La campagne de Left Voice pour la syndicalisation chez Amazon: couverture pseudo de gauche pour une opération du Parti démocrate.

Près de 6.000 travailleurs d’Amazon à Bessemer en Alabama votent actuellement pour savoir si l’on doit faire appel au RWDSU («Retail, Wholesale and Department Store Union»– Syndicat détaillants, grossistes et grands magasins). Les bulletins de vote doivent être remis lundi 29 mars et les résultats seront annoncés le lendemain.

La campagne de syndicalisation a reçu le soutien enthousiaste d’un certain nombre d’organisations qui opèrent au sein et autour du Parti démocrate et de l’appareil syndical. Parmi elles, le site web Left Voice (Voix de gauche), opéré par les partisans du PTS en Argentine (Partido de los Trabajadores Socialistas – Parti des travailleurs socialistes).

Un centre de distribution d’Amazon (Wikimedia Commons)

Dans une déclaration publiée le 21 mars («La solidarité veut dire tout donner pour Bessemer »), Left Voice appelle l’effort de syndicalisation «une opportunité historique qui exige le soutien de toute la classe». Il affirme que cette campagne est une «priorité absolue pour la gauche et pour le travail organisé dans tout le pays». La déclaration a aussi été cosignée par une faction des «Socialistes démocratiques d’Amérique» à El Paso, «Detroit Will Breathe» (Detroit respirera), «Black Power Collective» (Collectif Pouvoir noir) et un certain nombre d’autres organisations.

La tentative de présenter le RWDSU comme une «opportunité historique» pour les travailleurs se heurte à un certain nombre de contradictions. La plus flagrante est le soutien que la campagne a reçu de puissantes factions de la classe dirigeante. Le gouvernement Biden et le Parti démocrate, en particulier, sont intervenus de manière agressive pour promouvoir la campagne du RWDSU.

La déclaration de Left Voice ne mentionne qu'en passant l'intervention, sans précédent dans l’histoire, du gouvernement Biden pour soutenir la campagne syndicale, en faisant allusion à la «déclaration vidéo de Biden, où il a cyniquement tenté de se présenter comme un ami des travailleurs». Mais il ne fait aucun effort pour expliquer pourquoi Biden, un démocrate droitier du patronat, soutient ce que Left Voice appelle une «priorité absolue pour la gauche». L'intervention de Biden, affirme-t-il, fait partie d'un certain nombre d'actions « ayant eu pour effet d'attirer une plus grande attention sur la lutte des travailleurs de Bessemer. »

Les couches de la classe dirigeante au nom desquelles parle Biden sont préoccupées par le militantisme croissant des travailleurs d’Amazon et cherchent à raviver les syndicats corporatistes pour contenir et supprimer l’opposition de la classe ouvrière.

Le soutien au syndicat dans la classe dirigeante va toutefois au-delà du Parti démocrate. La déclaration de Left Voice ne mentionne même pas le soutien d’une autre personnalité politique de premier plan, le sénateur républicain de Floride, Marco Rubio. Ce dernier a publié une colonne dans USA Today au début du mois, déclarant qu’il «soutient» la campagne de syndicalisation du RWDSU. Il a assuré aux «propriétaires d’entreprises» que la création d’un syndicat chez Amazon ne reviendrait pas à «permettre à des organisateurs sociaux de gauche de prendre le contrôle de leur lieux de travail.»

Les partisans du PTS en Amérique latine seraient certainement intéressés d’apprendre que ses affiliés aux États-Unis sont en alliance avec Rubio, un ennemi virulent des travailleurs en Amérique latine. Rubio a, en particulier, été à l’avant-garde des demandes de changement de régime à Cuba et au Venezuela et de la suppression de toutes les restrictions à l’exploitation des travailleurs d’Amérique latine par les entreprises américaines. C’est peut-être pourquoi Left Voice a manqué de traduire en espagnol pour son lectorat latino-américain nombre de ses articles sur la campagne de syndicalisation d’Amazon.

La même virulence contre-révolutionnaire qui motive la politique de Rubio en Amérique latine se trouve aussi derrière son soutien à la campagne de syndicalisation chez Amazon. Comme Biden, Rubio soutient l’arrivée du RWDSU parce qu’il servira de police pour la classe ouvrière et non d’instrument de lutte de celle-ci. De plus, quelque part à l’arrière-plan, il aurait été en discussion avec le syndicat sur une contrepartie – donner des garanties sur les questions de politique étrangère en Amérique latine, en échange de son soutien à la campagne syndicale chez Amazon.

