Biden et Suga intensifient la confrontation avec la Chine sur Taïwan

Le premier ministre japonais, Yoshihide Suga, a rencontré le président des États-Unis Joe Biden vendredi à Washington pour un sommet visant à renforcer l’alliance militaire américano-japonaise dans un contexte d’escalade de la confrontation entre Washington et la Chine. Cette rencontre était la première que Biden tenait en personne avec un dirigeant mondial depuis son entrée en fonction, ce qui indique l’importance que Washington accorde au Japon dans son programme.

Dans leur déclaration commune, Biden et Suga ont accusé la Chine de déstabiliser la région indopacifique. Les deux dirigeants, selon le communiqué, «ont échangé leurs points de vue sur l’impact des actions de la Chine sur la paix et la prospérité dans la région indopacifique et dans le monde. Ils ont partagé leurs préoccupations concernant les activités chinoises qui sont incompatibles avec l’ordre international fondé sur des règles, y compris l’utilisation de la coercition économique et d’autres types».

Le premier ministre japonais Yoshihide Suga prononce un discours lors d’une réunion avec le secrétaire d’État Antony J. Blinken, le secrétaire à la Défense Lloyd J. Austin III, le ministre japonais des Affaires étrangères Toshimitsu Motegi et le ministre de la Défense Nobuo Kishi. Tokyo, 16 mars 2021 (Photo DoD par Lisa Ferdinando)

Washington exige que la Chine se plie à «l’ordre international fondé sur des règles», c’est-à-dire le cadre établi par les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale dans lequel l’impérialisme américain était la puissance dominante et fixait les règles. Poussés par la crainte que la Chine puisse saper leur position mondiale, les États-Unis ont, au cours de la dernière décennie – d’abord sous Obama, puis sous Trump et maintenant sous Biden – cherché à affaiblir la Chine sur le plan économique et stratégique, y compris en renforçant massivement leurs forces militaires dans la région indopacifique.

L’aspect le plus significatif de la déclaration Biden-Suga est la référence à Taïwan, mise de l’avant par Washington, en particulier au cours de la dernière année. La déclaration affirme «l’importance de la paix et de la stabilité dans le détroit de Taïwan» et encourage «la résolution pacifique des problèmes entre les deux rives du détroit.» C’est la première fois que les dirigeants américains et japonais mentionnent directement Taïwan depuis que Richard Nixon et Eisaku Sato ont fait une telle déclaration en 1969.

Si cette référence peut sembler anodine, elle porte atteinte à la politique d’«une seule Chine» que les États-Unis et le Japon ont acceptée comme base de l’établissement de relations diplomatiques avec la Chine à la suite de la visite de Nixon à Pékin en 1972. Dans le cadre de la politique «Une seule Chine», les deux pays ont effectivement reconnu Pékin comme le gouvernement légitime de toute la Chine, y compris Taïwan. Auparavant, ils avaient reconnu la dictature du Kuomintang (KMT) à Taipei, établie après avoir fui la Chine continentale à la suite de la révolution chinoise de 1949, comme le gouvernement en exil de toute la Chine.

Au cours des longues discussions qui ont précédé l’établissement de relations diplomatiques entre les États-Unis et la Chine en 1979, Taïwan a été l’obstacle le plus difficile à surmonter: cela montre à quel point la question est sensible aujourd’hui. Si le président Jimmy Carter a supervisé le processus, il a également promulgué la loi de 1979 sur les relations avec Taïwan qui garantissait la vente de matériel militaire américain à Taïwan et donnait une vague garantie de soutien américain à Taïwan contre une prétendue agression chinoise.

Le gouvernement Trump a considérablement augmenté les ventes d’armes à Taïwan et a intensifié les contacts entre les responsables taïwanais et américains. Dans les derniers jours de son mandat, le secrétaire d’État Mike Pompeo s’est affranchi des protocoles diplomatiques de longue date qui limitaient ces contacts et a ainsi sapé la «politique d’une seule Chine», une démarche que Biden a largement poursuivie. En même temps, des responsables américains de haut niveau ont mis en garde contre une éventuelle invasion de Taïwan par la Chine afin de justifier des relations encore plus étroites avec Taïwan, y compris d’éventuels liens militaires.

Le gouvernement Biden avait encouragé le Japon à adopter une position plus ferme à l’égard de la Chine concernant Taïwan. Le fait que cette question ait été même mentionnée dans la déclaration commune indique que, à huis clos, Biden et Suga ont discuté en détail d’une collaboration plus étroite sur Taïwan. Cette question est particulièrement délicate pour le Japon, qui a été le maître colonial de Taïwan (Formose) de 1895 à 1945, date à laquelle il a rétrocédé l’île à la Chine après la défaite du Japon. Le Japon est également fortement dépendant de ses relations économiques avec la Chine.

