Brefs souvenirs de la Deuxième Guerre mondiale d’un fils de chef militaire soviétique assassiné par Staline

Deuxième partie

Voici la deuxième partie d'une série de deux articles consacrés aux souvenirs de Yuri Primakov sur le conflit nazi-soviétique de 1941-1945. La première partie, qui couvre la période de l'été 1941 à 1942, peut être consultée ici.

Primakov, âgé aujourd'hui de 94 ans, vit à Moscou. Il est né en 1927 dans une famille de révolutionnaires et a connu la guerre adolescent. Sa mère, Maria Dovzhik, combat pendant la guerre civile mais quitte le Parti bolchevique en 1922. Son père, Vitaly Primakov, rejoint le Parti bolchevique en 1914. À 19 ans, il devient membre du Comité militaire révolutionnaire qui, sous la direction de Léon Trotsky, organise la prise du pouvoir en octobre 1917. Il devient ensuite un commandant de premier plan dans l’Armée rouge pendant la guerre civile, puis est membre de l’Opposition de gauche. En 1937, Vitaly Primakov ainsi que la quasi-totalité des dirigeants de l’Armée rouge sont arrêtés et exécutés. Le meurtre de masse des dirigeants de l’Armée rouge s’inscrit dans le cadre de la Grande Terreur, au cours de laquelle près d’un million de personnes sont tuées en 1937-1938, parmi lesquelles la quasi-totalité des dirigeants du Parti bolchevique de 1917 et de l’Opposition de gauche soviétique. Les membres des familles de révolutionnaires sont souvent tués ou envoyés dans des camps également. La Grande Terreur désarme alors la classe ouvrière soviétique et internationale face à la menace de guerre nazie.

Boris Primakov (WSWS media)

La décapitation de l’Armée rouge convainc Hitler et les dirigeants de la Wehrmacht qu’aucune résistance sérieuse ne pouvait être attendue de l’URSS. Ils se sont trompés. Malgré les crimes du stalinisme, le peuple soviétique s’est levé pour défendre les conquêtes de la Révolution d’octobre contre la contre-révolution fasciste, mais à un coût énorme. Au moins 27 millions de citoyens soviétiques sont tués pendant la guerre, dont environ 2 millions de Juifs, 3 millions de prisonniers de guerre soviétiques et des millions de civils. 

Le fait que Yuri Primakov survit à la guerre est, dans une large mesure, le fruit du hasard: en raison de sa mauvaise vue, il ne peut s’engager dans l’armée et travaille dans un hôpital militaire. Dans sa génération, presque tous les hommes, dont beaucoup ne sont encore que de jeunes garçons, sont enrôlés ou combattent avec les partisans; la grande majorité d’entre eux sont morts au combat.

Les souvenirs de guerre de Yuri Primakov constituent un document unique. Ils illustrent certes les crimes horribles du nazisme, mais aussi l’énorme désorientation, la confusion et les morts insensées causées par la bureaucratie stalinienne. Dans un souci de clarté historique, nous avons procédé à quelques légères modifications et ajouté des notes en fin de texte.

Au cours de l’hiver 1942-1943, le vent de la guerre tourne. Au cours de la bataille de Stalingrad, qui s’étend de septembre 1942 jusqu’au début de février 1943, une armée entière de la Wehrmacht allemande est pour la première fois de toute la guerre encerclée et anéantie. Par la suite, l’Armée rouge force la Wehrmacht à battre en retraite, une bataille après l’autre, puis avance finalement en Europe, libérant l’Ukraine, la Biélorussie, les pays baltes, la Pologne, la Hongrie et l’Allemagne du fascisme. En mai 1945, la Deuxième Guerre mondiale en Europe prend fin. Après la guerre, la société soviétique est toujours en profonde crise. Une famine en 1946 coûte la vie à environ 1,5 million de personnes, pour la plupart des travailleurs. La guerre froide commence. Staline lance une nouvelle vague de terreur en 1948, qui vise cette fois surtout – mais pas exclusivement – les membres du parti et les intellectuels juifs. Les groupes de jeunes socialistes apparus au début des années 1950 sont également réprimés dans le sang. Nombre de ceux qui ont survécu à la Grande Terreur des années 1930 sont arrêtés ou arrêtés de nouveau, notamment les enfants des opposants de gauche. Cette nouvelle vague de répression et d’exécutions ne prend fin qu’avec la mort de Staline, le 5 mars 1953.

