Brefs souvenirs de la Deuxième Guerre mondiale d’un fils de chef militaire soviétique assassiné par Staline

Première partie

Ces souvenirs du conflit nazi-soviétique de 1941-1945 sont écrits par Yuri Primakov, qui est maintenant âgé de 94 ans et qui a connu la guerre adolescent. Né en 1927 dans une famille de révolutionnaires, il vit à Moscou. Sa mère, Maria Dovzhik, combat pendant la guerre civile mais quitte le Parti bolchevique en 1922. Son père, Vitaly Primakov, rejoint le Parti bolchevique en 1914. À 19 ans, il devient membre du Comité militaire révolutionnaire qui, sous la direction de Léon Trotsky, organise la prise du pouvoir en octobre 1917. Il devient ensuite un commandant de premier plan dans l’Armée rouge pendant la guerre civile, puis est membre de l’Opposition de gauche. En 1937, Vitaly Primakov ainsi que la quasi-totalité des dirigeants de l’Armée rouge sont arrêtés et exécutés. Le meurtre de masse des dirigeants de l’Armée rouge s’inscrit dans le cadre de la Grande Terreur, au cours de laquelle près d’un million de personnes sont tuées en 1937-1938, parmi lesquelles la quasi-totalité des dirigeants du Parti bolchevique de 1917 et de l’Opposition de gauche soviétique. Les membres des familles de révolutionnaires sont souvent tués ou envoyés dans des camps également. La Grande Terreur désarme alors la classe ouvrière soviétique et internationale face à la menace de guerre nazie.

La décapitation de l’Armée rouge convainc Hitler et les dirigeants de la Wehrmacht qu’aucune résistance sérieuse ne pouvait être attendue de l’URSS. Ils se sont trompés. Malgré les crimes du stalinisme, le peuple soviétique s’est levé pour défendre les conquêtes de la Révolution d’octobre contre la contre-révolution fasciste, mais à un coût énorme. Au moins 27 millions de citoyens soviétiques sont tués pendant la guerre, dont environ 2 millions de Juifs, 3 millions de prisonniers de guerre soviétiques et des millions de civils.

Le fait que Yuri Primakov survit à la guerre est, dans une large mesure, le fruit du hasard: en raison de sa mauvaise vue, il ne peut s’engager dans l’armée et travaille dans un hôpital militaire. Dans sa génération, presque tous les hommes, dont beaucoup ne sont encore que de jeunes garçons, sont enrôlés ou combattent avec les partisans; la grande majorité d’entre eux sont morts au combat.

Les souvenirs de guerre de Yuri Primakov constituent un document unique. Ils illustrent certes les crimes horribles du nazisme, mais aussi l’énorme désorientation, la confusion et les morts insensées causées par la bureaucratie stalinienne. Dans un souci de clarté historique, nous avons procédé à quelques légères modifications et ajouté des notes en fin de texte. Les commentaires de l’éditeur sont entre crochets. La première partie raconte la première année et demie de la guerre, de l’été 1941 à 1942. Au cours de cette période, l’Armée rouge subit des pertes importantes et la Wehrmacht avance en Russie soviétique, vers la Volga. Une grande partie de la population soviétique ainsi que les principales usines sont évacuées de l’ouest de l’URSS et déplacées vers l’Oural, la Sibérie et l’Asie centrale. Il s’agit de la plus grande évacuation de masse de l’histoire de l’humanité.

Yuri Primakov

1941

En 1941, j’étais en vacances à Tchernigov [également appelée Tchernihiv, une ville du nord de l’Ukraine] pour voir mon grand-père et ma grand-mère, les parents de ma mère. Le nom de ma grand-mère était Mera Zelikovna, celui de mon grand-père Aron Markovich. Mon grand-père travaillait comme comptable et ma grand-mère était une femme au foyer. Grand-père était originaire de Tchernigov et grand-mère, du village de Baturin. Le nom de famille de ma mère était Dovzhik. À cette époque, la mère de mon père, Varvara Nikolaevna Primakov, était déjà dans un camp [soviétique]. Le père de Vitaly Markovich Primakov, Mark Grigorievich, avait été battu à mort par l’une des bandes de Petlioura en 1920 [1].

Vitaly Primakov

En 1941, j’avais 14 ans et je venais de terminer ma septième année scolaire.

Le 22 juin, mes camarades et moi sommes allés nous baigner dans la rivière Desna. Nous nagions avec des radeaux lorsque la sirène de raid aérien s’est mise à hurler.

- Un exercice, encore, dit Igor, combien d’alertes peuvent-ils faire?

- Nageons encore un peu et ensuite nous rentrerons à la maison, a décidé Osya.

Ces garçons avaient trois ans de plus que moi et j’étais d’accord avec eux. De plus, depuis 1940, il y avait de temps en temps des exercices d’entraînement à Moscou aussi. Alors que nous étions déjà sortis de l’eau et que nous avions décidé de rentrer à la maison, la sirène s’est remise à hurler. Prenant notre temps, nous sommes montés sur la berge, l’un des plus beaux endroits de la ville. Tous les citoyens aimaient s’y promener. Des canons datant de l’époque de la guerre de Crimée [1853-1856] étaient sur la rive. Il y avait la maison du greffier Lizogub, que les habitants de Tchernigov appelaient habituellement la maison de Mazeppa, ainsi que de vieilles églises, dans lesquelles le prince Igor avait tenu un service de prière avant la campagne contre les Polovtsiens [un peuple nomade turc qui envahit la Rus’ de Kiev en 1185]. Tchernigov était l’une des plus anciennes villes de la Rus’ de Kiev. Au XIXe siècle, elle a connu un déclin total et est devenue une ville provinciale moyenne où Saint-Pétersbourg avait envoyé ses étudiants indisciplinés après les événements de 1905 [la Révolution russe de 1905].

