Cliff Slaughter: une biographie politique (1928-1963)

Première partie

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Cette biographie politique de Cliff Slaughter couvre la période entre 1928 et 1963. Elle sera publiée sur la WSWS en quatre parties. Une deuxième partie de la biographie, de 1963 à sa mort, sera publiée plus tard dans l’année.

Introduction

Cliff Slaughter est décédé le 3 mai 2021, à Leeds, en Angleterre, à l’âge de 92 ans.

De 1957 à 1986, Slaughter a travaillé en étroite collaboration avec Gerry Healy et Michael Banda à la tête de la Socialist Labour League (SLL), du Workers Revolutionary Party (WRP) et du Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI). Slaughter était le principal auteur d’une série de documents historiquement importants qui défendaient les fondements programmatiques et théoriques du trotskisme orthodoxe en opposition à la réunification sans principes, en 1963, du Socialist Workers Party américain avec le Secrétariat international pabliste. Slaughter a été pendant de nombreuses années secrétaire du CIQI.

Cliff Slaughter

La contribution durable de Slaughter dans les années 1960 à la défense du trotskisme contraste tragiquement avec son opportunisme politique et sa répudiation du marxisme révolutionnaire plus tard dans sa vie. En 1985-86, au milieu d’une crise dévastatrice au sein du Workers Revolutionary Party – dont il partageait avec Healy et Banda la responsabilité centrale – Slaughter a fait tout ce qui était en son pouvoir pour désorienter les membres de la section britannique, bloquer toute évaluation sérieuse des causes de l’effondrement du WRP et discréditer le Comité international.

Le 8 février 1986, entouré d’une phalange de policiers londoniens et avec leur aide, Slaughter a interdit aux partisans du CIQI dans le WRP de participer au congrès du parti qui allait se scinder du Comité international de la Quatrième Internationale.

La longévité n’a pas été tendre avec Cliff Slaughter. Âgé d’à peine 57 ans au moment de sa rupture avec le Comité international, Slaughter allait consacrer les 35 années restantes de sa vie à répudier et à dénoncer tous les principes qu’il avait défendus pendant ses 30 ans dans le mouvement trotskiste. Cherchant malhonnêtement à se soustraire à toute responsabilité dans la crise qui a détruit le WRP, Slaughter a rejeté la faute sur Healy (qui, selon Slaughter, «ne supportait aucune opposition») et, surtout, sur Lénine et Trotsky. L’effondrement du WRP, insistera-t-il dans les décennies qui suivirent la scission, était enraciné dans la croyance erronée que le socialisme nécessite la construction d’un parti marxiste révolutionnaire dans la classe ouvrière. En 1996, Slaughter a résumé son renoncement au marxisme par la déclaration suivante: «il est nécessaire de rompre entièrement avec l’idée de bâtir un parti et un programme “pour” la classe ouvrière…» [1]

Par cette phrase, Slaughter indiquait clairement qu’il avait entièrement rompu avec le principe central pour lequel il s’était battu 30 ans plus tôt dans la lutte contre le révisionnisme pabliste: que la victoire du socialisme dépend de la lutte pour la conscience socialiste dans la classe ouvrière, qui ne peut être réalisée que par la construction de partis marxistes-trotskistes.

Pour ceux qui, au sein du Comité international, avaient travaillé avec Cliff Slaughter et appris de lui pendant les années de sa vie où il défendait le trotskisme, sa répudiation de la théorie et de la politique marxiste, qu’il a menée avec une tromperie et un cynisme non dissimulés, ne pouvait que susciter le mépris. Mais son rôle en 1985-86 et dans les années qui ont suivi n’a pas été entièrement une surprise. Au cours de la décennie précédente, la détérioration de la qualité du travail de Slaughter reflétait le retrait de plus en plus manifeste du WRP du trotskisme. Le même processus de dégénérescence était évident dans l’évolution de ses camarades les plus proches.

Gerry Healy, qui depuis les années 1930 avait soutenu le programme trotskiste de révolution politique contre la bureaucratie stalinienne, a terminé sa vie politique en faisant l’apologie de Mikhail Gorbatchev. Michael Banda, qui avait rejoint le mouvement trotskiste dans les années 1940 et combattu les politiques contre-révolutionnaires du Kremlin toute sa vie d’adulte, a soudainement dénoncé la Quatrième Internationale et proclamé son admiration pour Staline. Malgré l’effondrement complet de leurs relations personnelles alors qu’ils se répandaient en récriminations mutuelles les plus amères, Healy, Banda et Slaughter sont arrivés, plus ou moins simultanément, à des positions politiques diamétralement opposées à celles qu’ils avaient défendues pendant les années de leur étroite collaboration. Leur trajectoire politique collective était déterminée par des processus sociaux et politiques enracinés dans le développement de la lutte des classes en Grande-Bretagne et au niveau international au cours des décennies cruciales des années 1970 et 1980.

Compte tenu du caractère fondamental de sa rupture avec le trotskisme et de la manière dont il l’a réalisée, la mort de Slaughter n’est pas une occasion pour des souvenirs sentimentaux. Néanmoins, ce n’est pas seulement le mal que font les hommes qui vit après eux. En évaluant sa vie, je n’imiterai pas Slaughter en négligeant le rôle immensément positif qu’il a joué dans la lutte pour le trotskisme en Grande-Bretagne et au niveau international pendant la période la plus productive de sa vie, politiquement et intellectuellement.