1943

En 1943, ils ont labouré le champ de l’hippodrome. Ma mère avait parfois le temps d’y passer pour arroser les pommes de terre et y travailler la terre autour. J’aidais autant que je le pouvais. Quand un raid aérien survenait, il fallait se mettre à l’abri dans un trou, sinon on pouvait être touché par des fragments d’obus antiaériens. En 1942, il n’y avait que quelques raids de bombardement sur Moscou. Nous avions l’une des meilleures défenses antiaériennes au monde. Lorsque j’ai fait la connaissance d’anciens combattants du Chervonnoe kazachestvo après la réhabilitation de mon père, j’ai appris que Moscou devait en grande partie sa survie au général Petr Petrovich Chesnykh, qui avait commandé la défense antiaérienne de la capitale.

En 1943, un grand nombre de blessés sont arrivés. Toutes les allées de la salle d’urgence étaient remplies de brancards. Les gens devaient rester allongés dans les couloirs pendant longtemps. Je me souviens de partisans de la forêt de Bryansk. Leur commandant, «Batya», était tout gonflé, souffrant de la faim, tout comme ses camarades. Nos larguions certes des armes aux partisans, mais pas de nourriture. Les gens étaient affamés.

Un jour, ils ont amené un partisan de l’unité de Kovpak [une célèbre unité de partisans dirigée par Sidor Kovpak qui a combattu la Wehrmacht de 1941 à 1944 en Ukraine et en Biélorussie occupées]. Je me souviendrai toute ma vie de ce garçon joyeux et résistant. Il m’a raconté que Tchernigov avait été entièrement brûlée. On pouvait voir d’un bout à l’autre de la ville. Ils combattaient les Allemands à leur façon. Ils attaquaient les colonnes allemandes en embuscade. Les colonnes faisaient une chaîne, comme le suggérait la doctrine. Puis les partisans se déplaçaient vers un autre endroit pour les attaquer soudainement à nouveau.

Partisans en Biélorussie soviétique

Parfois, la nuit, les bus arrivaient les uns après les autres, chacun transportant quatre civières avec des blessés. C’était plus difficile l’hiver, car l’équipement était très lourd et certains partisans étaient plâtrés.

École d’instruction militaire de partisans soviétiques

Les soldats et les commandants de l’Armée rouge étaient de toutes les nationalités. J’ai eu une merveilleuse occasion de voir la puissance et la beauté de l’Union de tous les peuples de notre pays multinational. Ces gens qui enduraient de terribles souffrances, qui étaient affamés et épuisés, non seulement tenaient bon courageusement, mais ils encourageaient en plus les artilleurs antiaériens exténués à porter les lourdes civières toute la nuit. Une nuit, maman a pleuré. C’était très rare. Un soldat mourait du tétanos à l’urgence. C’était une mort terrible. Le frère de maman, Naum Dovzhik, commissaire du 535e régiment d’infanterie, était mort de la même façon. Il avait été blessé lors de la bataille contre les Polonais blancs [pendant la guerre soviéto-polonaise] et est mort près de la gare de Zhmerinka en 1920. Il a également été enterré là-bas dans une fosse commune.

Bien que certains soldats ne parlent pas bien le russe, ils se battent toutefois parfaitement bien. Un jour, maman est entrée dans la chambre qu’elle occupait à l’hôpital; elle était tout excitée. Ils avaient amené des partisans de Biélorussie. Maman a demandé à une vieille femme pourquoi elle avait rejoint les partisans. Celle-ci lui a répondu: «Comment pourrais-je ne pas les rejoindre? Les Allemands ont fusillé toute ma famille sous mes yeux. Moi-même, j’ai à peine survécu.»

Ils ont aussi amené des gens de Leningrad assiégée [11]. Nous essayions de les faire manger pour qu’ils engraissent, mais deux femmes sont quand même mortes de faim. Nous avons trouvé des petits morceaux de pain cachés sous leurs oreillers. L’horrible habitude du siège l’avait emporté sur la raison.