La sirène ne cessait de hurler, ce qui était inhabituel. En remontant le talus et en passant devant une femme qui faisait paître une vache sur la pente herbeuse de la berge, Osya a demandé:

- Qu’est-ce qui se passe avec les sirènes? Pourquoi elles hurlent tout le temps? Elles sont cassées ou quoi?

- C’est la guerre, les garçons. Les Allemands ont attaqué. Et ils ont bombardé Kiev.

Nous nous sommes dépêchés de rentrer chez nous. Alors que nous traversions la Place Rouge – la place principale de la ville avant la guerre – devant le nouveau cinéma Shchors, nous avons entendu V.M. Molotov [2], le commissaire aux affaires étrangères, dans les haut-parleurs. Il bégayait plus que d’habitude, et cela nous a alarmés. La guerre était donc bien réelle. Des soldats de l’Armée rouge, casqués et armés de fusils, se trouvaient aux divers coins de la place, sac à masque à gaz à l’épaule. Nous sommes rentrés en courant et avons été promptement réprimandés par nos parents. Personne ne savait ce qui se passait dans le pays. Nous avions une radio SI-235 toute neuve dans notre chambre à la maison. Nous avons tourné et retourné les boutons autant que nous le pouvions mais rien, à part des chansons et des marches, n’était transmis.

Staline lors de la signature du pacte Molotov-Ribbentrop, également appelé pacte Hitler-Staline

Le lendemain, l’annonceur à la radio a déclaré que de violents combats avaient lieu sur la frontière occidentale et qu’en plus de l’Allemagne, l’URSS était également attaquée par la Finlande et la Roumanie. Il y avait des batailles tout le long de la frontière occidentale. Nos troupes infligeaient de lourdes pertes à l’ennemi et contre-attaquaient. Staline était silencieux et c’était la chose la plus étonnante. Après tout, c’était lui qui avait tout le pouvoir dans le pays et qui avait signé un traité de paix avec Hitler [3]. Après ce traité [du 23 août 1939], notre professeur d’allemand nous avait expliqué: «Der Deutsche Führer ist Adolf Hitler und unser Führer ist Genosse Stalin» [«Le Führer allemand est Adolf Hitler et notre Führer est le camarade Staline»]. Tout était très simple. Les impérialistes anglo-français voulaient nous entraîner dans une guerre, mais le sage camarade Staline avait passé un accord avec Hitler, et tout s’était bien passé. Les travailleurs de Lettonie, de Lituanie, d’Estonie et de Bessarabie voulaient de leur plein gré rejoindre l’Union soviétique, et nous ne pouvions leur refuser cela [4]. Nous avons envoyé nos troupes là-bas à leur demande et les avons ainsi protégés de la guerre. Pourquoi notre ami Hitler serait-il une menace pour eux nous apparaissait incompréhensible. Les journaux et les revues imprimaient des articles sur les victoires de l’Armée allemande, courageuse et compétente, ainsi que des annonces du camarade Vorochilov, le commissaire à la défense, selon lesquelles la guerre ne se déroulerait qu’en territoire ennemi et que peu de sang serait versé. Tout le monde chantait la nouvelle chanson à la mode extraite du film «Si la guerre vient demain»: «Sur le territoire de l’ennemi, nous vaincrons l’ennemi avec peu de sang, d’un coup puissant.»

Or dans les jours qui suivirent le 22 juin, c’est précisément cette chanson qui était constamment diffusée à la radio, ainsi que des chants de la guerre civile. Plus tard, la chanson plus solennelle et sombre Vstavaistranaogromnaya a été diffusée [«Lève-toi, grand pays», sans doute la chanson de la Deuxième Guerre mondiale la plus populaire en URSS. Également connue sous le nom de «La guerre sacrée»]. Dans ces chansons, tout semblait bien se passer, mais il était impossible de comprendre ce qui se passait sur le front. Les combats se poursuivaient dans la région de Lviv et de Brest. L’ennemi subissait de lourdes pertes, mais nos troupes ne passaient pas à l’offensive. L’ordre de remettre toutes les radios et toutes les armes à la police dans les trois jours – fusils de petit calibre et fusils de chasse – a été diffusé à la radio. Grand-père donna donc notre radio toute neuve. Le père d’Igor donna son vieux fusil à double canon, et le voisin donna son fusil de petit calibre. Pourquoi? Personne ne comprenait. Peut-être que la guerre était déjà terminée et qu’il n’y aurait pas de guerre de partisans sur notre territoire? Les cinémas ont alors commencé à projeter des films antifascistes (La famille Oppenheim, Professeur Mamlock) qui avaient disparu des écrans de cinéma juste après la signature du pacte avec Hitler. Dans ces films, les fascistes ne persécutaient que les juifs, et les bons Allemands en étaient bouleversés, le peuple allemand n’approuvant pas du tout cet outrage. Tout le monde était anxieux, mais la plupart étaient sûrs que la guerre n’atteindrait pas Tchernigov.

Barricades à Moscou, octobre 1941

Puis, finalement, le 3 juillet, Staline parle à la radio. Pour la première et dernière fois, il appelle les habitants du pays ses frères, sœurs et amis. Il décrit l’attaque comme perfide et soudaine, et dit que le traité avec Hitler avait été nécessaire, mais que notre cause était juste et que la victoire serait nôtre.

