57 ans après le coup d’État de 1964, le Brésil à nouveau confronté au spectre de la dictature

Le limogeage soudain par le président Jair Bolsonaro de son ministre de la défense et de l’ensemble du commandement des forces armées a déclenché une crise militaire et politique sans précédent au Brésil.

Que l’action du président brésilien fasciste coïncide avec l’anniversaire du coup d’État militaire de 1964 soutenu par les États-Unis n’est pas une coïncidence. Bolsonaro est un défenseur inconditionnel du renversement par l’armée du président Joao Goulart. Ce coup d’État a inauguré deux décennies de dictature sanglante contre la classe ouvrière et la jeunesse au Brésil, ainsi qu’une vague de coups d’État similaires en Amérique du Sud.

Le président Jair Bolsonao et le commandant de l’armée limogé, le général Edson Pujol (Credit: AgênciaBrasil)

Aujourd’hui, 57 ans après ce terrible événement historique, la classe ouvrière brésilienne est à nouveau confrontée à la menace imminente d’une dictature et au retour de l’armée au centre du pouvoir politique.

Les efforts de Bolsonaro pour consolider un régime autoritaire qu’il a fait progresser depuis son accession à la présidence ont été fortement intensifiés depuis l’apparition de la pandémie de COVID-19.

Le Brésil a maintenant franchi le triste cap des 350.000 décès dus au COVID-19, et la pandémie reste absolument hors de contrôle. Chaque semaine, le pays bat de nouveaux et terribles records, le nombre de décès quotidiens ayant dépassé deux fois les 4.100 la semaine dernière.

Une crise sociale sans précédent ravage les foyers ouvriers. Le chômage a atteint des niveaux record et des dizaines de millions de Brésiliens ont été jetés dans la pauvreté depuis le début de la pandémie. Des études récentes indiquent que la moitié de la population brésilienne souffre d’insécurité alimentaire.

Mais du point de vue de la classe capitaliste c’est un âge d’or. Selon la nouvelle liste Forbes, le nombre de milliardaires du Brésil est passé de 45 à 65 au cours de la dernière année de morts en masse. La richesse accumulée par cette oligarchie parasitaire s’est accrue de façon extraordinaire, passant de 127 milliards de dollars en 2020 à 219 milliards en 2021.

De telles inégalités sociales grotesques comme l’imposition de la mort de masse par le COVID-19, sont absolument incompatibles avec des formes démocratiques de gouvernement. Ces tendances objectives sont à l’origine des événements politiques remarquables des dernières semaines.

Bolsonaro a effectué son remplacement sans précédent du commandement militaire – traditionnellement changé uniquement lors de la transition entre deux gouvernements – sur fond d’exigences que les forces armées se subordonnent pleinement à l’agenda politique de son gouvernement ; en particulier à sa guerre déclarée contre les confinements anti-coronavirus.

L’objectif le plus immédiat de Bolsonaro est d’établir un contrôle total sur l’appareil répressif et de réduire à néant le pouvoir des autorités locales. Agissant en unisson dans ce but, les alliés les plus proches de Bolsonaro (dont son fils Eduardo Bolsonaro) ont ouvertement incité la police militaire à se soulever contre les ordres des gouverneurs des États visant à restreindre le mouvement social. À la Chambre des représentants, les alliés de Bolsonaro ont tenté de faire adopter une loi permettant au président de mobiliser les polices locales en cas de pandémie.

Cette conspiration visant à établir une dictature présidentielle de fait au Brésil bat toujours son plein.

Bolsonaro l’a clairement indiqué dans un discours contre l’arrêt des activités économiques lors d’un événement à Santa Catarina le 7 avril. En évoquant la menace imminente d’une explosion sociale à l’échelle nationale, il a déclaré qu’il demandait déjà aux forces armées: «Si cela éclate dans tout le Brésil, qu’allons-nous faire? Avons-nous les effectifs nécessaires pour contenir la quantité de problèmes que nous pourrions rencontrer?»

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Légende: Bolsonaro passe en revue des parachutistes brésiliens (Crédit: Fernando Frazão/Agência Brasil).

Le discours de Bolsonaro montre le véritable dilemme des forces armées et de la classe dirigeante brésilienne. Même s’ils sont conscients de la situation sociale explosive, les commandants congédiés et l’opposition bourgeoise considèrent que l’incitation au coup d’État de Bolsonaro est en soi un facteur contribuant à l’instabilité sociale et risque de précipiter une réaction incontrôlable de la classe ouvrière. Le président, pour sa part, prévient que si l’armée ne soutient pas ses mesures autoritaires préventives aujourd’hui, elle pourrait ne pas avoir la force de réprimer un soulèvement de masse demain.