Les médecins étaient contents de recevoir des médicaments américains. La pénicilline américaine a sauvé des millions de vies. Nous ne savions pas comment la produire en URSS à l’époque. Les pansements étaient aussi américains.

Je me souviens du premier spectacle du jeune artiste de Leningrad Arkady Raikin à Moscou [12] où il se moquait des corrompus et des lâches à l’arrière. Il rappela que, pendant la durée du blocus, la population affamée de Leningrad avait donné une partie de ses rations alimentaires pour les troupes au front. La salle de concert s’était immédiatement tue.

Je me souviens aussi de la pièce Le Grand Souverain (Velikii gosudar’). C’était la première fois qu’Ivan le Terrible et l’oprichnina [une politique de répression massive de la noblesse russe, les boyards, sous Ivan le Terrible] étaient réhabilités. Il s’est avéré que c’était eux qui avaient sauvé l’ancienne Rus’. Et Ivan Koltso, l’envoyé de Yermak, ne faisait qu’exécuter la volonté du tsar. Je voyais le règne d’Ivan IV [le Terrible] de façon très différente depuis mon enfance. Je savais que dans ma ville natale, Veliky Novogorod, il n’y avait pas d’image du tsar sur le monument en l’honneur du millénaire de la Rus’. Celui-ci avait baigné la ville libre dans le sang et tué plus de ses concitoyens que d’ennemis. Après son règne, le pays avait été tellement saigné à blanc qu’il est devenu une proie facile pour les brigands et les interventionnistes. Et maintenant on assistait à cette étonnante transformation. Les actes de barbarie du tsar et les guerres perdues étaient finalement pour le mieux. C’est juste que tout le monde ne l’avait pas vraiment compris. Les films sur des thèmes militaires et patriotiques mettaient de plus en plus l’accent sur la puissance militaire de la Russie pendant la période tsariste. Les journaux parlaient des actes héroïques de tous les défenseurs de la patrie.

Les gens se sont souvenus des noms de la remarquable tireuse d’élite des environs de Sébastopol, Lyudmila Pavlichenko, du fusilier Nikolai Pasar et des sous-mariniers héroïques Lunin et Fisanovich. La force d’âme des soldats du Kazakhstan et des montagnards, qui avaient rejoint la milice et qui, avec les soldats de l’armée régulière, défendaient le Caucase, était soulignée. Tout le monde lisait les poèmes de Konstantin Simonov et les articles d’Ilya Ehrenburg. Le magazine The British Ally était vendu en kiosque et nous y avons appris comment la Grande-Bretagne vivait et combattait.

Il y avait partout de longues files d’attente pour le pain. À l’école, je m’intéressais toujours par-dessus tout à l’histoire et à la littérature. En dixième année, j’ai fait un exposé sur la guerre franco-prussienne [1870-1871] et j’ai lu des articles de Friedrich Engels et les mémoires de Bismarck. Près de la Place Rouge, il y avait la bibliothèque du Musée historique. Je me rendais parfois au musée Pouchkine. Je restais de longues heures dans la salle vide, devant le portrait d’un jeune homme au béret d’Albrecht Dürer, et je parlais avec lui. J’essayais de comprendre comment il était possible que des Allemands, intelligents et bons, en soient venus à croire en Hitler et à se transformer en barbares aussi cruels. À l’automne 1943, j’ai terminé ma dixième année. J’avais alors 16 ans. Ma myopie ne s’était pas améliorée à force de porter des brancards avec les blessés. Je n’étais pas fait pour l’Armée.

Je voulais m’inscrire au département d’histoire de l’université d’État de Moscou [l’université la plus prestigieuse de Russie]. Ma mère m’a alors dit fermement:

- Ils peuvent t’arrêter dès ton admission. Essaie plutôt l’institut technique.

