Le gouvernement Trudeau nomme un fidèle serviteur de l’élite dirigeante à la Cour suprême du Canada

Le 17 juin dernier, le premier ministre fédéral Justin Trudeau a nommé Mahmud Jamal, un juge de la Cour d’appel de l’Ontario, à la Cour suprême du Canada en remplacement de Rosalie Abella qui avait atteint l’âge de la retraite obligatoire. Le juge Jamal est entré en fonction le 1er juillet.

Cette nomination a été accueillie favorablement par l’ensemble de l’establishement politique, les grands médias et la communauté juridique à travers le Canada en raison de l’origine ethnique du juge Jamal. Né au Kenya en 1967 de parents d’origine indienne, Jamal est le premier juge de couleur de l’histoire de la Cour suprême. Le fait que le juge Jamal est bilingue a satisfait les nationalistes québécois.

En focalisant les réactions à la nomination du juge Jamal sur son origine ethnique, l’élite dirigeante cherche à évacuer les questions de classe et à cacher la raison principale pour laquelle il a été choisi par Trudeau: le fait que Jamal a démontré tout au long de sa carrière qu’il est un représentant fidèle de l’élite corporative canadienne.

Le juge Mahmud Jamal (source: site web de la Cour suprême du Canada)

Après un détour par l’Angleterre, la famille de Jamal s’est établie à Edmonton en Alberta en 1981. Le juge Jamal a fait grand cas de son statut d’immigrant. Dans son questionnaire de candidat et lors de sa comparution devant le Parlement, il a évoqué la discrimination dont il avait fait l’objet et les défis auxquels il a fait face en tant qu’immigrant.

Le juge Jamal est cependant loin de partager l’expérience de la majorité des immigrants au Canada, des travailleurs exploités qui occupent des emplois mal payés et qui peinent à joindre les deux bouts. À titre de juge à la Cour suprême, Jamal gagnera 379.900$ par année, sans compter les autres bénéfices et avantages, un salaire qui le place confortablement dans le 1% des Canadiens les plus riches.

Son parcours en est un de privilèges et de récompenses pour services rendus à la classe dirigeante canadienne.

Après avoir gradué de l’une des meilleures écoles secondaires d’Edmonton, Jamal a étudié à la London School of Economics, au Trinity College de l’Université de Toronto, à l’Université McGill et à la prestigieuse université de Yale. Il a été admis au Barreau de l’Ontario en 1996 et il a commencé à pratiquer au cabinet Osler, Hoskin et Harcourt, une prestigieuse firme nationale qui facture des centaines de millions de dollars en honoraires à chaque année à ses richissimes clients. Il est devenu un associé de cette firme en 2001 et il y est demeuré jusqu’à sa nomination à la Cour d’appel de l’Ontario par Trudeau en 2019.

Le salaire annuel de Jamal alors qu’il était chez Osler n’a pas été rendu public, mais la rémunération moyenne des avocats associés canadiens est estimée à 217.000$ par année. Il ne fait aucun doute que la rémunération d’un avocat bien en vue du bureau de Toronto d’une firme telle qu’Osler était bien supérieure et il est probable qu’elle a atteint le million de dollars.

En plus de ce mode de vie privilégié en soi, la carrière de Jamal en pratique privée l’a amené à côtoyer l’élite de la finance et du monde des affaires. Les clients qu’il a représentés devant les tribunaux forment un véritable bottin mondain de l’élite dirigeante canadienne. Y figurent toutes les grandes banques canadiennes en plus de leur lobby l’Association des banquiers canadiens, les grandes compagnies d’assurance, Dell (un fabricant d’ordinateurs personnels et la 34e plus grande entreprise au monde selon Fortune 500), les minières Placer Dome Canada (qui possédait 16 mines dans 7 pays au moment de son rachat par Barrick Gold en 2006) et Inco (qui a été acheté par le géant brésilien Vale en 2006 et dont les installations ontariennes sont actuellement le théâtre d’une grève militante), General Motors du Canada, Petro-Canada et Honeywell (le 4e plus grand conglomérat au monde avec une valeur sur les marchés de plus de 160 milliards de dollars).

Il suffit de mentionner quelques dossiers spécifiques pour constater que Jamal était prêt à tout au service de la classe parasitaire qui dirige le Canada:

* Recours collectifs contre les fabricants de tabac

Pendant plus d’une décennie et jusqu’à sa nomination à la Cour d’appel de l’Ontario, Jamal a représenté Imperial Tobacco Canada (IT) dans un recours collectif qui s’est soldé par la condamnation de sa cliente et de deux autres fabricants de tabac à payer plus de 15 milliards de dollars en dommages moraux et punitifs, le plus haut montant de l’histoire judiciaire du Québec. La Cour supérieure du Québec a conclu que les trois grands fabricants de tabac (IT, JTI-McDonald et Rothmans, Benson & Hedges) étaient responsables de la dépendance à la nicotine et de maladies mortelles chez les fumeurs québécois. La preuve a notamment démontré que ces entreprises ont sciemment caché des informations scientifiques qu’elles détenaient depuis les années 60 sur la dépendance causée par la nicotine et le lien entre la cigarette et le cancer du poumon.

