La nouvelle gouverneure générale autochtone du Canada et la crise du pouvoir bourgeois

Sur la recommandation du premier ministre Justin Trudeau, le monarque du Canada – la reine Elizabeth II – a nommé Mary Simon 30e gouverneur général du pays. L’establishment politique et les médias se sont empressés de qualifier d’«historique» la nomination de Simon, une fonctionnaire de longue date, parce qu’elle est inuite et qu’elle est la première personne autochtone à occuper le poste de «représentante de la reine», c’est-à-dire de chef d’État par intérim du Canada.

Justin Trudeau et la gouverneure générale désignée Mary Simon lors de l’annonce du prochain gouverneur général du Canada (Photo: Wikimedia Commons)

Derrière cette propagande cynique, qui s’appuie fortement sur les rhétoriques de droite de la politique identitaire et sur la politique du gouvernement Trudeau visant à «réconcilier» la population autochtone avec l’impitoyable exploitation capitaliste, se cachent des préoccupations croissantes au sein de la classe dirigeante quant à la légitimité populaire du poste de gouverneur général dans des conditions de crise capitaliste et de lutte des classes qui s’intensifient.

Alors que les médias et l’establishment politique dépeignent le gouverneur général, et en fait la monarchie dans son ensemble, comme n’étant rien de plus qu’une façade cérémoniale, ils occupent en fait une position centrale au sein de l’État canadien et de l’ordre constitutionnel démocratique bourgeois.

Choisi par le monarque sur la base d’une recommandation du gouvernement canadien en place, le gouverneur général n’est soumis à aucun contrôle démocratique. Pourtant, en tant que représentant de la reine, ce fonctionnaire dispose de vastes «pouvoirs de réserve». Il peut notamment proroger le Parlement et désigner et révoquer le premier ministre. Aucune législation ne peut devenir loi sans son assentiment. La plupart du temps, ces pouvoirs sont tenus en suspens, cachés derrière l’apparat et le mensonge selon lequel le monarque et son représentant sont au-dessus de la mêlée politique. Mais cette institution antidémocratique et autoritaire a été maintenue au centre de l’ordre constitutionnel, précisément pour qu’elle puisse être déployée en temps de crise pour sauvegarder le pouvoir bourgeois. C’est pourquoi l’occupant du poste doit être un représentant de confiance de la classe dirigeante, tout en ayant les moyens de maintenir la façade selon laquelle le gouverneur général et le monarque sont au-dessus de la politique et des symboles de l’unité nationale.

Depuis des décennies, l’élite dirigeante du Canada s’efforce de consolider le soutien populaire et la légitimité de cette institution, que de larges pans de la population considèrent comme étrangère et archaïque, voire anachronique. L’indifférence et l’hostilité croissantes à l’égard du poste de gouverneur général sont inextricablement liées au discrédit plus général de la monarchie canadienne d’origine britannique, qui incarne l’aristocratie britannique dans toute son arriération, sa stupidité et son hostilité à la démocratie et à l’égalité sociale. Ces dernières années, la famille royale, la Maison de Windsor, a été secouée par des scandales et des querelles amères.

Ces dernières années, l’élite dirigeante du Canada a cherché à «rafraîchir» et à «moderniser» le poste de gouverneur général en nommant une succession de personnalités médiatiques et de célébrités. Julie Payette, que Trudeau a nommée pour un mandat de cinq ans au poste de gouverneur général en 2017, apparemment sans examen sérieux, appartenait à cette dernière catégorie. Ancienne astronaute, Payette a été contrainte de démissionner, créant ainsi le poste vacant que Simon va maintenant occuper, après qu’un grand nombre d’employés actuels et anciens de Rideau Hall (la résidence du gouverneur général) l’ont accusée, ainsi que son principal assistant, un ami personnel proche, de harcèlement au travail, y compris de violence physique.

Après la publication, en janvier, de parties d’un rapport étayant ces allégations, un spectacle grotesque s’est déroulé alors que les médias et l’establishment politique, le premier ministre Trudeau en tête, se sont posés en fervents défenseurs des droits des travailleurs contre un patron abusif. Ce sont les mêmes forces politiques qui ont condamné des centaines de milliers de travailleurs à être infectés et des milliers à la mort par la COVID-19 en insistant pour que les lieux de travail restent ouverts pendant toute la durée de la pandémie.

Après une semaine de campagne d’indignation médiatique chorégraphiée, Payette a compris le message et a démissionné, avec l’assurance qu’elle recevra une pension lucrative du trésor public pour le reste de sa vie. Même avant les allégations de harcèlement, Payette s’était discréditée aux yeux de l’establishment en ne cachant pas son dédain pour les fonctions cérémonielles du gouverneur général, qui sont considérées comme essentielles pour tromper la population sur la véritable fonction du représentant de la reine.