J’ai commencé à fréquenter l’Institut d’automécanique de Moscou. Ma mère ne pouvait pas retourner chez Mosfilm [la principale société d’État de production cinématographique d’Union soviétique], où elle avait travaillé comme médecin avant la guerre. Sonya Sokolovskaya, la directrice du studio de cinéma, qui avait connu ma mère dans la clandestinité de Tchernigov pendant la période prérévolutionnaire, avait déjà été arrêtée. Nous avons déménagé dans une baraque dans la banlieue de Moscou. La première année, je n’étais pas un bon élève. Je n’étais pas bon en maths ou en physique. Puis, petit à petit, j’ai commencé à plus comprendre et je me suis amélioré. Pendant la guerre, les étudiants des instituts techniques n’étaient pas enrôlés dans l’Armée. Les vétérans de la guerre étaient admis évidemment. Le pays était en train de gagner la guerre et commençait à penser à son avenir. En 1944, je faisais partie d’une unité d’étudiants qui a restauré un barrage sur la Moskva dans le district de Volokolamsk. Toutes les cabanes des villages étaient neuves.

Elles avaient été construites par les sapeurs après la libération de Volokolamsk. Il y avait très peu de vaches dans les villages. La guerre touchait à sa fin. Il y avait des rumeurs selon lesquelles les Tatars, les Grecs, les Bulgares et les Karaïtes étaient déportés de Crimée – ils étaient tous des traîtres. Et [la population de] certaines républiques ont été déportées du Caucase – également tous des traîtres. Et les Kalmouks aussi. Et les vlasovites [une armée de traitres soviétiques devenus collaborateurs des nazis] se battaient contre nous.

Nos troupes ont commencé à se battre en territoire ennemi. J’avais étudié l’allemand au lycée, mais à l’Institut, j’étais passé à l’anglais. C’était nécessaire. Nous n’avions pas de manuels [russes] sur de nombreuses questions relatives aux problèmes de forge et de soudure, mais il y avait de nouveaux magazines américains.

Nous pratiquions sur une limousine ZIS. L’image de l’ennemi changeait progressivement. Les journaux parlaient constamment des comités antifascistes allemands parmi les soldats et les officiers. Ces comités et alliances faisaient de la propagande sur le front, séparant constamment les Allemands des fascistes. Cela était également très important pour le succès des opérations de l’Armée ainsi que pour abaisser le niveau de haine entre les peuples du pays. Nous entendions constamment des reportages sur les crimes horribles commis par les Allemands et leurs alliés. Alors que nos troupes avançaient sur le front occidental, de nouveaux secrets horribles avaient été révélés. Le procès pour crimes de guerre de Kharkov, en août 1943, avait par exemple révélé que les bouchers du fossé de Kerch avaient abattu les enfants de la clinique de tuberculose parce qu’ils avaient besoin de place pour les soldats allemands. Plus de 200 enfants ont alors été tués. La plus jeune fille avait 4 ans. À Kharkov, les bouchers russes [collaborateurs vlasovites] et allemands de ces enfants ont été pendus ensemble sur la même potence.

Accusés condamnés à la potence lors du procès pour crimes de guerre de Kharkov

Nous avons appris le destin de l’équipe de football de Kiev «Dinamo». Les joueurs de football avaient été faits prisonniers en 1941. Les Allemands les avaient rassemblés depuis les camps de concentration et leur ont proposé de jouer un match contre l’équipe de l’armée de l’air allemande à Kiev. Les Ukrainiens étaient censés perdre – ils étaient d’une race inférieure, épuisés par la faim et n’avaient pas pu s’entraîner. S’ils gagnaient le match, une condamnation à mort les attendait. Le «Dinamo» a tout de même gagné, et tous les joueurs ont été fusillés dans la fosse commune de Babi Yar, où reposaient déjà des Juifs exécutés, des membres des Komsomol [jeunesses communistes], des partisans, des membres des familles de soldats de l’Armée rouge et des ouvriers – bref, tous ceux que des voisins «bienveillants» avaient trahis aux mains des occupants [13].

