Une série de commentaires d’opinion, de reportages et d’avertissements émanent de Washington au cours du mois écoulé ont accru le risque d’une guerre catastrophique entre les États-Unis et la Chine au sujet de Taïwan dans un avenir pas si lointain. Toute la propagande anti-chinoise de plus en plus belliqueuse – accusant Pékin de planifier l’invasion de Taïwan – passe sous silence les actions provocatrices de Washington qui alimentent délibérément la poudrière potentiellement la plus explosive d’Asie.
Les États-Unis accélèrent leur confrontation avec la Chine, qui a commencé avec le «pivot vers l’Asie» du gouvernement Obama et s’est intensifiée sur tous les fronts sous Trump. Toute suggestion selon laquelle Biden, qui a joué un rôle actif en tant que vice-président dans le «pivot» d’Obama contre la Chine, apaiserait les tensions est rapidement contredite.
Biden a élevé le Dialogue de sécurité «quadrilatéral» – une alliance quasi militaire qui implique les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde – en organisant la toute première réunion des dirigeants le 12 mars. Après le sommet de la «Quadrilatérale», il y a eu une altercation extraordinaire lors d’une réunion de haut niveau entre des responsables américains et chinois en Alaska qui a été provoquée par la fustigation de la Chine par le secrétaire d’État américain Antony Blinken sur toute une série de sujets inventés.
Toutefois, Taïwan est rapidement devenu le centre des tensions de guerre, éclipsant la mer de Chine méridionale et la péninsule coréenne. Dans son témoignage devant le Congrès américain le mois dernier, le chef sortant du commandement indopacifique, l’amiral Phil Davidson, a mis en garde contre une guerre entre les États-Unis et la Chine au sujet de Taïwan dans les six prochaines années. Son remplaçant, l’amiral John Aquilino, a déclaré lors de son audition de confirmation qu’une telle guerre était «beaucoup plus proche que ce que l’on pense».
Alors que Davidson et Aquilino ont mis en garde contre une invasion chinoise de Taïwan, ce sont les États-Unis qui bouleversent le fragile équilibre dans le détroit de Taïwan établi en 1979 lorsque Washington a mis fin aux relations diplomatiques avec Taïwan en faveur de relations avec Pékin, qu’il reconnaissait dans le cadre de la politique de la «Chine unique» comme le gouvernement légitime de toute la Chine, y compris Taïwan. Les États-Unis établissent avec Taïwan des liens qui vont à l’encontre de la politique d’une seule Chine: les restrictions antérieures sur les contacts entre les responsables américains et taïwanais ont été supprimées et une collaboration militaire plus étroite est en cours.
En vertu de la loi de 1979 sur les relations avec Taïwan, les États-Unis se sont engagés à fournir à Taïwan des armes prétendument défensives, et une expansion majeure des ventes a eu lieu sous Trump. Cette loi contient également un engagement ambigu des États-Unis à soutenir militairement Taïwan en cas de conflit avec la Chine. Les faucons anti-chinois font pression pour que les États-Unis mettent fin à cette «ambiguïté stratégique» en faveur d’une «clarté stratégique»: c’est-à-dire une garantie qui s’apparente à une alliance militaire pour entrer en guerre avec la Chine au sujet de Taïwan.
Tout cela constitue une menace directe pour la Chine. Taïwan se trouve à seulement 130 kilomètres du continent chinois à son point le plus étroit. De petits îlots hautement fortifiés, contrôlés par les Taïwanais, se trouvent à quelques kilomètres seulement des grandes villes chinoises. Pékin a averti à plusieurs reprises qu’elle utiliserait la force militaire pour réunifier Taïwan si le gouvernement de Taipei déclarait officiellement son indépendance de la Chine. Cette démarche pourrait être encouragée par des garanties américaines de soutien militaire et diplomatique.