Dans des déclarations antérieures, Left Voice avait tenté de donner une allure «de gauche» à son soutien à la campagne syndicale en affirmant que l’arrivée du RWDSU devait s’accompagner d’une stratégie «de la base» pour s’opposer à l’appareil syndical.

Dans un article du 20 mars, Tatiana Cozzarelli écrit: «Même si la campagne menée dans l’entrepôt Amazon de Bessemer a ouvert les vannes des efforts de syndicalisation dans tout le pays, nous avons vu trop de syndicats fonctionner comme des “syndicats d’entreprise” de manière verticale, du haut vers le bas, et ne pas se battre pour leurs travailleurs. C’est pourquoi les travailleurs doivent se battre pour obtenir plus qu’un simple syndicat, pour des syndicats dirigés par la base, afin d’en faire de véritables outils de lutte pour la classe ouvrière.»

Dans un article précédent, la même auteure déclare: «Pour que le syndicat d’Amazon puisse lutter contre la pression qui vise à en faire un outil de campagne pour les démocrates, les travailleurs d’Amazon devront prendre le syndicat en main. Ils devront organiser démocratiquement le syndicat sur le lieu de travail, avec des assemblées de la base pour la discussion et la prise de décision.»

En d’autres termes, les travailleurs d’Amazon devraient voter pour le syndicat, afin qu’ils puissent faire entrer une organisation corrompue qu’ils seront obligés de combattre. Cozzarelli n’explique pas – et ne peut pas expliquer – que les travailleurs peuvent s’organiser indépendamment pour combattre l’entreprise directement sans faire entrer cette organisation corrompue. Le seul but d’un tel syndicat serait de supprimer une telle lutte et de subordonner politiquement la classe ouvrière au Parti démocrate.

L’introduction du RWDSU ne créera pas un cadre pour une organisation de la base, mais sera un instrument pour sa suppression. Une fois qu’un syndicat se trouve officiellement accrédité, il apporte avec lui un ensemble de lois conçues pour saper les fondements juridiques des organisations de la base. Le syndicat prétendra dans les contrats qu’il est le «seul représentant légitime» des travailleurs, leur refusant le droit réel de s’organiser pour défendre leurs propres intérêts. Pendant ce temps, ils perdront l’argent de leurs cotisations au profit de bureaucrates bien payés vivant comme des managers.

La promotion par Left Voice de la campagne syndicale à Bessemer est caractéristique de la politique du PTS dont l’héritage provient de la longue tradition d’anti-trotskisme latino-américain associée à Nahuel Moreno.

À partir du milieu du 20e siècle, le mouvement moréniste s’est orienté vers divers mouvements nationalistes bourgeois et petits-bourgeois comme le castrisme à Cuba. Un élément central de la politique du morénisme a été l’effort continu pour former diverses alliances électorales opportunistes, des «fronts» et d’autres organisations, pour se créer un «espace» en tant que flanc gauche de la politique bourgeoise.

En Argentine, Moreno a orienté ses partisans vers une alliance politique avec le mouvement du général Juan Perón, président du pays entre 1946 et 1953 et une force de premier plan de la politique argentine même lorsqu’il n’était pas au pouvoir. Perón était un admirateur d’Hitler et son programme de «justicialisme» calquait le fascisme à bien des égards. Le mouvement moréniste a fait de Perón un héros, allant jusqu’à placer sa photo sur l’entête du parti.

En 1973, la classe dirigeante argentine a rappelé Perón au pouvoir dans le but de réprimer l’explosion de la lutte des classes manifestée dans la grève générale de Cordoba en 1969. Le mouvement moréniste (connu alors sous le nom de PST, Parti socialiste des travailleurs) a agi comme le flanc «gauche» du gouvernement péroniste. Les efforts du PST pour subordonner la classe ouvrière au gouvernement nationaliste bourgeois de Perón (et de sa femme, Isabel, après sa mort en 1974) ont servi à désarmer politiquement la classe ouvrière avant le coup d’État militaire de 1976.

Plus récemment, les morénistes ont vanté les mérites de divers partis bourgeois «de gauche», comme le Parti des travailleurs (PT) au Brésil, comme la voie à suivre pour atteindre le socialisme en Amérique latine. Le PTS a été formé après la mort de Moreno en 1987 et l’éclatement de son Mouvement vers le Socialisme (Movimiento al Socialismo – MAS). Aujourd’hui, le PTS est engagé dans divers efforts sans principes pour créer un «parti uni de la gauche» sur le modèle de Syriza en Grèce et de Podemos en Espagne.