Nous avons continué à aller nager et nous étions sûrs qu’à l’automne, la guerre serait terminée, que nous retournerions à l’école et que tout serait comme avant. Mais des rumeurs inquiétantes circulaient en ville. Certains disaient que les Allemands lâchaient leurs troupes de débarquement partout, qu’ils étaient habillés comme nous et parlaient sans accent. La vigilance était de mise. En ville, les gens avaient commencé dès le début juillet à obscurcir leurs fenêtres et des rideaux de papier étaient aux fenêtres. Personne ne savait où se trouvait le front. Il y avait encore de la nourriture au marché et du pain dans les magasins.

Puis un jour soudainement, alors que nous revenions de nous baigner comme d’habitude dans la rivière Desna, sur le chemin du retour près du Palais des Pionniers (l’ancienne synagogue), nous avons vu un petit camion (1,5 t GAZ). Il avait des rangées de trous ronds sur les planches de bois, percés comme une règle. Plusieurs personnes étaient dans le camion, la plupart étant des Juifs âgés et barbus avec des porte-documents ou de petites valises. Quelques Ukrainiens, hommes et femmes.

- D’où venez-vous, les gars?

- De Rechytsa [une ville du Belarus].

- Mais pourquoi êtes-vous ici?

- Les Allemands sont à Rechytsa. Leurs chars d’assaut sont arrivés à un bout de la ville, alors que nous étions à l’autre bout.

Osya et Igor se sont regardés, et nous nous sommes dépêchés de rentrer. Rechytsa était à moins de 180 kilomètres de Tchernigov. Le matin, la panique s’est emparée de la ville. Il n’y avait pas du tout de troupes dans la ville. Les autorités fuyaient la ville en voiture, en charrette, par tous les moyens possibles. Beaucoup ont essayé de partir en train pour la Russie. Le 10 juillet, certaines personnes sont revenues en ville après que les Allemands aient bombardé un train près de Gomel; ensuite, des avions de chasse allemands ont volé au ras du sol pour mitrailler les personnes fuyant des wagons. La situation était très mauvaise. Personne ne savait où se trouvait le front. La radio continuait de rendre compte des combats menés sur le front occidental et de la façon dont nos troupes résistaient avec succès. Un prisonnier de guerre allemand était conduit dans les villes d’Ukraine; il racontait à tout le monde en russe et en ukrainien combien le peuple allemand n’aimait pas Hitler et qu’il était prêt à aider l’Armée rouge. Cet homme parlait ukrainien sans accent, ce qui suscitait un certain scepticisme. Beaucoup de gens ont commencé à penser qu’il n’était peut-être pas si allemand que ça après tout. Le 11 juillet, mon grand-père est arrivé avec des nouvelles inattendues.

- Demain, nous embarquons sur un bateau à vapeur. J’ai acheté des billets. Nous emmènerons Yura à Moscou, et ensuite nous verrons. Il ne faut pas qu’il soit en retard pour l’école.

Nous avons rapidement emballé nos affaires. Grand-mère a mis notre trésor principal – une énorme bouteille de liqueur de cerise – dans son panier.

- Quand la guerre sera terminée, nous ferons la fête et nous reviendrons. J’aurai peut-être le temps de faire une nouvelle récolte, et nous mettrons alors une autre bouteille sur la table. Il y en aura une pour l’année prochaine.

Et dans la soirée du 12 juillet, nous nous sommes retrouvés sur un petit bateau à vapeur, auquel une barge était attachée. Jusqu’à Novgorod-Severski, la rivière Desna est assez large. Osya Mezhirov était parti pour Moscou plus tôt que nous encore, tandis que la famille d’Igor Moroko avait décidé de rester en ville. La ville n’était pas bombardée, et nous ne savions pas quels avions passaient au-dessus de nos têtes. À cette époque, nous ne pouvions pas encore distinguer le hurlement intermittent des avions allemands du bourdonnement régulier des avions soviétiques. Le bateau à vapeur naviguait très lentement à contre-courant du fleuve. Tout comme la barge qu’il remorquait, il était bondé de gens. J’ai appris à connaître mes camarades. J’étais plus proche de Vanya [surnom d’Ivan] Skidan et de son amie Dora Baskina. Ivan voyageait avec sa mère et son jeune frère; Dora avec sa mère et ses jeunes frères et sœurs. Ivan était un beau grand garçon, très gentil et courageux. Dora était une belle et joyeuse fille. À l’époque, je n’avais que 14 ans, et ils étaient un peu plus âgés que moi. Ivan était ukrainien et Dora était juive.

L’évacuation de Yuri Primakov transposée sur une carte moderne correspond à un trajet d’environ 2100 kilomètres

Beaucoup de Juifs étaient sur le bateau. En URSS, ils écrivaient parfois sur la politique d’Hitler envers eux, et certains se disaient qu’il valait mieux rejoindre l’Armée [rouge] ou sinon partir. Sur la route, j’ai fini de lire un livre en allemand, Eine Frau fährt durch die Welt [Une femme voyage à travers le monde]. C’était l’histoire d’une communiste allemande qui effectuait le travail du Parti et se rendait dans toutes sortes d’endroits pour des missions importantes.