En 1943, les familles des frères de ma mère, Samuil et Grigory (Girsha), sont revenues d’évacuation. À l’automne 1941, l’oncle Girsha avait rejoint la Milice pour la défense de Moscou. Ils n’avaient pas reçu la moindre arme ni aucun équipement, pas une seule carte même, et personne n’avait dit à leur commandant où se trouvait l’ennemi. Lorsque les chars allemands ont repéré cette foule de civils avec des mallettes et des sacs, ils n’ont pas réalisé qu’il s’agissait d’une formidable force militaire moscovite. Et quand les miliciens ont vu les croix sur les chars, ils se sont rapidement retirés dans la forêt. Pendant longtemps, ils ont erré dans les forêts entourant Moscou, mangeant tout ce qu’ils pouvaient trouver dans les champs. Quand il est parvenu à revenir parmi les siens, l’oncle Girsha avait développé un ulcère et n’était plus apte pour l’Armée.

En 1941, le frère de mon père, Vladimir Markovich Primakov, est mort dans les rangs de la Milice près de Moscou. Après l’exécution de son frère, il avait été rétrogradé de colonel à simple soldat. Avant la guerre et l’année 1937, Vladimir Markovich avait travaillé sur le développement de moteurs à réaction pour les avions.

L’autre frère de mon père, Boris, professeur à l’université d’État de Moscou, avait été arrêté en 1937. Il s’était porté volontaire pour le front depuis les camps et est mort en 1943.

Il était rare de voir un homme en civil dans les rues. La plupart des usines avaient été évacuées, mais l’usine Staline (appelée plus tard usine automobile Likhachev) continuait à fonctionner à Moscou et à produire pour le front. En tant qu’étudiants de l’Institut d’automécanique, nous y suivions notre formation et avons pu voir comment ils produisaient des parties des roquettes Katyusha, des mitrailleuses, etc. Les gens s’habituaient à un nouveau mode de vie et à de nouvelles façons de penser. Ils s’habituaient au fait que nous étions la principale force des armées alliées et que nos victoires étaient décisives pour l’issue de la guerre.

La fin de la guerre

La fin de la guerre était en vue. Les Alliés avaient libéré Paris, aidés par le soulèvement du peuple français. Nos troupes se battaient sur le territoire polonais, puis ce fût en Allemagne. L’Italie, la Finlande, la Hongrie, la Bulgarie, puis la Roumanie s’étaient retirées de la guerre. Il restait de moins en moins d’ennemis. Dans les rues de Moscou, on pouvait maintenant voir des officiers canadiens, des pilotes américains et des officiers polonais, tous vêtus de beaux uniformes. Nos soldats et nos officiers s’habituaient au port des épaulettes. Au début, ils avaient essayé de ne pas les porter, car cela rappelait l’époque de la guerre civile, où les épaulettes étaient l’apanage de l’ennemi. La nourriture que nous recevions en échange de nos cartes de rationnement était de meilleure qualité. J’avais un pardessus, des bottes et des vêtements de soldat. Mon grand-père les avait tous achetés au marché. Je n’aurais pas pu porter d’autres vêtements pendant la guerre, car il n’y avait plus de vêtements civils de produits.

Puis la bataille de Berlin commença. Les Alliés avaient traversé le Rhin. Les combats en Hongrie et en Yougoslavie avaient pris fin. Puis au mois de mai, la guerre était terminée. Sur la Place Rouge, des masses de gens faisaient la fête. Tout le monde se serrait dans les bras et s’embrassait. Les gens lançaient les soldats en l’air. Non loin du mausolée [de Lénine], un Américain costaud en uniforme était projeté dans les airs. Des partisans yougoslaves, vêtus de combinaisons vertes et coiffés d’étoiles rouges, se promenaient dans les rues. Dans tous les pays occidentaux, les communistes ou des partis sympathisants arrivaient au pouvoir. Hitler était fini.

Au-dessus du Kremlin flottaient des portraits de Staline sur des ballons éclairés par des projecteurs. Il y avait les habituels feux d’artifice. Nous y étions habitués depuis la libération d’Orel. C’est en 1943 qu’ils avaient lancé les premiers feux d’artifice à Moscou. La guerre avec le bloc des pays fascistes s’était terminée par la victoire des Alliés. Nous étions encore au centre de la communauté internationale.