Le départ rapide de Payette témoigne de la nervosité des cercles dirigeants, qui craignent que la crise économique et sociale et la recrudescence des conflits interimpérialistes et entre grandes puissances, qui se sont considérablement intensifiés depuis le début de la pandémie, ne conduisent à l’émergence soudaine d’une crise politique qui nécessiterait l’intervention du gouverneur général pour défendre la stabilité du régime capitaliste.

La classe dirigeante croit avoir trouvé en Mary Simon quelqu’un qui servira loyalement ses intérêts et qui pourra conférer une légitimité, sinon un lustre, à la fonction de gouverneur général. Inuite du Nunavut, Simon a participé à la négociation de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois en 1975, un traité entre les Cris, les Inuits, le gouvernement provincial et Hydro-Québec. À partir de 1982, elle a été pendant quatre ans à la tête de la Société Makivik, un organisme chargé de gérer des actifs s’élevant à des dizaines de millions de dollars, accumulés grâce à des projets de développement économique sur les terres traditionnelles des Inuits. Elle a fait partie de la délégation inuite qui a aidé à négocier et à approuver l’Accord constitutionnel de Charlottetown du premier ministre conservateur Brian Mulroney, et a été pendant un certain temps codirectrice (politique) et secrétaire de la Commission royale sur les affaires autochtones nommée par le gouvernement fédéral. De 1994 à 2003, elle a été la première ambassadrice inuite du Canada, servant pendant neuf ans comme ambassadrice des affaires circumpolaires et, de 1999 à 2001, comme ambassadrice du Canada au Danemark. Elle a notamment négocié la création, en 1996, du Conseil de l’Arctique, où sont représentés les huit États qui bordent l’océan Arctique.

En choisissant Simon, l’élite dirigeante a un double objectif. Premièrement, elle anticipe que l’héritage autochtone de Simon pourra donner un coup de pouce bien nécessaire à la politique de «réconciliation» du gouvernement Trudeau, qui vise à cultiver une minuscule élite autochtone privilégiée pour occuper des postes au sein de l’État capitaliste et des sociétés privées afin de donner au capitalisme canadien un visage «diversifié» et «progressiste», alors que la majorité des autochtones continuent de vivre dans une pauvreté extrême. Avant même que la découverte récente, sur plusieurs sites, de centaines de tombes sans nom ne mette en évidence la brutalité et le caractère génocidaire de la politique de l’État canadien en matière de pensionnats, le programme de réconciliation du gouvernement se heurtait à une opposition croissante de la part des autochtones en raison du fait qu’Ottawa ne s’attaque pas aux conditions sociales horribles auxquelles sont confrontés la majorité des autochtones du Canada, tant dans les réserves qu’à l’extérieur.

Simon n’a pas perdu de temps pour commencer à déployer une politique identitaire réactionnaire pour relancer la «réconciliation». Dans son discours d’acceptation, elle a déclaré que sa nomination en tant que représentante du monarque britannique, une relique antidémocratique du privilège féodal et de l’autocratie, était un «moment historique et inspirant» pour le Canada. Soulignant l’absurdité de la politique identitaire, qui prétend que les véritables divisions de la société sont celles de la «race», de l’ethnicité et du genre, Simon, ancien PDG et fonctionnaire de l’État capitaliste, a proclamé que son ethnicité inuite lui permet de servir de «pont entre les différentes réalités vécues» au Canada, et de «s’adresser à tous les gens, peu importe où ils vivent, ce qu’ils espèrent ou ce qu’ils doivent surmonter.»

Le gouvernement et la classe dirigeante canadienne prévoient également que l’héritage inuit de Simon sera utile dans des conditions où l’Arctique est devenu une arène de plus en plus importante de la compétition entre grandes puissances. En collaboration avec les États-Unis, le plus proche partenaire militaro-stratégique du Canada depuis plus de trois quarts de siècle, Ottawa est en train de moderniser le NORAD, le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord, dans le but de combattre des rivaux stratégiques comme la Russie et la Chine. Un élément important de ce processus est l’expansion des capacités militaires dans l’Arctique, où le changement climatique rend les vastes ressources naturelles de la région plus facilement accessibles et ouvre de nouvelles routes commerciales maritimes. Le Globe and Mail a noté que Simon, qui soutient depuis longtemps que les Inuits sont essentiels à l’affirmation de la «souveraineté canadienne» dans l’Arctique, pourrait se révéler un atout très utile pour faire valoir les intérêts canadiens dans le Grand Nord.

La deuxième attente, non moins importante, de la classe dirigeante du Canada est que les décennies d’expérience politique de Simon en tant que représentante de l’élite inuite et de l’État canadien lui donneront le sens politique et le respect du public nécessaires pour déployer efficacement les vastes pouvoirs du gouverneur général, si cela s’avérait nécessaire.