Si l’importance stratégique et militaire de Taïwan dans tout conflit entre les États-Unis et la Chine est évidente, le rôle crucial que ce pays relativement petit de seulement 24 millions d’habitants joue dans l’économie mondiale par la fabrication de puces à semi-conducteurs ne l’est pas autant. La production de masse de puces informatiques est essentielle à une foule de produits, des téléphones intelligents, des ordinateurs portables et des véhicules aux applications de pointe, telles que l’intelligence artificielle, les superordinateurs et l’informatique quantique, qui laissent présager ce que certains ont appelé la «quatrième révolution industrielle».
Une société géante - Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) – représente environ 55 pour cent de la production internationale de puces, mais sa domination atteint 90 pour cent lorsqu’il s’agit des puces les plus avancées. Les entreprises américaines telles qu’Apple et Qualcomm et leurs homologues au Japon, en Europe et dans d’autres pays continuent de concevoir des puces, mais ont externalisé leur production dans les installations de fabrication, ou «fonderies», de TSMC.
Les coûts énormes de la production de puces se sont accélérés, si bien que les entreprises sous-traitent la fabrication de leurs puces à TSMC. TSMC construit actuellement une nouvelle «fonderie» gigantesque dans le sud de Taïwan, pour un coût estimé à 20 milliards de dollars, afin de produire la prochaine génération de puces de 3 nanomètres (nm), qui devraient être 70 pour cent plus rapides en termes de calcul et plus économes en énergie que les puces actuelles les plus avancées de 5 nm. Plus les composants sont petits – un nanomètre correspond à un millionième de millimètre – plus on peut en mettre sur une puce.
La mainmise de TSMC est considérée comme pratiquement inattaquable. Un article du Financial Times (FT) intitulé «La suprématie géopolitique dépendra de plus en plus des puces informatiques», publié en février, commentait ainsi: «La plupart des autres sociétés de semi-conducteurs ont abandonné la course à la fabrication de puces 3 nm en raison des coûts stratosphériques. Désormais, cela sera difficile pour tout rival de rattraper TSMC en raison de ses vastes dépenses d’investissement, de son expertise technologique, de son réseau de fournisseurs et du soutien du gouvernement taïwanais. Seul le Sud-Coréen Samsung est visible dans son rétroviseur».
Le quasi-monopole de TSMC sur la production de puces avancées a des implications militaires évidentes. L’article du FT note: «Si, au cours des siècles précédents, la capacité militaire reposait sur des fusils à chargement par la culasse, des navires de guerre ou des bombes atomiques, au XXIe siècle, elle pourrait bien dépendre de l’utilisation la plus intelligente des puces avancées.» Ces puces sont essentielles pour tout, de l’intelligence artificielle intégrée à la dernière génération d’avions de guerre aux systèmes de guidage des missiles et à la modélisation informatique des trajectoires.
Le Pentagone a longtemps insisté pour que des «fonderies» de puces comparables soient créées aux États-Unis afin de garantir l’approvisionnement de ces composants vitaux en cas de guerre. Des calculs militaires similaires sont effectués dans d’autres capitales alors que la campagne de guerre menée par les États-Unis contre la Chine intensifie le danger de conflit.
La décision du gouvernement Trump de couper les livraisons de puces au géant technologique chinois Huawei, qui incluait des pressions sur TSMC pour qu’il fasse de même, a sans aucun doute provoqué une onde de choc à Pékin. La Chine importe la totalité de ses puces, à l’exception de 15 pour cent, et notamment les puces les plus avancées. Elle dépense plus en semi-conducteurs importés qu’en pétrole. La guerre économique menée par les États-Unis contre Huawei ne fera qu’inciter Pékin à dépenser encore plus pour renforcer ses capacités nationales.