Dans les cours sur le marxisme-léninisme, on nous faisait la leçon sur le mal fait par les Morgan-Weismanistes. (Thomas Morgan et August Weisman étaient des généticiens célèbres dont les travaux, comme toute la génétique, ont été calomniés et rejetés par le pseudo-savant Lysenko, qui était soutenu par Staline à partir de 1930). Puis nous avons entendu parler des contributions du camarade Staline en matière de linguistique. Petit à petit, les vieux temps d’avant-guerre sont revenus. Certaines choses avaient changé. L’Église orthodoxe russe était désormais autorisée, et nous pouvions parfois voir des prêtres en soutane se promener dans les rues. Cela ne surprenait plus personne. La milice des chemins de fer portait l’uniforme des anciens gendarmes, ils portaient des cordons tressés et des sabres. Dans certains instituts, les étudiants ont eux aussi reçu un uniforme. La victoire avait entraîné des changements dans le pays. Parfois, on pouvait entendre des soldats parler en allemand entre eux dans le tramway.

Après le défilé de la victoire, Staline est apparu à la radio. Il était maintenant plus précis sur certains faits dans son discours. Désormais, nous n’étions plus ses amis ou ses frères, mais de simples rouages dans la machine soviétique. Les films et la radio suggéraient de plus en plus que c’était le peuple russe [c’est-à-dire uniquement les Russes, et non les différentes ethnies et nationalités qui composaient l’Union soviétique] qui avait joué le rôle central dans la victoire. Les autres peuples n’avaient fait que les assister. Ce fut le prologue au semis de la haine entre les peuples. Le gouvernement prétendait que les bonnes personnes n’avaient pas survécu dans les territoires occupés, qu’ils n’avaient pas été faits prisonniers. Comme cette politique était proposée par le plus grand spécialiste de la question nationale, le secrétaire général du Parti communiste – le camarade Staline lui-même – cela ne faisait aucun doute. Pourtant, l’emblème soviétique portait toujours les banderoles ornées des mots «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!» Les gens s’habituaient progressivement à ce nouveau mode de vie.

Nous nous sommes rapprochés de l’Europe. Nous nous sommes habitués aux films européens et à voir des Allemands capturés. Il restait la guerre avec le Japon et contre les insurgés en Ukraine et dans les pays baltes [14]. Les prisonniers de guerre soviétiques étaient transférés des camps allemands directement dans nos camps [15].

Mon camarade Sasha Orlov m’a raconté une de ces histoires. Un jour, lui et moi étions allés au cinéma pour voir le film italien «Rome, ville ouverte». Sasha, toujours strict et bien réservé, était transformé par le film lorsqu’on voyait la torture par la Gestapo. Lorsque nous sommes sortis, il a regardé autour de lui en disant:

- J’y étais. Tout est vrai.

Et il m’a raconté son histoire. Il était bon en allemand à l’école, c’était un athlète et avant la guerre, il avait rejoint la division des parachutistes du NKVD. Pendant la retraite de 1942, son bataillon se trouvait près du fleuve Don pour aider à mener des opérations avec les partisans derrière les lignes ennemies. Le navigateur avait fait une erreur et les avait largués juste au-dessus des tranchées allemandes. La plupart de ses camarades ont été tués immédiatement, mais les soldats et les commandants survivants se sont enfoncés dans les roseaux. Pendant plusieurs jours, ils ont résisté aux Allemands, qui disposaient de mitrailleuses, d’artillerie et de mortiers. Les parachutistes n’avaient que leurs mitraillettes et des couteaux. À la fin, ils ont été capturés. Blessé à la jambe, Sasha a été traîné jusqu’au camp par ses camarades, car tous ceux qui ne pouvaient marcher étaient abattus par les gardes. Lorsqu’il a repris connaissance et que sa jambe a commencé à se remettre, il s’est évadé du camp en Ukraine. Leur camp était gardé par des soldats hongrois. Une nuit, leur garde leur a dit en russe: «J’ai moi-même été capturé en Russie pendant la dernière guerre [Première Guerre mondiale]. Courez! Je ne tirerai pas.» Sasha et quelques autres se sont alors échappés. Après un certain temps, la police ukrainienne les a capturés et les a brutalement battus. Même la Gestapo ne m’aurait jamais battu aussi fort, me dit Sasha), puis les a remis aux Allemands.