Arrivés à Novogorod-Severska, nous avons soudain entendu à la radio que le Royaume-Uni était devenu notre allié et que nous n’étions plus seuls. Certains sur la rive étaient si heureux de cette nouvelle qu’ils ont repris le même bateau à vapeur pour retourner à Tchernigov. Je me souviendrai toujours de ce petit groupe de gens jusqu’à la fin de ma vie. Ils ont rebroussé chemin, allant droit vers leur mort. La grande majorité d’entre eux étaient juifs; ils ont immédiatement cru à un miracle. D’autant plus que la radio annonçait en permanence le succès de nos troupes dans la lutte contre toutes les attaques de l’ennemi. Grand-mère et grand-père, de même que Vanya et Dora, sont montés à bord d’un autre bateau à vapeur, plus petit, et nous avons continué à remonter le fleuve. Nous avons atteint Trubchevsk. Nous avons traîné nos affaires jusqu’à la voie ferrée et la première chose que nous avons vue, c’étaient des wagons couchés près des rails. Il était évident que l’aviation allemande était passée par ici récemment. Le soir, on nous a donné accès à un train de marchandises et nous sommes allés plus loin vers le nord dans des wagons de marchandises.

Puis nos wagons ont été attelés à un grand train transportant des soldats de l’Armée rouge qui n’étaient pas armés, et roulant vers l’est. Ils étaient gardés par moins d’une douzaine de gardes. Une mitrailleuse était installée sur la locomotive. Ces soldats de l’Armée rouge étaient des Allemands qui provenaient de différents endroits de l’URSS. Soudainement jugés peu dignes de confiance, les autorités croyaient qu’ils pouvaient passer à l’ennemi à tout moment. Aussi les ont-ils donc envoyés à l’arrière. Ces gens parlaient le russe aussi bien que nous. Ils étaient notre peuple. Le peuple soviétique. Mais Staline ne leur faisait pas confiance. Un train entier de soldats était en route vers l’arrière, et il était gardé par des soldats russes de l’Armée rouge, qui hier encore étaient les camarades de ces combattants. Il y avait très peu de gardes, et les Allemands sortaient librement des wagons. Lorsque des avions allemands ont parachuté des troupes près de Bryansk, tous les soldats de l’escorte se sont précipités dans les bois pour capturer les ennemis. Et aucun des hommes de l’Armée rouge allemande n’a même pensé à s’échapper.

Nous étions assis sur le quai, attendant que quelqu’un nous demande de l’aide. Mais personne ne nous a rien demandé. Nos aînés nous ont strictement dit de ne pas partir. Nous étions les principaux hommes du train. Nous courrions chercher de la nourriture pour les évacués lorsque le train s’arrêtait. Nous aidions à transporter des boîtes de conserve. Nous transportions du pain dans nos chemises depuis des épiceries éloignées – en les enlevant et en les boutonnant pour y fourrer des miches de pain. Nous n’avions pas de sacs. Les personnes évacuées recevaient gratuitement des fruits, des légumes et autres victuailles dans les gares. Il était important de réussir à rejoindre le train à temps, car personne ne savait quand il quitterait la gare. Les trains militaires et ceux transportant du matériel d’usine passaient en priorité.

Après avoir passé Briansk, on nous a dit que le train irait en Bachkirie [une république soviétique qui était située entre la Volga et les montagnes de l’Oural, habitée principalement par les Bachkirs, un peuple turc]. Nous avons rencontré les premiers trains de réfugiés de Moscou. Ils criaient depuis les wagons, nous disant que Moscou subissait de lourds bombardements. Début août, nous sommes arrivés à Ufa [la capitale de la Bachkirie]. Après Ufa, le train a accéléré. Certaines personnes ont décidé d’aller à Ishimbay – des gisements de pétrole y avaient été récemment découverts. Mais ma grand-mère et mon grand-père ont décidé d’aller à la campagne. Ma grand-mère était née à la campagne et était plus habituée à la vie de village. Nous sommes arrivés à Sterlitamak, et de là, nous avons pris un train pour le village de Saraisy.

C’est ainsi que notre vie de villageois a commencé. Nous étions logés chez une kolkhoznitsa [fermière collective]. Ne parlant pas bien le russe, son fils traduisait pour elle; c’était un écolier d’environ mon âge. Le deuxième jour, je suis allé aux champs avec mon grand-père, et nous avons battu le grain avec des chaînes sur l’aire de battage. C’était un dur labeur, et comme je n’y étais pas habitué, j’étais fatigué. Grand-père était encore plus fatigué, et il a été déchargé de cette responsabilité. On m’a envoyé travailler avec une moissonneuse-batteuse. Avec un petit garçon de Bashkiria, je remplissais des sacs de grain depuis la trémie et les mettais de côté. Ces sacs étaient très lourds, mais nous devions nous dépêcher. La récolte était bonne et la trémie de la moissonneuse-batteuse se remplissait vite. Ensuite, nous devions charger les sacs dans un camion. Parfois, des hommes adultes nous aidaient – les conducteurs de tracteur et de la moissonneuse-batteuse. Ils nous donnaient de la bonne nourriture dans le champ et nous mangions à satiété. Tout le monde avait un bon appétit. J’ai appris quelques mots en langue bachkir qui étaient nécessaires pour le travail: «utyr» – s’asseoir, «etar» – c’est assez, «tukhta» – arrêter, «ipmak» – pain, «pysak» – couteau, et quelques autres.

Un jour, en rentrant du travail, j’ai vu que le fils de la maison lisait un livre. Les images me semblaient familières, mais je ne pouvais pas lire ce qui était écrit. C’était le roman de Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, en langue bachkir. Et je me suis à nouveau rendu compte des énormes réalisations que le pouvoir soviétique avait accomplies en un laps de temps très court. Avant la révolution, les Bachkirs n’avaient pas de langue écrite. Les mollahs et les personnes instruites lisaient et écrivaient en arabe, la langue du Coran. En l’espace de dix ans, ils ont non seulement créé une langue écrite à partir d’un mélange de lettres russes et latines, mais ils ont également traduit de nombreuses œuvres de la littérature mondiale en langue bachkire, afin que les enfants puissent les lire dans leur propre langue.