Une indication du rôle que Left Voice espère jouer aux États-Unis est donnée par les actions du PTS en Argentine. Le PTS fait en particulier partie de la direction du syndicat d’enseignants Ademys, qui a contribué à imposer la réouverture des écoles en Argentine au milieu de la pandémie mortelle de coronavirus. Ademys a appelé à une grève de 72 heures en février, ostensiblement pour s’opposer à la réouverture des écoles, mais l’a annulée après avoir négocié certaines conditions, notamment la promesse de vaccins, que l’école publique n’a pas respectée.

Le mouvement moréniste a généralement justifié son adaptation à la politique bourgeoise en Amérique latine en disant que cela était nécessaire pour combattre l’impérialisme américain. Aujourd’hui, en Alabama, ses partisans soutiennent une campagne de syndicalisation menée par le Parti démocrate, un des partis impérialistes les plus anciens et les plus expérimentés du monde. L’appareil de l’AFL-CIO qu’ils veulent à tout prix faire entrer au site Amazon de Bessemer a lui-même joué un rôle crucial en soutenant toutes les opérations de l’impérialisme américain en Amérique latine.

Il convient de faire deux remarques supplémentaires sur la campagne de Left Voice pour la syndicalisation en Alabama.

Premièrement, comme pour la campagne du RWDSU dans son ensemble, Left Voice n’avance aucune revendication concrète qu’il propose d’associer à l’appel à la syndicalisation. Il ne suggère pas de lier la syndicalisation à la revendication d’abolir le détestable système des quotas, pour une protection contre la propagation de la pandémie ou pour une augmentation significative des salaires.

Le RWDSU a déjà déclaré qu’il n’avait pas de programme pour lequel il proposait de se battre, un fait qui le caractérise comme une opération de haut en bas, non associée à un véritable mouvement de la base. Le rôle joué par Left Voice est de donner une couverture à cette opération.

Deuxièmement, LeftVoice accompagne son soutien au RWDSU d’un discours ouvertement ‘racialiste’. Selon Cozzarelli, «cette lutte pour la syndicalisation est un produit direct du mouvement Black Lives Matter. Ce mouvement a, parallèlement aux ravages de la pandémie de coronavirus, mis à nu toutes les injustices du capitalisme raciste. Ceux qui se sont mobilisés pendant l’été ont déclaré sans équivoque que les Noirs méritaient mieux. La vie des Noirs devrait compter. Mais elle ne compte pas pour les flics qui terrorisent et assassinent systématiquement les Noirs. Et la vie des Noirs ne compte pas non plus pour Amazon».

L’effort de présenter la campagne syndicale en termes raciaux suit la ligne du Parti démocrate et de Biden lui-même, qui a déclaré qu’un vote pour le RWDSU renforcerait «les travailleurs noirs et bruns.»

De la part des syndicats, des considérations opportunistes motivent un appel racial. Le RWDSU espère que le fait de faire appel à des militants de Black Lives Matter permettra de recueillir davantage de voix à l’entrepôt de Bessemer, où 85 pour cent de la main-d’œuvre est afro-américaine. Selon un article publié sur le site Payday Report: «le soutien est le plus faible parmi les jeunes hommes noirs de l’usine. Beaucoup espèrent que le mouvement “Black Lives Matter” pourra inciter les jeunes militants noirs à s’engager davantage en leur faveur».

Plus fondamentalement, la politique ‘racialiste’ du Parti démocrate, relayée par Left Voice, vise à diviser les travailleurs et à empêcher une lutte unifiée contre le système capitaliste.

Amazon en particulier est une entreprise transnationale massive qui emploie des travailleurs de toutes les races, genres ou nationalités. Parmi les 1,3 million de travailleurs d’Amazon, près de 500.000 ne se trouvent pas aux États-Unis. Aux États-Unis, une bonne partie (32 pour cent) sont blancs, tandis que 26,5 pour cent sont afro-américains, 23 pour cent hispaniques et 13,6 pour cent asiatiques. Toute campagne contre ce géant, basée sur un appel ‘racialiste’ porte dès le départ les stigmates de la réaction et de la banqueroute.

L’intervention de Left Voice dans la campagne de syndicalisation chez Amazon vise avant tout à bloquer le mouvement déjà existant et en expansion des travailleurs d’Amazon pour des organisations indépendantes de lutte de la classe ouvrière. Ce mouvement a été initié avec l’aide du Parti de l’égalité socialiste et de l’International Amazon Workers Voice. On y voit un signe dangereux de la radicalisation politique des travailleurs d’Amazon, qui cherchent à organiser leurs luttes en dehors du contrôle des syndicats pro-capitalistes et du Parti démocrate.

(Article paru d’abord en anglais le 24 mars 2021)

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