Une opposition bourgeoise frauduleuse

Bien que des secteurs croissants de la classe dirigeante brésilienne cherchent à prendre leurs distances avec le gouvernement Bolsonaro, ils sont incapables d’offrir une perspective d’alternative à sa politique de misère et de mort de masse et à sa campagne pour un régime autoritaire au Brésil.

Cette opposition capitaliste corrompue s’est montrée, dans une lettre signée le mois dernier par cinq cents économistes et hommes d’affaires dont des directeurs de banque et des PDG de grandes entreprises, opposée à la politique de pandémie catastrophique adoptée par Bolsonaro.

Les factions dissidentes de la bourgeoisie brésilienne, comme ses homologues et les gouvernements à l’international, considèrent la propagation explosive du COVID-19 au Brésil comme une menace pour leurs profits. On le voit dans les éditoriaux inquiets sur la crise brésilienne, publiés par les principaux journaux dans le monde.

Le médecin et neuroscientifique brésilien de renommée mondiale Miguel Nicolelis a défini la situation dans le pays comme un «Fukushima biologique» : la contagion incontrôlée provoque une réaction en chaîne dans la mesure où elle augmente le potentiel pour l’émergence de nouveaux variants encore plus contagieux. Cette propagation incontrôlée constitue une menace directe pour les voisins appauvris du Brésil en Amérique du Sud et pourrait ramener à la case départ les efforts mondiaux déjà insuffisants effectués contre la pandémie.

Incapables d’adopter des mesures efficaces contre la pandémie, et soutenant la politique criminelle d’immunité collective de Bolsonaro, les fractions dissidentes de la bourgeoisie brésilienne se limitent à plaider auprès du gouvernement pour l’accélération des vaccinations. Elles plaident aussi pour l’adoption par l’État de mesures peu coûteuses pour contenir la transmission du virus, et la formation d’une coalition de partis bourgeois pour faire face à la crise sanitaire. Ce lâche programme trouve son expression politique dans l’«opposition» unifiée à Bolsonaro des gouverneurs du Parti des travailleurs (PT) et des partis traditionnels de la droite brésilienne, comme le PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne). Dans tous les cas, les mesures de distanciation sociale adoptées dans leurs États sont absolument insuffisantes pour mettre fin au cauchemar du COVID-19.

En même temps, ces forces de l’establishment politique bourgeois, en particulier le PT, travaillent sans relâche pour dissiper les inquiétudes des travailleurs et des jeunes quant à l’épée suspendue au-dessus de leurs têtes. Elles sont unanimes à désigner les généraux (ceux qui manient cette épée!) comme le principal garant contre la menace d’une nouvelle dictature au Brésil.

Le limogeage par Bolsonaro de son ministre de la Défense et de l’ensemble du haut commandement est dépeint par l’«opposition» dirigée par le PT non pas comme une menace sérieuse pour la démocratie au Brésil mais comme son contraire: le signe que tout reste en place. «C’est un message que les forces armées ne sont pas au service d’une tentative de coup d’État», a déclaré Bohn Gass, le leader du PT à la Chambre.

Une note signée par tous les partis qui se présentent faussement comme une opposition de «gauche» au gouvernement – parmi lesquels le PT, le PSOL de la pseudogauche et le PCdoB maoïste – qualifie les actions du président de «délires autoritaires.» Opposant Bolsonaro aux militaires, la note affirme que si les premiers «n’ont toujours pas surmonté» le coup d’État de 1964, «les forces armées et leurs principaux dirigeants se sont tenus au rôle institutionnel que la Constitution fédérale leur a assigné.»

La promotion frauduleuse – et insistante – des militaires comme opposants «constitutionnalistes» de Bolsonaro nourrit inévitablement la sympathie pour une déposition du président par les forces armées elles-mêmes. Plaidant pour un transfert du pouvoir au vice-président, le général Hamilton Mourão, le chef du PCdoB et gouverneur du Maranhão Flávio Dino a déclaré: «Mourão à la place de Bolsonaro, c’est échanger la barbarie contre la civilisation.»

Le fait que les militaires sont une fois de plus élevés au rang d’arbitre de l’avenir politique de la nation est la preuve de la profonde détérioration, bien au-delà des «délires autoritaires» du fasciste Jair Bolsonaro, des formes démocratiques de gouvernement au Brésil. 35 ans seulement après le lancement de son processus de «re-démocratisation», comment est-il possible que le Brésil se soit enfoncé si profondément dans cette crise?