Soldats de l’Armée rouge à l’hôpital Botkin pendant la guerre

Les conditions hygiéniques dans le village laissaient à désirer et je suis tombé malade avec une dysenterie sévère. Très vite, je suis devenu si faible que j’ai à peine réussi à me rendre à l’hôpital régional. L’ambulancier a dit: «Le petit est très maigre. Il peut vivre encore deux semaines.» Il n’y avait pas de médicaments. Grand-mère m’a préparé du lait écrémé, mais cela n’a fait qu’aggraver mon état. C’était au début du mois de septembre. Ils ont envoyé un télégramme à ma mère, «Yura est mourant. Viens lui dire au revoir.» Deux semaines plus tard, ma mère est venue. Par miracle, ils l’avaient libérée de son travail et lui avaient donné un laissez-passer [un propusk, nécessaire pour pouvoir se déplacer en Union soviétique]. Elle m’a apporté des médicaments et du pain blanc. J’ai commencé à me rétablir et ma mère est retournée à Moscou. Elle était chef du service des urgences de l’hôpital Botkin. Depuis le début de la guerre, l’hôpital avait été transformé en hôpital militaire.

Je ne pouvais plus travailler dans les champs et j’ai donc été affecté à la permanence au conseil du village. Je devais être de garde la nuit et enregistrer les télégrammes et les notes du Bureau d’information. Un jour, j’ai trouvé par hasard un livre extraordinaire sur l’étagère: Ernst Henri, Hitler contre l’URSS [Gitler protiv SSSR]. Ce livre publié en 1936 avait été interdit par la suite [5]. On y trouvait des schémas d’opérations possibles des troupes allemandes advenant une attaque d’Hitler contre l’URSS.

La couverture de l’édition de 1938 de l’ouvrage d’Henri «Hitler contre l’URSS»

Le plus étonnant est que ces diagrammes correspondaient exactement à l’emplacement des drapeaux sur la carte qui était accrochée dans le conseil du village. Cela signifie qu’il n’y avait rien de surprenant dans les plans allemands! Nous les connaissions même bien avant la guerre! Le lendemain matin, quand j’ai parlé de ce livre à mon grand-père, il m’a mené hors du village et m’a dit fermement, en me regardant droit dans les yeux: «Si ton père et ses camarades étaient vivants, nous ne serions pas assis ici aujourd’hui. Tout aurait été différent». Nous n’en avons plus jamais parlé [de la Grande Terreur].

Ma mère m’avait déjà dit en 1937, de façon très stricte, que si je mentionnais un jour mon père et ses camarades, nous serions arrêtés – comme beaucoup de nos voisins de la maison de Potylikha [un quartier de Moscou]. À l’époque, les gens disparaissaient les uns après les autres, et personne ne savait qui serait le prochain.

Généraux de l’Armée rouge assassinés. Au premier rang, de gauche à droite: Mikhaïl Toukhatchevski, Iona Yakir, Ieronim Ouborevitch. Au milieu: August Kork, Robert Eideman, Vitovt Putna. En bas: Boris Feldman, Vitaly Primakov, Yan Gamarnik

1942

Après une semaine, maman est revenue d’Ufa. Les Allemands avaient avancé vers Moscou. La ville avait été déclarée en état de siège, et personne n’était autorisé à y entrer. Maria Aronovna [Dovzhik, sa mère] avait été nommée épidémiologiste régionale, et nous avons déménagé au centre régional de Sterlibashevo. Là, je suis allé à l’école et j’ai terminé ma huitième année. En février, j’ai eu 15 ans. Au printemps, après que les Allemands aient été chassés des abords de Moscou, ma mère a été autorisée à y retourner et à m’emmener avec elle. Grand-mère et grand-père sont allés à Novossibirsk dans la famille de l’oncle Sema [Samuil Aronovich Dovzhik, docteur en sciences techniques, lauréat du prix Staline pour avoir créé la première soufflerie à l’Institut central aérodynamique]. Sur le chemin de Moscou, nous avons ramassé autant de nourriture que possible. Le plus important était l’approvisionnement en pommes de terre séchées. Les Bachkirs avaient de très bonnes méthodes de conservation des pommes de terre. La pomme de terre est épluchée, coupée en fines tranches et plongée pendant une minute dans de l’eau bouillante, puis séchée sur un poêle russe. Elle peut être conservée pendant plusieurs années de cette façon et a le goût des nouilles. Cet approvisionnement a été d’une grande aide jusqu’à ce que maman reçoive des cartes de rationnement alimentaire. Les gens à Moscou étaient affamés.

À Moscou, ils m’ont laissé travailler comme aide-soignant à l’hôpital Botkin, et en mai, j’ai commencé à porter des civières avec les blessés. En 1942, les blessés nous étaient amenés du Front central, du Premier front biélorusse, du Front ukrainien et de la Région des partisans [régions qui étaient tenues et défendues contre les Allemands par les partisans]. On nous les apportait généralement le soir et la nuit. Les raids aériens étaient fréquents mais, contrairement à 1941, Moscou n’était plus bombardée. Je me souviens avoir transporté sur un brancard un soldat qui avait été blessé à l’estomac. Il m’a raconté comment il avait réussi à ramper jusqu’aux siens [l’Armée rouge]. Il avait été blessé lors de la tentative de reprendre Mozhaisk [une ville de la région de Moscou] aux Allemands. C’était à l’été 1942. Les soldats avaient un fusil pour trois hommes. Ce combattant blessé ne s’est jamais rendu jusqu’aux positions allemandes. Au lieu d’un fusil, il avait une pelle. À l’école en Bachkirie, on nous avait enseigné les techniques du combat à la baïonnette avec une petite et une grande pelle de sapeur. L’école entière n’avait qu’un seul fusil pour l’entraînement.