On a également imposé des restrictions à l’un des plus grands fabricants de puces de Chine, la Semiconductor Manufacturing International Corp, et plus récemment, par le gouvernement Biden, à trois entreprises chinoises associées à la production de superordinateurs ainsi qu’à quatre branches du Centre national de superordinateurs de Chine. Ironiquement, l’interdiction imposée à Huawei a joué un rôle important dans l’actuelle pénurie mondiale aiguë de puces, car Huawei a dépensé des milliards pour constituer des stocks avant son entrée en vigueur.
L’importance stratégique de la fabrication de puces a été soulignée mardi lorsque le gouvernement Biden a convoqué une réunion virtuelle d’entreprises clés pour aborder la question de la pénurie de puces et la nécessité d’une production nationale de puces aux États-Unis. Biden a vanté son plan d’infrastructure de 2.000 milliards de dollars et les mesures au Congrès pour fournir 50 milliards de dollars de financement pour la production de puces, afin d’encourager le développement de la fabrication aux États-Unis.
TSMC a eu un siège à la table virtuelle. Elle est déjà en train d’établir une fonderie de puces de 12 milliards de dollars en Arizona, ainsi que des installations au Japon, qui s’inquiète de son propre manque de fabrication de puces dans le pays. Toutefois, l’usine d’Arizona se prépare à produire des puces de 5 nm, qui seront déjà dépassées lorsque la nouvelle usine de TSMC dans le sud de Taïwan commencera à fabriquer des puces de 3 nm en 2023.
Intel prévoit d’étendre sa production de puces aux États-Unis. Mais les difficultés à rattraper TSMC sont soulignées par le fait qu’Intel, actuellement le principal fabricant de puces américain, prévoit également de sous-traiter une partie de sa production de puces à TSMC pour la première fois.
Les plans d’infrastructure de Biden se heurtent à l’opposition du Congrès américain, qui menace de diluer le financement de la fabrication de puces. En outre, même si le financement de 50 milliards de dollars est adopté, il risque d’être bien en deçà de ce qui est nécessaire. TSMC a récemment annoncé son intention de dépenser plus de 100 milliards de dollars pour maintenir sa position dominante.
Comme le cite un article de Politico sur la réunion de la Maison-Blanche, James Lewis, directeur du programme des technologies stratégiques au Centre d’études stratégiques et internationales basé à Washington, a commenté: «Je pense que les gens espèrent toujours que nous pouvons rester en avance sur la Chine sans dépenser d’argent, et cela ne va tout simplement pas fonctionner». Si les États-Unis veulent rivaliser avec la Chine et d’autres pays en matière d’infrastructures et de recherche et de production de semi-conducteurs, poursuit Lewis, alors «on doit dépenser de l’argent et le Congrès n’est pas encore tout à fait sorti du mode de pensée du temps de paix».
Lewis reflète la pensée de temps de guerre qui domine maintenant les cercles militaires et stratégiques à Washington tandis qu’ils se préparent à la guerre avec la Chine, qui est considérée comme la principale menace à la domination mondiale de l’impérialisme américain. Dans son témoignage devant le Congrès le mois dernier, l’amiral Davidson a souligné la nécessité d’une expansion massive des dépenses militaires dans la région indopacifique, et en particulier de l’installation de missiles terrestres à portée intermédiaire. Les chaînes d’approvisionnement d’articles stratégiques tels que les puces ont fait l’objet de discussions lors de la réunion de la Quadrilatérale le mois dernier.
Le rôle de TSMC dans la fabrication de puces est loin d’être le seul facteur qui a rapidement mis Taïwan en évidence dans la planification stratégique américaine, mais c’est certainement un facteur important. Les États-Unis sont déterminés à maintenir une prédominance sur un point d’étranglement critique dans l’approvisionnement en semi-conducteurs pour leur armée et leur économie. Les mesures prises pour renforcer les liens avec Taïwan ne feront qu’attiser les tensions avec la Chine, augmentant ainsi le risque de guerre entre les deux puissances nucléaires.
(Article paru d’abord en anglais le 14 avril 2021)