La dernière situation de ce type est apparue au lendemain de l’effondrement économique mondial de septembre 2008, lorsque les libéraux et les néo-démocrates, soutenus par la bureaucratie syndicale, ont conclu un accord de coalition proaustérité et proguerre dans le but de remplacer le gouvernement minoritaire conservateur de Harper. Déterminée à imposer tout le poids de la crise économique sur le dos d’une classe ouvrière de plus en plus combative, l’élite dirigeante a estimé qu’un gouvernement libéral-néo-démocrate serait trop instable et que Harper devait rester au pouvoir. Elle a donc soutenu fermement Harper lorsqu’il a persuadé la gouverneure générale Michaëlle Jean de fermer arbitrairement le Parlement afin d’empêcher les partis d’opposition d’exercer leur droit démocratique de voter la défiance envers son gouvernement conservateur. L’approbation par Jean de la demande de prorogation de Harper le 4 décembre 2008 a permis au gouvernement le plus à droite du Canada depuis les années 1930 de s’accrocher au pouvoir dans ce que le World Socialist Web Site a décrit à juste titre à l’époque comme un «coup d’État constitutionnel». Lorsque le Parlement a repris ses travaux à la mi-janvier 2009, l’accord de coalition s’était effondré, les libéraux, répondant aux sentiments de l’élite corporative, ayant abandonné la coalition prévue.

Les événements survenus en Australie en 1975 sont une autre preuve éclatante des pouvoirs pratiquement illimités dont disposent les gouverneurs généraux. Le gouvernement travailliste du pays a été limogé par le gouverneur général John Kerr après que l’élite dirigeante ait commencé à craindre que le premier ministre Gough Whitlam ne puisse plus contrôler la classe ouvrière de plus en plus militante. Une correspondance, rendue publique par la suite, a révélé que Kerr avait consulté étroitement les principaux conseillers de la Reine, soulignant que le limogeage de Whitlam avait été organisé par des forces puissantes au sein des appareils d’État impérialistes britannique et américain.

La perspective d’une éruption d’une crise du pouvoir bourgeois qui dépasserait de loin les événements de 2008 au Canada et de 1975 en Australie est très réelle. Le 6 janvier, une foule de manifestants d’extrême droite a pris d’assaut le Capitole américain, sur ordre du président américain Donald Trump et avec la complicité de la direction du Parti républicain et de puissantes sections de l’appareil d’État, afin d’empêcher l’arrivée au pouvoir du président élu Joe Biden. Au cours des mois qui ont suivi, l’ensemble de l’establishment politique et médiatique américain a fait tout son possible pour banaliser la tentative de coup d’État de Trump, qui était le point culminant d’un effort de plusieurs mois pour annuler l’élection et qui a été à quelques minutes de réussir, en niant effectivement qu’elle ait jamais eu lieu. Pendant ce temps, Trump et ses partisans continuent de refaçonner le Parti républicain en une organisation ouvertement d’extrême droite et fasciste.

Les mêmes processus sociaux et politiques qui motivent le soutien que des sections de l’élite dirigeante aux États-Unis accordent aux efforts dictatoriaux de Trump – des niveaux sans précédent d’inégalité sociale, l’intensification du commerce mondial et des conflits géostratégiques, les préparatifs de guerre contre la Chine et la Russie, et la montée du sentiment anticapitaliste dans la classe ouvrière, nourri par la politique sauvage de l’élite dirigeante «les profits avant les vies» pendant la pandémie – convulsent le Canada.

Les 48 milliardaires du pays ont vu leur richesse augmenter de 78 milliards de dollars au cours de la première année de la pandémie. Dans la poursuite de ses propres intérêts prédateurs, l’impérialisme canadien est de plus en plus profondément impliqué dans les offensives militaro-stratégiques des États-Unis contre la Russie et la Chine, et au Moyen-Orient. Et la classe ouvrière, comme ses frères et sœurs aux États-Unis, s’est engagée dans une série de grèves militantes et d’autres actions au cours des derniers mois qui ont non seulement remis en question les décennies de reculs imposés par les grandes entreprises et les gouvernements capitalistes successifs, mais aussi les syndicats procapitalistes qui contribuent à les faire respecter. Ces luttes comprennent la grève en cours des 2.450 mineurs de Vale à Sudbury, qui ont rejeté un contrat bourré de reculs recommandé par les Métallos, et les arrêts de travail des travailleurs de l’automobile à Windsor et aux États-Unis au début de la pandémie, qui ont forcé la mise en place de confinements face aux efforts d’Unifor et de l’UAW pour maintenir la production.

L’élite dirigeante canadienne n’hésitera pas à déployer toute la force de l’appareil d’État capitaliste, y compris les pouvoirs soigneusement dissimulés du gouverneur général, pour imposer son programme réactionnaire de guerre de classe, à savoir le militarisme et la guerre, les attaques contre les droits démocratiques et l’intensification de l’exploitation de la classe ouvrière. Les travailleurs du Canada doivent répondre en unifiant leurs luttes avec leurs alliés naturels, les travailleurs des États-Unis, du Mexique et du monde entier.

(Article paru en anglais le 16 juillet 2021)

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