Les nouvelles en provenance du front n’étaient pas bonnes. Nos troupes se repliaient vers le Caucase et la Volga. Parfois, je dormais dans notre chambre qui était dans un appartement communal dans Potylikha. Nous avons réussi à planter un petit potager pour les pommes de terre. Cela aussi aidait en plus des rations alimentaires. Pendant l’été, j’allais à l’école. Il était possible de suivre les cours de neuvième et dixième année par correspondance. J’apprenais pendant la journée et j’étais de garde pendant la nuit.

Au milieu de l’été, le mari de la tante Zhenya nous a soudainement appelés au téléphone et est venu nous rendre visite. Tante Zhenya avait été adoptée par la famille Dovzhik. Grand-mère et grand-père l’avaient recueillie après le pogrom anti-juif de Tchernigov en 1905 [6]. Tante Zhenya était la seule rescapée de toute sa famille. Elle était alors une très jeune enfant, à peine âgée de 5 ans, et personne ne l’avait remarquée. Avant la guerre, elle a réussi à obtenir un diplôme de l’institut et a épousé un journaliste de la Chernigovskaya gazeta. Elle et son mari, Samuil, étaient tous deux de très bons athlètes, aussi ai-je été stupéfait lorsque j’ai vu devant moi un homme complètement usé, portant un uniforme de commandant.

Les ruines de Tchernigov après sa destruction par les nazis

Maman est rentrée le soir – elle était en service et devait rester à l’hôpital. Mais à cette époque, peu de blessés nous étaient amenés, car il y avait une accalmie sur le front central et les autres fronts occidentaux, les batailles se déroulant plus dans le sud, en Crimée et dans les régions de Rostov et du Don. Les Allemands et leurs alliés avançaient vers la Volga. Samuil nous a dit que Zhenya avait réussi à se faire évacuer après nous, et qu’il s’était porté volontaire pour l’Armée (il a pu devenir correspondant de guerre); au départ, il était simple soldat. Il nous a raconté comment il avait fui Tchernigov en feu en août 1941. Goering avait décidé de faire une démonstration de ce dont l’aviation allemande était capable, et la ville, qui ne comptait qu’une seule usine – une fabrique d’instruments de musique – fût alors été soumise à de lourds bombardements depuis les aérodromes de Kiev [7]. La ville constituée de maisons en bois a entièrement brûlé, les vieilles églises étant réduites en miettes par les bombardements. En marchant dans la rue, Samuil a vu comment son bureau de presse avait été bombardé. Sa construction avait tout juste été terminée avant la guerre.

Samuil a été envoyé à une école d’élèves-officiers près de Moscou. On ne leur donnait presque rien à manger. Au cours de l’hiver 1942, ils devaient se contenter de pommes de terre et de betteraves gelées sous la neige. Nous avions deux cartes de rationnement alimentaire pour les ouvriers, et, pour la première fois, il a pu manger à sa faim. Il était près de terminer ses cours à l’école d’élèves-officiers et était sur le point d’être renvoyé au front. Samuil Ushitsky a été tué lors de la bataille de Koursk [la plus grande bataille de chars de l’histoire, qui se déroula en juillet-août 1943, et la dernière fois où la Wehrmacht a réussi à lancer une offensive sur le front de l’Est]. Il était alors commandant d’un peloton de mortiers.

Mon camarade Volodya Veremeenko combattait dans une unité de partisans. Il m’a proposé de rejoindre l’unité avec lui, mais j’étais nettement plus jeune que lui et, surtout, j’étais devenu myope. Avant la guerre, ma myopie était de -6 et en 1943, elle était passée à -7. Je n’étais donc pas apte au service militaire. J’ai aussi rencontré un camarade de l’équipe de football de notre cour, Yura Babloyan. Il était dans une unité de parachutistes qui était déployée à Kerch [une ville de la région de la mer Noire, près de la Crimée]. Les parachutistes n’avaient ni canons ni fusils antichars. Lorsque les chars allemands sont passés à l’attaque sur la flèche de sable nu, l’Armée a envoyé les parachutistes à leur rencontre, chacun avec un paquet de grenades en main. Les Allemands ont battu en retraite. Yura était un homme très fort et très grand. Il a survécu et est retourné à Moscou pour récupérer à l’hôpital. Beaucoup, beaucoup d’hommes ont alors été tués ou blessés.

J’ai continué à travailler à l’hôpital et à aller à l’école. Maman devenait très fatiguée. Elle devait rester à l’hôpital en permanence, n’avait jamais de fin de semaine et devait souvent travailler 24 heures sur 24. En 1941, elle a dû à nouveau porter des blessés sur des brancards lors des bombardements. Elle avait déjà été sous le feu pendant la Révolution de février à Petrograd et au front pendant la Guerre civile, et ne craignait ni les balles ni les obus. L’une de ses épaules était plus basse que l’autre à cause de toutes les charges lourdes qu’elle devait soulever, et son dos lui faisait mal. Mais elle ne se plaignait jamais d’être fatiguée. Elle était toujours énergique, joyeuse et attentionnée. Les blessés l’ont vu et ont bien compris. Nombreux étaient ceux qui, à l’hôpital, ne tarissaient pas d’éloges et de gratitude à son égard. Cela l’a peut-être aidée à éviter la répression pendant le procès des médecins [après la guerre] [8]. Et elle a toujours gardé son nom de famille, Dovzhik, elle n’a jamais fait étalage du fait qu’elle était la femme du commandant des Cosaques noirs [Chervonnoe kozachestvo, une importante unité de cavalerie formée par Vitaly Primakov pendant la Guerre civile], et ne m’a pas permis de me vanter de notre famille.