Dans le train pour l’Allemagne, lui et un camarade ont brisé le plancher du wagon et sont descendus sur les rails. Le train ne les a pas percutés, et Sasha et son ami se sont retrouvés en Allemagne. Ils ont tué quelques policiers, pris leurs uniformes et ont commencé à voler de la nourriture – heureusement, les Allemands n’utilisaient pas de cadenas. Lorsque les rafles sont devenues trop fréquentes, Sasha et son camarade se sont rendus à la gare pour se livrer à la police. Ils ont été très bien traités. Sasha et son camarade ont dit qu’ils étaient tombés du train. Le policier leur a répliqué que leur travail, c’était de fuir, et le sien de les rattraper. Puis il les a remis à un camp. Ils se sont retrouvés dans un camp de concentration, où ils ont été forcés de travailler dans une cimenterie. Ils sabotaient le travail du mieux qu’ils pouvaient et étaient punis. Puis, en 1944, ils ont été envoyés en France pour renforcer le Mur de l’Atlantique, le système de défense allemand. Le débarquement allié les a libérés de leur emprisonnement. Sasha a rejoint l’Armée américaine. Il n’avait aucun problème avec la langue, sa compagnie étant composée de natifs de Russie. Le commandant de la compagnie était originaire de Minsk, et tous les ordres étaient donnés en russe. Ils ont avancé jusqu’en Allemagne. Les Américains nourrissaient et prenaient très bien soin de leurs troupes. Lorsque les Allemands ont ouvert le feu contre eux dans une ville, les Américains ont immédiatement retiré leurs troupes, appelé l’aviation et bombardé la ville en mille morceaux. Puis les chars ont avancé, et l’infanterie a suivi à bord de camions. Sasha se contentait de fumer, en regardant par-dessus le côté du camion ce qui avait été une ville.

Puis, vers la fin de 1944, la résistance allemande s’est intensifiée et l’offensive s’est arrêtée. Des représentants de notre état-major sont venus les voir et ont suggéré que les anciens soldats soviétiques rentrent chez eux. Les Américains les ont prévenus que les anciens prisonniers de guerre étaient envoyés dans des camps en URSS. Mais Sasha est revenu et il a été emprisonné. Cependant, l’un des gardes du camp était un ancien commissaire de son ancienne division de parachutistes. Il s’est porté garant de Sasha, et ce dernier s’est retrouvé à nouveau dans l’Armée soviétique. Il a terminé la guerre en Allemagne avant d’être démobilisé et admis à notre institut. Fin 1947, Sasha a disparu. Je ne sais pas ce qu’il est devenu par la suite.

La guerre était terminée. Auparavant, il y avait des conflits entre nos dirigeants et les Alliés – avec le Royaume-Uni, les États-Unis. Tout d’abord, c’est le héros de la France, le général de Gaulle, qui devint un bourreau sanglant. Puis Tito, le héros de la guerre des partisans, devint un bourreau aussi. L’isolement politique de l’URSS s’est rapidement rétabli. Des campagnes de lutte contre le «culte» de tout ce qui était étranger furent lancées. Les lectures en langues étrangères étaient interdites, tout comme tout éloge de réalisations de la science ou de la technologie non russe. Tout ce qui était bon ne pouvait être que soviéto-russe.

La transition s’est faite toute en douceur vers la campagne contre le Comité antifasciste juif et l’exécution de ses dirigeants, dont le docteur Shimeliovich, puis la campagne contre les médecins accusés d’avoir empoisonné Staline s’est poursuivie [16]. Le célèbre acteur Solomon Mikhoels a été assassiné. Une lutte s’est engagée contre quiconque pourrait éventuellement être comparé à Staline en tant que héros de guerre. Le maréchal Joukov a été envoyé dans le district d’Odessa, tandis que le maréchal Rokossovsky a été envoyé en Pologne. Ils étaient trop aimés et respectés dans l’Armée. Les vieilles méthodes staliniennes de résolution des problèmes selon les recettes d’avant-guerre ont été relancées, la liste des ennemis renouvelée. L’ancienne imprévisibilité de la politique stalinienne a été restaurée et on s’attendait à de nouvelles répressions. Mais le plus important avait été accompli: le bloc des puissances fascistes avait été anéanti.