Le chemin des militaires vers le pouvoir

Les immenses dangers auxquels la classe ouvrière brésilienne est confrontée aujourd’hui ont leur origine dans les trahisons historiques de ses dirigeants syndicalistes, pablistes et staliniens dans les années 1980. La chute du régime militaire brésilien, face aux grèves de masse et aux protestations étudiantes, a menacé le capitalisme lui-même. Ces forces politiques, unifiées dans le projet perfide de construction du Parti des travailleurs, ont agi pour détourner un soulèvement révolutionnaire de la classe ouvrière brésilienne derrière les illusions d’un régime bourgeois démocratique.

Ces directions traîtresses ont promu le mensonge qu’était possible de garantir les droits politiques et sociaux de la classe ouvrière brésilienne sans abolir l’État capitaliste lui-même et sans régler ses comptes avec les politiciens militaires et civils qui ont commandé ce régime brutal de torture et de meurtre de masse. Avec le soutien du PT, les criminels de la classe dirigeante ont été amnistiés et ont pu conserver leurs positions derrière la façade du nouveau régime.

Pendant les 14 années où il a dirigé le Brésil, le PT a défendu les intérêts de la classe dirigeante tout en supervisant les pires inégalités sociales parmi les principales économies du monde. Dans le même temps, il a ramené de plus en plus systématiquement l’armée au centre de l’arène politique nationale.

Au cours des premières années de son gouvernement, l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva a envoyé les forces armées dans une opération criminelle de «maintien de la paix» en Haïti. En même temps, il a encouragé la confiance du public dans une série de généraux réactionnaires qui sont devenus les conseillers des complots putschistes de Bolsonaro. Le principal d’entre eux est le général Augusto Heleno, le commandant de l’intervention en Haïti, qui est maintenant chef des services de renseignement de Bolsonaro.

Les gouvernements du PT ont également fait un usage croissant des forces armées dans des opérations «garantissant la loi et l’ordre» contre la classe ouvrière brésilienne. En 2010, Lula a célébré l’occupation militaire du complexe de favelas Alemão à Rio de Janeiro. Face à une vague de violence contre les résidents pauvres d’Alemão, il a déclaré: «Le peuple a vu les forces armées au service du peuple brésilien.» Celle qu’il a choisie pour lui succéder, Dilma Rousseff, a dirigé l’appareil de répression de l’armée toujours plus ouvertement contre les protestations politiques.

L’arrivée au pouvoir de Bolsonaro n’est pas un accident politique. Elle est le produit direct des trahisons historiques de la classe ouvrière brésilienne commises par le PT et ses promoteurs au sein de la pseudo-gauche.

Pour une mobilisation politique indépendante de la classe ouvrière

Tout comme le coup d’État d’il y a 57 ans, le tournant dictatorial de la classe dirigeante brésilienne d’aujourd’hui a de profondes implications internationales. Le coup d’État de 1964 au Brésil a servi de modèle et de plate-forme opérationnelle pour des coups d’État encore plus brutaux contre la classe ouvrière dans des pays comme le Chili, l’Uruguay et l’Argentine. La dictature brésilienne a agi comme instrument pour organiser la contre-révolution sur tout le continent, en étroite coordination avec l’impérialisme américain.

Les menaces de coup d’État de Bolsonaro ont lieu alors que l’impérialisme américain s’efforce de rétablir son hégémonie sur l’Amérique latine. Washington tente de transformer la région en une ligne de front dans son «conflit de grandes puissances» avec la Chine.

Ces efforts, qui impliquent des opérations irresponsables et désespérées de changement de régime dans des pays comme le Venezuela, se poursuivent à plein régime sous la direction du président démocrate Joe Biden. Ceux qui prétendent que le fait que l’allié de Bolsonaro, Donald Trump, ait quitté la Maison-Blanche est une garantie supplémentaire contre un coup d’État au Brésil, ceux-là trompent criminellement la classe ouvrière, en encourageant les illusions sur le rôle «démocratique» de l’impérialisme américain.

Les leçons de l’histoire montrent que la seule façon progressiste de sortir de la crise politique actuelle est de construire un mouvement politique de masse de la classe ouvrière brésilienne, unifié avec ses frères de classe en Amérique latine et au niveau international dans la lutte pour le socialisme.

Tous les problèmes fondamentaux auxquels sont confrontés les travailleurs brésiliens – les menaces contre la démocratie, la pandémie de COVID-19 et la spirale des inégalités sociales – ont un caractère universel: ils ne peuvent être résolus qu’en expropriant l’élite capitaliste, en détruisant son État et en instaurant le pouvoir politique de la classe ouvrière.

Le premier pas dans cette direction est la construction d’une direction politique internationaliste et socialiste dans la classe ouvrière brésilienne: une section du Comité international de la Quatrième Internationale.

(Article paru d’abord en anglais le 13 avril 2021)

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