Parmi les médecins qui travaillaient dans le service de l’hôpital à l’époque, je me souviens très bien de Ksenia Maksimilianovna Vitsentini, une amie de ma mère. Son mari, Sergei Pavlovich Korolev, qui construira plus tard des fusées spatiales, était alors emprisonné dans un camp, mais le directeur de l’hôpital Botkin, Boris Abramovich Shimeliovich, ne craignait pas d’employer les femmes des ennemis du peuple. Il était lui-même l’un des dirigeants du Comité antifasciste juif [9]. Pendant la guerre, les procès à grand spectacle avaient cessé. Certains qui avaient été emprisonnés avaient même été libérés des camps et tout le monde espérait que le cauchemar des arrestations et des exécutions d’avant-guerre était terminé. Dans ces années-là, personne ne savait que ce n’était qu’une pause.

Tante Fenya, la sœur de maman, travaillait pour le journal Krasnyi flot (La Flotte rouge). Le comité de rédaction était rentré à Moscou. D’elle et des blessés, nous avons appris des détails que les journaux n’auraient pas rapportés. L’aide des alliés était très importante. Les avions de transport Douglas envoyés par les Américains étaient devenus monnaie courante dans le ciel, et dans les rues, la plupart des véhicules militaires étaient américains – Ford, Studebaker, Dodge et Willis. Les rations que nous recevions avec nos cartes de rationnement comprenaient de la viande en conserve américaine. C’était la seule viande que nous recevions pendant la guerre. Le sucre et les graisses venaient également des États-Unis. Les journaux parlaient des raids aériens américains sur l’Allemagne, mais tout le monde attendait l’ouverture d’un second front [par les Alliés à l’Ouest]. Le mouvement des partisans en Europe s’était développé. Il était particulièrement fort en Yougoslavie où il était dirigé par Josip Broz Tito [10].

Je me souviens qu’une jeune femme, sergent fusilier-marin près de Sébastopol, nous a été amenée une nuit. Elle avait réussi à survivre sans encombre à de violents combats avec les Allemands et était venue à Moscou pour de courtes vacances afin de voir ses jeunes enfants. Elle avait été renversée par une voiture la nuit, non loin de l’hôpital. Une ambulance l’a amenée à notre service des urgences. J’ai juste eu le temps de l’emmener en salle d’opération avant qu’on m’envoie un artilleur de DCA. Nous n’avions pas beaucoup de médecins – juste l’oncle Kolya et l’oncle Misha, tous deux dans la soixantaine – alors, on nous envoyait sans cesse des artilleurs de la batterie de DCA voisine. Ils travaillaient avec moi comme infirmiers. En entrant dans la salle d’opération, j’ai vu la femme de Sébastopol allongée sur la table. Le docteur Vitsentini m’a ordonné d’une voix stricte: «Yura, lave-toi les mains, mets un masque et tiens-toi près de la table. Tu tiendras sa jambe.» Je me tenais debout près de la table d’opération, en essayant de ne pas regarder la bouillie sanglante d’où le sang continuait à se déverser dans la bassine. Tout le bas-ventre du sergent avait été labouré par l’aile de la voiture qui l’avait renversée avant de s’enfuir. Nous l’avons ensuite emmenée dans l’une des distantes baraques en bois construites sous Soldatenkov, le fondateur de l’hôpital. À l’approche de la caserne, la femme a repris connaissance et a demandé à boire. Je lui ai dit qu’elle ne pouvait pas boire après une telle opération, mais qu’elle pourrait dans la matinée. Le matin, elle était morte.

Une fois, on nous a amené un tankiste tombé d’un char alors qu’une colonne de chars passait sur l’autoroute de Leningrad. Le conducteur du char a réussi à tomber si bien que toute la colonne est passée devant lui, et pas un seul char ne l’a écrasé cette nuit-là. Il avait juste une légère commotion cérébrale.

À suivre

Notes en fin de texte

[1] Symon Petlioura était un nationaliste ukrainien, dont les troupes étaient connues pour avoir perpétré de nombreux pogroms anti-juifs pendant la Guerre civile alors qu’elles combattaient l’Armée rouge.

[2] Viatcheslav Mikhailovich Molotov (1890-1986) était l’un des très «vieux bolcheviks» qui ont survécu à la Grande Terreur en tant que proche allié de Staline. Parmi ses nombreux postes élevés, il a été ministre soviétique des Affaires étrangères de 1939 à 1949. Il n’a jamais été tenu responsable de ses crimes monstrueux dans les années 1930 et est mort paisiblement, à l’âge de 96 ans.

[3] En août 1939, Staline conclut un pacte avec Adolf Hitler, dans le vain espoir de dissuader l’Allemagne nazie d’attaquer l’Union soviétique. L’accord a désorienté les communistes du monde entier, notamment ceux qui languissaient dans les camps de concentration nazis. Peu de temps après sa signature, l’Allemagne nazie envahit la Pologne, déclenchant ainsi la Deuxième Guerre mondiale. Au cours des deux années qui ont suivi, Staline a ignoré de nombreux avertissements concernant une attaque imminente contre l’URSS. Même aux premières heures du 22 juin 1941, lorsque la Wehrmacht a envahi le pays, il refusait de croire aux nouvelles. Sous le choc et désorienté, Staline se retira dans sa datcha et ne s’adressa pas publiquement au peuple soviétique pendant des semaines.