Le poète soviétique yiddish Yitzik Pfeffer (à gauche) en compagnie d’Albert Einstein et de Solomon Mikhoels (à droite) en 1943. Pfeffer et Mikheols étaient tous deux des membres éminents du Comité antifasciste juif. Tous deux ont été tués après la guerre.

Fin

Notes

[11] Leningrad (anciennement Petrograd et aujourd’hui Saint-Pétersbourg) a été assiégée de septembre 1941 jusqu’à la fin de janvier 1944. Il s’agit du plus long siège d’une ville dans l’histoire moderne. Leningrad étant le foyer de la révolution d’octobre 1917, Hitler était particulièrement déterminé à la détruire. Dans le cadre du «Plan de la faim» des nazis, qui visait à tuer 30 millions de Slaves par la faim, la ville a été systématiquement affamée. Plus d’un million de personnes sont mortes par manque de nourriture; beaucoup d’autres ont été tuées lors des bombardements et des combats pour défendre la ville.

[12] Arkady Raikin (1911-1987) était un humoriste, acteur et réalisateur soviétique immensément populaire, considéré comme le «Charlie Chaplin soviétique». Il commença sa carrière en 1939 à Leningrad, peu avant la guerre, et fut l’un des nombreux artistes soviétiques à s’être produits pour l’Armée rouge pendant la guerre.

[13] Les 29 et 30 septembre 1941, les nazis ont perpétré l’un des plus grands massacres anti-juifs qui se soient produits pendant l’occupation de l’Union soviétique, dans le ravin de Babi Yar, où 33.771 personnes ont été tuées. Lors des massacres ultérieurs perpétrés sur ce même site d’exécution, des membres du Parti communiste, des résistants, des prisonniers de guerre soviétiques, ainsi que des Sintés et des Roms y ont aussi été assassinés. On estime qu’au total, entre 100.000 et 150.000 personnes ont été enterrées à Babi Yar pendant l’occupation nazie.

[14] Tant en Ukraine que dans les pays baltes, des nationalistes et des membres de l’Armée d’insurrection ukrainienne (UPA), anciens collaborateurs avec les nazis pendant la guerre, ont mené des soulèvements et des actions de guérilla contre l’Armée rouge après la guerre. Pendant la guerre froide, ces deux forces ont été soutenues par les puissances impérialistes. En Ukraine, l’UPA a été écrasée en 1953. Dans les pays baltes, l’Armée rouge n’est parvenue à supprimer l’insurrection en entier qu’en 1956.

[15] Les nazis ont capturé plus de 6 millions de soldats soviétiques pendant la guerre. On estime que 3 à 3,5 millions d’entre eux sont morts de faim et de travaux forcés. Deux millions d’entre eux ont péri de faim entre la fin de l’été 1941 et le printemps 1942, dans le cadre du «Plan de la faim» des nazis visant à exterminer 30 millions de Slaves. Les survivants ont été contraints de travailler pour l’effort de guerre nazi. Après la guerre, les prisonniers de guerre soviétiques qui rentraient en Union soviétique ont été traités comme des «traîtres» par la bureaucratie stalinienne. Nombre d’entre eux ont été emprisonnés. Ils n’ont jamais été reconnus comme anciens combattants et, en raison des mauvais traitements qu’ils ont subis, ils ont souffert d’une mortalité beaucoup plus élevée que celle des autres anciens combattants de la Deuxième Guerre mondiale.

[16] À partir de 1948, la bureaucratie stalinienne s’engage dans une nouvelle série de purges au caractère antisémite marqué. Les membres du Parti et les intellectuels juifs sont alors démis de leurs fonctions et beaucoup sont emprisonnés. En 1952, le Comité antifasciste juif est dissous et nombre de ses dirigeants sont arrêtés. Certains sont exécutés. Le Complot des blouses blanches, dans lequel les principaux médecins qui ont soigné Staline et d’autres dirigeants du Kremlin sont accusés d’avoir cherché à empoisonner Staline, fait partie de cette nouvelle vague de terreur. Ses victimes n’ont échappé à l’exécution et n’ont été libérées que grâce à la mort de Staline, le 5 mars 1953.

(Article paru en anglais le 29 juin 2021)

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