Perspectives

Le coup d’État à Washington et ses soutiens dans l’armée

Cent quatre-vingt-dix-neuf minutes en janvier

Le film Seven Days in May (1964), basé sur un roman à succès du même nom publié en 1962, est le récit fictif d’une tentative de coup d’État militaire aux États-Unis. Le livre fut inspiré par les complots et conflits au sein de l’État pendant le gouvernement de John F. Kennedy, qui fut assassiné avant la sortie du film. Avant d’être tué, Kennedy qui s’inquiétait de la loyauté des militaires, a soutenu la production du film contre l’opposition du Pentagone. Il fit en sorte que son réalisateur, John Frankenheimer, tourne des scènes devant la Maison-Blanche.

Le porte-parole du Pentagone, John Kirby, lors d’un point de presse au Pentagone, le vendredi 5 mars 2021, à Washington [Crédit: AP Photo/Alex Brandon].

On pourrait à présent produire une version moderne de ce film sous le titre ‘cent quatre-vingt-dix-neuf minutes en janvier’. Selon le témoignage du commandant de la Garde nationale de Washington DC William Walker, au Sénat mercredi dernier, c’est le temps qui s’est écoulé entre sa demande initiale adressée au haut commandement militaire de déploiement de la Garde nationale le 6 janvier 2021, et son approbation finale.

Walker dit aux Commissions du Règlement et de la Sécurité intérieure du Sénat qu’il avait demandé l’approbation du haut commandement pour un déploiement de la Garde nationale à 13h49, alors que les insurgés fascistes approchaient du Capitole. Mais il n’avait reçu l’autorisation du secrétaire à la Défense par intérim, Christopher Miller, qu’à 17h08, soit trois heures et 19 minutes plus tard.

Les explications ostensibles de ce retard de 199 minutes, dans la mesure où elles furent donnée, sont plus qu’absurdes. Selon Walker, le commandement de l’armée lui avait dit – ce sont là ses propres termes – que « ce ne serait pas le meilleur conseil du point de vue militaire que d’envoyer des gardes en uniforme au Capitole parce qu’ils n’en aimaient pas l’optique». Ils ont également dit qu’ils ne voulaient pas «enflammer» les manifestants. Comme si quelqu’un pouvait croire que les militaires se souciaient de «l’optique». Walker lui-même a noté en réponse à une question quant à savoir si «l’optique» avait été un facteur lors des manifestations contre les violences policières, qu’«on n’avait jamais discuté cela» pendant l’été, lorsque la Garde nationale fut mobilisée à mainte reprise «en quelques minutes».

Examinons ce qui a effectivement transpiré. Pendant trois heures et dix-neuf minutes, le Pentagone, les chefs d’état-major des armées et des officiers de haut rang ont suivi l’attaque du Capitole sur CNN ou depuis leurs centres de commandement. Ce sont des gens entraînes et qui effectuent des exercices sur la façon de répondre en quelques minutes à des attaques nucléaires ou d’autres attaques. Personne ne peut sérieusement croire que les responsables militaires qui assistaient à ces événements, même sans avoir été avertis à l’avance de l’insurrection du 6 janvier, n’ont pas trouvé moyen de convoquer une réunion d’urgence pour examiner la situation et déployer immédiatement toutes les forces disponibles dans la région de Washington DC.

Il est plus que naïf de penser que l’armée n’a pas élaboré d’innombrables scénarios pour de telles opérations. Vingt ans se sont écoulés depuis la création du «Département de la sécurité intérieure» au lendemain des attaques du 11 septembre, prétendument pour répondre aux menaces intérieures des États-Unis. Il faut également rappeler la réaction à l’attentat du marathon de Boston en 2013, sous le gouvernement Obama, où l’on a déployé les troupes de la Garde nationale par milliers, avec armes automatiques et véhicules blindés, et effectivement imposé la loi martiale à Boston et aux communautés environnantes.

De plus, les événements du 6 janvier étaient loin d’être une surprise. Dans les mois qui ont précédé l’insurrection, il y eut une crise politique permanente au cours de laquelle le président des États-Unis a clairement indiqué qu’il n’accepterait pas le transfert pacifique du pouvoir. Les services de renseignement et l’armée étaient bien avertis des plans et des menaces, en particulier celles visant la date du 6 janvier.

On a bien plutôt pris la décision de ne pas agir pendant qu’une stratégie politique précise était mise en œuvre. Pendant plus de trois heures, les groupes fascistes ont eu pratiquement carte blanche face au Capitole. Les éléments formés militairement parmi les émeutiers savaient qu’on leur donnait le temps de rechercher des otages parmi les sénateurs et les députés.

Pendant ce temps, Trump était prêt à déclarer l’état d’urgence, qu’il aurait utilisé pour fermer le Congrès. Cela aurait retardé indéfiniment la certification officielle de la victoire électorale de Joe Biden, retard qui avait le soutien des complices dans le complot de Trump au Parti républicain. Des discussions auraient eu lieu avec les démocrates pour trouver un «compromis » qui aurait peut-être vu le renvoi des résultats d’élections contestées dans certains État aux parlements contrôlés par les républicains, avec pour résultat la continuation de la présidence de Trump. Les démocrates ont fait un tel «compromis» en 2000, lorsqu’ils ont accepté le vol de l’élection par l’intervention de la Cour suprême.