[4] Après le pacte Hitler-Staline et l’invasion nazie de la Pologne, l’Union soviétique a incorporé dans ses frontières la Pologne orientale, la Biélorussie occidentale et l’Ukraine occidentale, ainsi que les pays baltes. Dans Défense du marxisme, Trotsky insiste sur le fait que le pacte Hitler-Staline et l’occupation de ces pays par l’Union soviétique n’ont pas changé le caractère de classe de l’URSS en tant qu’État ouvrier dégénéré. Cependant, les manœuvres bureaucratiques du Kremlin et du Kominterm stalinisé ont désorienté et confondu des millions de travailleurs en URSS et dans le monde, sapant leur conscience socialiste. Trotsky a souligné que «D’une façon générale, on peut dire que la politique extérieure du Kremlin est fondée sur l’embellissement frauduleux de l’impérialisme 'ami'; et elle sacrifie ainsi les intérêts essentiels du mouvement ouvrier international au profit d’avantages secondaires et instables. Après avoir, pendant cinq ans, abruti les travailleurs avec le mot d’ordre de 'défense des démocraties', voici que Moscou se donne comme tâche d’enjoliver la politique de gangster de Hitler. Cela ne transforme pas encore l’U.R.S.S. en un État impérialiste. Mais Staline et son Internationale communiste sont maintenant sans aucun doute les précieux agents de l’impérialisme. Si nous voulons donner une définition exacte de la politique extérieure du Kremlin, nous dirons que c’est la politique de la bureaucratie bonapartiste d’un État ouvrier dégénéré encerclé par l’impérialisme.» Pour en savoir plus, lisez Défense du marxisme de Trotsky ici.

[5] Ernst Henri était un communiste allemand qui travaillait pour les services secrets soviétiques. Dans ce livre, traduit en anglais sous le titre Hitler over Russia? The Coming Fight between the Fascist and Socialist Armies et publié pour la première fois en 1934, il révèle une grande partie de ce qui sera connu plus tard sous le nom d’«Opération Barbarossa». Le livre a connu au moins deux éditions en russe avant d’être mis au pilon après la signature du pacte Hitler-Staline. Dès 1933 au moins, les services de renseignement soviétiques, qui disposaient de sources précieuses dans l’Armée allemande, avaient de nombreuses informations sur les plans de guerre nazis contre l’Union soviétique. Leopold Trepper, également officier des services de renseignement soviétiques et membre du réseau de résistance antinazi Orchestre rouge, a rassemblé de nombreuses preuves, mais ses tentatives pour avertir les dirigeants soviétiques ont été rejetées par Staline.

[6] Le pogrom de Tchernigov d’octobre 1905 fait partie d’une vague de pogroms anti-juifs encouragés par l’État russe en réponse au mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans dans l’empire. Il a été perpétré par les redoutables «Cent-noirs» protofascistes. Les sources russes indiquent que 76 personnes ont alors été assassinées et que de nombreux magasins et maisons appartenant à des juifs ont été détruits. La région de Tchernigov comptait une importante population juive et près de la moitié de tous les pogroms en Ukraine cette année-là s’y sont produits.

[7] Hermann Goering (1893-1946) était une figure de proue du Parti nazi et le chef de la Luftwaffe (aviation) allemande. Il a été jugé à Nuremberg en 1946 pour crimes de guerre et condamné à la mort par pendaison, mais a échappé à sa peine en se suicidant.

[8] À partir de 1948, la bureaucratie stalinienne s’engage dans une nouvelle série de purges au caractère antisémite marqué. Les membres du Parti et les intellectuels juifs sont alors démis de leurs fonctions et beaucoup sont emprisonnés. En 1952, le Comité antifasciste juif est dissous et nombre de ses dirigeants sont arrêtés. Certains sont exécutés. Le Complot des blouses blanches, dans lequel les principaux médecins qui ont soigné Staline et d’autres dirigeants du Kremlin sont accusés d’avoir cherché à empoisonner Staline, fait partie de cette nouvelle vague de terreur. Ses victimes n’ont échappé à l’exécution et n’ont été libérées que grâce à la mort de Staline, le 5 mars 1953.

[9] Le Comité antifasciste juif est créé avec le soutien du Kremlin à l’automne 1941 par les deux dirigeants du Bund juif polonais, Viktor Adler et Henryk Erlich. Après leur arrestation en décembre 1941 (ils mourront tous deux peu de temps après), le Comité est reconstitué sur ordre de Staline. Le Comité comprend de grands artistes soviétiques, dont le violoniste David Oistrakh et l’acteur Solomon Mikhoels. Il était destiné à influencer l’opinion publique en faveur de l’effort de guerre soviétique. En 1948, la répression s’abat sur le Comité. Solomon Mikhoels meurt dans un accident de voiture qui est largement considéré comme un meurtre perpétré par le NKVD. En 1952, au plus fort des purges antisémites de l’après-guerre, la plupart de ses membres éminents sont arrêtés et beaucoup sont tués.

[10] Jozip Broz Tito (1892-1980) dirigeait le mouvement des partisans yougoslaves qui s’est développé en opposition à l’occupation fasciste italienne et nazie. Formé comme une force de guérilla, ce dernier comprenait environ 650.000 hommes et femmes à la fin de 1944. Les partisans ont réussi à vaincre et à forcer les occupants fascistes à partir. Après la guerre, un fossé s’est creusé entre Tito et Staline, mais le Parti communiste yougoslave n’a jamais rompu avec la perspective de la construction du «socialisme dans un seul pays». La Quatrième Internationale considérait la Yougoslavie comme un État ouvrier déformé. Pour en savoir plus, voir le chapitre 12de l’ouvrage de David North, L’héritage que nous défendons.

(Article paru en anglais le 29 juin 2021)

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