La cliente de Jamal a été condamnée à des dommages considérablement plus élevés que les deux autres fabricants en raison de son «comportement particulièrement inacceptable». IT a notamment détruit des documents compromettants pendant le processus judiciaire afin d’éviter d’avoir à les produire en preuve.

Depuis le jugement de la Cour supérieure en 2015, les trois fabricants ont tout fait pour éviter de payer les sommes dues à leurs victimes et aux familles de celles décédées, y compris un appel rejeté par la Cour d’appel du Québec alors que Jamal était toujours l’avocat de IT et une restructuration sous la protection des tribunaux ontariens qui leur permettra probablement de ne verser qu’une minime portion des 15 milliards de dollars, voire rien du tout.

* KPMG et l’évitement fiscal

Jamal a représenté la firme comptable KPMG dans une affaire d’évitement fiscal après que l’Agence du revenu du Canada (ARC) eut découvert un stratagème de sociétés-écrans mis en place au début des années 2000 pour permettre à plusieurs dizaines de ses clients multimillionnaires de cacher des sommes dans le paradis fiscal de l’Ile de Man. KPMG n’a fait l’objet d’aucune accusation même si la firme a richement profité du stratagème qu’elle a créé en réclamant à ses clients un pourcentage des impôts ainsi «économisés». Afin de récupérer les sommes, l’ARC a demandé à KPMG de lui communiquer le nom de ses clients. Représentée par Jamal, KPMG a refusé et fait trainer le dossier pendant des années malgré plusieurs défaites devant les tribunaux, utilisant une vaste gamme de tactiques judiciaires dilatoires pour mettre une bande de bandits millionnaires à l’abri de toute répercussion et leur permettre de conserver des sommes d’argent mal-acquises.

* Imperial Oil et les régimes de retraite

En 2009, Jamal a représenté Imperial Oil Limited, filiale canadienne du géant pétrogazier ExxonMobil, dans un litige l’opposant au régulateur ontarien des pensions. Ce dernier avait exigé que 409 employés mis à pied ou à la retraite prématurément soient exclus du régime de pensions de l’entreprise pour être transférés sur une rente annuelle gérée par une compagnie d’assurance accréditée. Feignant de se préoccuper du bien-être d’anciens employés qu’elle avait pourtant jetés sans hésitation à l’occasion de restructurations, Imperial Oil contestait en réalité la décision du régulateur pour des motifs purement économiques: il lui en aurait coûté 16.5 millions de dollars de créer la rente et elle aurait dû renflouer le fonds de pension. Durant l’audition, en présence de plusieurs retraités, Imperial Oil a cherché à mettre de la pression en menaçant de mettre fin aux assurances des retraités si elle perdait. Le tribunal a donné raison à la compagnie.

Le juge Jamal a donc passé sa carrière à servir fidèlement la classe dirigeante, ses banques, ses grandes entreprises et ses riches actionnaires. L’accent mis sur son appartenance à une minorité ethnique sert à camoufler son rôle en tant que défenseur acharné de la grande entreprise et à donner un vernis «progressiste» à une nomination entièrement réactionnaire. Au passage, cela permet de polir un peu plus la réputation des libéraux de Trudeau de gouvernement en tant que promoteurs du «multiculturalisme» et opposants au racisme.

Le caractère frauduleux de cette perspective ressort encore plus quand on constate la similitude du profil du juge Jamal avec celui de la dernière juge nommée par le gouvernement de droite conservateur de Stephen Harper en 2014, Suzanne Côté.

Côté était elle aussi une richissime associée du cabinet Osler, qui a passé sa carrière à représenter les banques et la grande entreprise et a même défendu Imperial Tobacco aux côtés de Jamal. Afin d’éviter toute discussion sur son rôle à titre de mercenaire juridique de la classe dirigeante, la couverture médiatique de sa nomination s’était concentrée sur le fait que c’était la première fois qu’une femme était nommée à la Cour suprême directement d’un cabinet privé. La nomination «féministe» de Côté avait même reçu l’assentiment du Nouveau Parti démocratique, supposément «de gauche».

Depuis sa nomination, Côté a confirmé le caractère réactionnaire de la politique identitaire – qui minimise les divisions centrales de classe au profit de distinctions superficielles telles que le genre, l’origine ethnique, la langue, la religion ou l’orientation sexuelle – en se révélant l’une des juges les plus à droite de la Cour suprême.

La politique identitaire est mise de l’avant par de puissantes sections de l’élite dirigeante pour détourner l’attention des inégalités sociales croissantes alors que les conflits de classe gagnent en intensité. Elle sort aussi à solidifier l’appui de sections bien nanties des classes moyennes au système de profit en leur offrant la possibilité d’accéder à des postes haut placés au gouvernement ou à des chaires universitaires sur la base de leur identité.

On peut prédire que le nouveau juge Mahmud Jamal sera – sous la bannière frauduleuse de «l’inclusion» utilisée par l’élite dirigeante pour camoufler ses intérêts de classe – une figure tout aussi réactionnaire au sein du plus haut tribunal du pays.

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