Finalement, les militaires ne sont intervenus le 6 janvier que lorsqu’il fut clair que l’opération n’avait pas atteint ses objectifs et que tout retard supplémentaire aurait évidemment impliqué ceux qui opéraient en coulisses. Ce n’est qu’à 17h40, plus d’une demi-heure après l’autorisation officielle de déploiement de la Garde nationale de Washington, que 154 gardes nationaux sont arrivés au complexe du Capitole pour aider la police du Capitole à nettoyer le bâtiment. Cette opération a impliqué des figures de haut rang du ministère de la Défense et de l’armée, dont certaines nommées par Trump récemment. Parmi eux il y avait Miller, que Trump avait nommé au poste de secrétaire à la Défense par intérim le 9 novembre 2020, six jours après l’élection. Ancien «béret vert» des forces spéciales américaines, Miller était auparavant directeur du Centre national anti-terroriste.

L’appel de Walker à 13h49 fut adressé à des généraux de haut rang. Parmi eux il y avait le lieutenant général Walter Piatt, qui reste directeur de l’état-major de l’armée. Piatt fut auparavant commandant de la 10e division de montagne de l’armée américaine à Fort Drum et commandant adjoint de l’armée américaine en Europe.

Également présents durant l’appel étaient le lieutenant général Charles Flynn, chef d’état-major adjoint pour les opérations, les plans et l’entraînement de l’armée de terre. Flynn est le frère cadet du lieutenant général Michael Flynn, un des principaux conspirateurs de Trump. Il avait pressé ce dernier à déclarer la loi martiale en réponse à sa défaite électorale. L’armée a d’abord menti sur la présence durant l’appel de Flynn le jeune, avant d’être forcée de reconnaître qu’il y avait participé. Le 25 janvier, trois semaines après l’insurrection fasciste, le ministère de la Défense a annoncé que Flynn avait été transféré au commandement de l’armée américaine du Pacifique, à Honolulu.

Toute l’histoire des discussions au sein de l’armée n’est pas encore dévoilée. Mais il y eut au moins une réunion entre le président de l’état-major interarmées, le général Mark Milley, Miller et le secrétaire de l’Armée Ryan McCarthy pour discuter de la réponse de l’Armée, à 14h30 c’est à dire environ 40 minutes après la demande initiale de déploiement de la Garde nationale. Selon le calendrier officiel du ministère de la Défense, Milley a également rencontré Miller le matin du 6 janvier pour passer en revue les plans d’urgence du ministère de la Défense pour la journée.

Il convient de rappeler que Milley, qui reste le plus haut responsable militaire des États-Unis, a rejoint Trump le 1er juin pour la séance photo au parc Lafayette, suite à la violente attaque de manifestants pacifiques par la police fédérale et après le discours de Trump à la Roseraie où il a menacé d’invoquer la Loi sur l’insurrection afin de déployer l’armée dans tout le pays. En d’autres termes, Milley a marché aux côtés de Trump lors de la première tentative de coup d’État.

Autre indication d’une planification de haut niveau pour le 6 janvier, Walker a témoigné qu’il avait reçu deux mémos du ministère de la Défense, un le 4 janvier et un autre le 5 janvier ; tous deux limitaient sa capacité à déployer des forces sans autorisation explicite. Le premier mémo, a-t-il témoigné, «m’obligeait à demander l’autorisation du secrétaire de l’Armée et du secrétaire à la Défense, essentiellement pour protéger mes gardes».

Si les événements documentés par Walker s’étaient produits dans tout autre pays, on les auraient regardé, correctement, comme une tentative de coup d’État militaire. Cependant, on a largement ignoré le témoignage de Walker et les médias l’ont minimisé.

Le New York Times a enterré, dans son édition imprimée du jeudi, son article sur les audiences à la page 17. La page éditoriale du journal n’a pas commenté les révélations. Le Times, la principale voix du Parti démocrate, consacre bien plus de temps à son absurde chasse aux sorcières sexuelle qu’à une tentative de renverser le gouvernement constitutionnel des États-Unis.

Le Washington Post a publié un éditorial sur le sujet pointant «l’absence de toute bonne explication quant à pourquoi, malgré les appels frénétiques et répétés des responsables sur place ainsi que la diffusion en direct du chaos à la télévision, le ministère de la Défense a retardé l’envoi d’aide». L’éditorial se termine par un appel à la nomination par le « Congrès d’une commission bipartite pour enquêter sur les événements du 6 janvier ».

L’appel à une enquête conjointe sur les événements du 6 janvier, avancé aussi par la présidente démocrate de la Chambre, Nancy Pelosi, ne fait que garantir qu’il n’y aura pas d’enquête, car y participerait le parti engagé dans la conspiration.

Alors qu’ils cherchent à chloroformer le public, les démocrates ont pris la mesure extraordinaire, jeudi, d’annuler les sessions de la Chambre des représentants en réaction à des informations faisant état d’éventuelles manifestations de groupes fascistes. Biden, quant à lui, a retardé le traditionnel discours annuel devant les deux chambres du Congrès, qui a généralement lieu pour un nouveau président en février. L’inquiétude n’a pas principalement pour objet les manifestants de droite, qui représentent à ce stade une force sans conséquence, mais les conspirations en cours aux plus hauts échelons de l’État.

Aucune enquête menée sous les auspices du Parti démocrate ne servira à démasquer les forces engagées dans le complot. Comme parti de Wall Street et de l’armée même, les démocrates sont terrifiés des conséquences politiques et sociales de ces révélations.

Les cent quatre-vingt-dix-neuf minutes du 6 janvier sont un avertissement. Aussi grave qu’ait été l’événement, la réponse elle, est tout aussi importante. Les droits démocratiques ne peuvent être confiés à aucune faction de la classe dirigeante ni à ses représentants politiques. On ne peut laisser la classe ouvrière sans préparation pour la prochaine étape. Elle doit s’organiser de manière indépendante, sur la base de son propre programme, en opposition au système capitaliste.

(Article paru d’abord en anglais le 6 mars 2021)p

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