et le genre.

En réponse à l’arrestation le 15 décembre 2020 du député Harold Lebel accusé d’agression sexuelle, Manon Massé, la co-chef de Québec Solidaire (QS), le parti de la pseudo-gauche québécoise, a tweeté: «Il faut toujours croire les personnes qui ont le courage de dénoncer». Le fait que Lebel nie ces accusations et qu’il soit présumé innocent jusqu’à preuve du contraire n’est d’aucune importance pour Massé.

Ce même 15 décembre, un comité de l’Assemblée nationale, sur lequel siège un membre de chacun des quatre partis représentés au parlement québécois (la Coalition avenir Québec, le Parti libéral, le Parti Québécois et QS), a déposé un rapport d’expert qui prône la création d’un «tribunal spécialisé» en matière d’agressions sexuelles.

Il en avait déjà été question en décembre 2018, lors du dépôt des accusations contre Rozon. Le chef du Service de police de la Ville de Montréal, Sylvain Caron, avait alors évoqué le fait qu’il faudrait peut-être «revoir» le «fardeau de la preuve» en matière d’agressions sexuelles.

À la même époque, dans une entrevue où il se disait prêt à envisager la création d’un tel tribunal, le premier ministre du Québec François Legault avait refusé de fermer la porte à de telles modifications: «Veut-on changer ça? Il y a une bonne discussion à y avoir, mais il faut être prudent», avait-il déclaré. Quant au premier ministre fédéral Justin Trudeau, il avait refusé d’écarter la possibilité de «renverser le fardeau de preuve», se disant prêt à écouter «les avis des gens qui s’y connaissent».

De tels propos, tenus par le chef de police de Montréal et légitimés par les premiers ministres du Québec et du Canada, ainsi que les réactions hystériques suscitées par les jugements Rozon et Salvail, démontrent le danger réel que fait peser la classe dirigeante sur les droits démocratiques.

Nul besoin d’éprouver une sympathie particulière à l’endroit de Rozon ou Salvail pour comprendre qu’une attaque contre la présomption d’innocence, même si sa cible immédiate est une vedette privilégiée du monde du spectacle, sert à préparer le terrain idéologique pour un assaut généralisé de l’élite dirigeante sur tous les droits démocratiques. C’est pourquoi les travailleurs conscients doivent fermement rejeter la campagne réactionnaire du mouvement #MoiAussi.

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