Pékin a immédiatement critiqué la déclaration commune Biden-Suga. L’ambassade de Chine à Washington a accusé les deux pays «d’attiser la division et de construire des blocs contre d’autres pays… sous la bannière “libre et ouverte”». Dans sa déclaration, l’ambassade a réaffirmé que Taïwan, ainsi que Hong Kong et le Xinjiang, relevaient des affaires intérieures chinoises et a prévenu que Pékin «sauvegarderait fermement sa souveraineté nationale, sa sécurité et ses intérêts de développement».

Pékin a averti à plusieurs reprises qu’il aurait recours à la force si le gouvernement de Taipei déclarait officiellement son indépendance de la Chine. En réponse à la déclaration de Biden-Suga, le vice-ministre chinois des Affaires étrangères, Le Yucheng, a déclaré: «Nous sommes prêts à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour une réunification pacifique (avec Taïwan). Cela dit, nous ne nous engageons pas à renoncer à d’autres options. Aucune option n’est exclue».

Le gouvernement Biden fait délibérément monter les tensions avec la Chine sur ce qui est potentiellement la poudrière la plus explosive pour une guerre en Asie. Le gouvernement taïwanais actuel est dirigé par la présidente Tsai Ing-wen, membre du Parti démocratique progressiste, qui prône une position plus indépendante pour Taïwan. En forgeant des liens plus étroits avec Taipei, les États-Unis, aidés par le Japon, encouragent Tsai à pousser à l’indépendance et à risquer un conflit.

Sous la direction de Biden, la marine américaine a déjà traversé le détroit de Taïwan à quatre reprises, en voie de dépasser le record annuel de 13 voyages de ce type établi par Trump l’année dernière.

En même temps, Biden et Suga ont réaffirmé leur opposition à la Chine dans d’autres zones de conflits potentiels. «Nous avons réitéré nos objections aux revendications et activités maritimes illégales de la Chine en mer de Chine méridionale et réaffirmé notre intérêt commun fort pour une mer de Chine méridionale libre et ouverte gouvernée par le droit international, dans laquelle la liberté de navigation et de survol est garantie, conformément à la Convention des Nations unies sur le droit de la mer».

Biden a poursuivi les opérations de «liberté de navigation», envoyant de manière provocante des navires de guerre américains dans les eaux revendiquées par la Chine en mer de Chine méridionale. Les États-Unis n’ont pas signé la convention des Nations unies qu’ils accusent la Chine de violer.

Biden a également réaffirmé que le traité de sécurité américano-japonais s’applique aux affleurements rocheux inhabités de la mer de Chine orientale, connus sous le nom d’îles Senkaku ou Diaoyu, qui se trouvent sous contrôle du Japon, mais également revendiqué par la Chine. En d’autres termes, les États-Unis soutiendraient militairement le Japon en cas de guerre avec la Chine au sujet de ces îlots, «en utilisant toute la gamme de leurs capacités, y compris nucléaires».

Les entretiens Biden-Suga s’inscrivent dans le cadre d’une offensive diplomatique américaine qui vise à renforcer ses partenariats stratégiques en vue d’un conflit avec la Chine. Le mois dernier, Biden a organisé le tout premier sommet des dirigeants du dialogue quadrilatéral sur la sécurité, auquel ont participé Suga ainsi que les premiers ministres australien, Scott Morrison, et indien, Narendra Modi. La «Quadrilatérale» est une alliance quasi militaire qui vise à lutter contre la Chine.

Cette rencontre a été suivie du premier voyage à l’étranger du secrétaire d’État américain Antony Blinken et du secrétaire à la Défense Lloyd Austin au Japon et en Corée du Sud. Le président sud-coréen Moon Jae-in doit rencontrer Biden à Washington au début du mois prochain.

Biden et Suga se sont également engagés à approfondir leur coopération économique. Lors d’une conférence de presse conjointe, Biden a annoncé le nouveau partenariat américano-japonais pour la compétitivité et la résilience (CoRe) en déclarant que les deux pays travailleraient «ensemble pour relever les défis posés par la Chine».

Les États-Unis et le Japon prévoient notamment de dépenser respectivement 2,5 et 2 milliards de dollars pour développer les réseaux mobiles 5G, ainsi que les futurs réseaux «6G». Selon un communiqué de la Maison-Blanche, les deux pays vont également «coopérer sur les chaînes d’approvisionnement sensibles, notamment les semi-conducteurs, et sur la promotion et la protection des technologies critiques».

Ces réseaux et technologies de communication sont cruciaux pour les efforts de guerre américains. Les semi-conducteurs sont essentiels pour les équipements militaires tels que les avions de guerre et les systèmes de guidage des missiles. Le fait que la Taiwan Semiconductor Manufacturing Company domine la production mondiale de puces, notamment les plus avancées, est un facteur qui explique l’attention que les États-Unis portent à Taïwan.

(Article paru en anglais le 19 avril 2021)

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