J’ai rencontré et entendu Cliff Slaughter pour la première fois en juillet 1971, il y a exactement un demi-siècle. Ses écrits et ses conférences, ainsi que nos nombreuses discussions dans le cadre du travail politique, ont contribué de manière significative à ma formation de marxiste. Mais Slaughter a fini par partager une responsabilité substantielle dans la désorientation théorique et politique grandissante du Workers Revolutionary Party, à la fois pour ce qu’il a fait et pour ce qu’il a choisi de ne pas faire. S’il y avait une personne au sein du WRP qui aurait pu intervenir de manière décisive pour mettre à nu la falsification de la méthode marxiste par Healy dans les années 1980, falsification utilisée pour justifier l’opportunisme politique, c’était Cliff Slaughter. Mais il a consciemment choisi de ne pas le faire, et le rôle qu’il a joué pendant et après la crise de 1985-86 a complètement mis fin à tout contact politique et personnel entre nous. J’étais obligé de soumettre ses activités politiques et ses écrits à la critique la plus sévère; et il n’y a rien que je changerais, et encore moins que je retirerais. Mais l’ironie est que ce que j’ai écrit contre Slaughter a été, dans une large mesure, largement influencé par ce que j’avais appris, dans les années précédentes, de lui. Cette contradiction persiste dans la biographie politique de Cliff Slaughter qui suit.

David North

le 30 juillet, 2021

L’enfance et les débuts de Cliff Slaughter

Le père de Cliff Slaughter, Frederick Arthur Slaughter, est né en 1907 à Oxfordshire, dans le sud de l’Angleterre. Alors qu’il est encore adolescent, Fred déménage dans le nord-est de l’Angleterre, où il trouve un emploi de mineur de charbon à Durham. Il vit l’expérience de la grève générale de 1926, qui est trahie par le Trades Union Congress (TUC – la confédération intersyndicale de Grande-Bretagne), ce qui aura des conséquences dévastatrices pour les mineurs et la classe ouvrière dans son ensemble. À Durham, il rencontre Annie Elizabeth Stokeld, née en 1903, qu’il épouse en avril 1928. Le jeune couple déménage bientôt à Doncaster, dans le Yorkshire, où leur premier enfant, Clifford, naît en octobre. Un frère et une soeur, Keith et Nancy, suivent. En 1938, Frederick Slaughter et sa famille déménagent à Leeds, où Cliff Slaughter va vivre toute sa vie d’adulte.

La grève générale de 1926 en Grande-Bretagne

Une notice nécrologique publiée dans la Workers Press après sa mort, le 14 novembre 1974, à l’âge de 67 ans, indique que les «expériences de l’aîné Slaughter dans les années 1920 et 1930 lui ont transmis une haine amère du capitalisme et une conviction profonde de la nécessité d’une révolution sociale de la classe ouvrière.» Selon la Workers Press, Fred «se rappelait sans cesse la grève générale de 1926 et contrastait le militantisme des mineurs, dont il faisait partie à l’époque, à la lâche trahison commise par les dirigeants du TUC.» [2]

Fred Slaughter travaille comme vendeur d’assurances itinérant dans les années 1930, mais il trouve finalement un emploi comme ouvrier à l’usine de tracteurs John Fowler à Leeds, où il devient délégué syndical principal. À un moment donné pendant la Seconde Guerre mondiale, Fred Slaughter adhère au Parti communiste stalinien (PC). Annie Elizabeth rejoint également le PC, mais elle est beaucoup moins active que son mari. Après la guerre, Fred Slaughter retourne travailler comme démarcheur, vendant des encyclopédies au porte-à-porte aux familles ouvrières.

Cliff Slaughter a subi de grandes privations dans son enfance. Sa future épouse, Barbara Slaughter (née Bennett), se souvient: «À l’âge d’environ 8 ans, il est rentré de l’école un jour pour trouver sa mère dans le salon, assise en pleurs sur une boîte d’orange. Les huissiers avaient enlevé presque tous les meubles de la maison en raison d’arriérés de loyer. C’est une expérience qu’il n’a jamais oubliée». [3]

Cliff fréquente le Lycée moderne de Leeds pour garçons, où il excelle sur le plan scolaire, et devient le premier de ses élèves à obtenir une bourse d’études à l’Université de Cambridge. Sous l’influence de son père, avec lequel il entretient une relation très étroite, Cliff Slaughter commence à lire les œuvres de Lénine et les classiques marxistes alors qu’il est encore au lycée. En 1947, Slaughter devient actif au sein de la Ligue des jeunes communistes (LJC).

Cliff Slaughter (deuxième à partir de la gauche à l’arrière) lors d’une sortie étudiante en 1946. Barbara Bennett est deuxième à gauche au premier rang.

À la fin de ses études secondaires, avant d’entrer à l’université, Cliff Slaughter décide de travailler comme mineur, plutôt que d’être conscrit dans les forces armées. Il travaille à la mine Water Haigh Colliery à Woodlesford, un petit village à l’extérieur de Leeds. Slaughter se lève une heure plus tôt que nécessaire pour son quart du matin, afin d’avoir le temps d’étudier les écrits de Lénine. L’expérience a marqué Slaughter, ajoutant à son immersion croissante dans la théorie marxiste une connaissance détaillée et une sensibilité aux réalités de la vie et des luttes de la classe ouvrière. Comme le fait remarquer Barbara Slaughter: «Je pense que sa compréhension de la vie de la classe ouvrière était très profonde. C’était impossible de travailler pendant deux ans sous terre, à genoux, à pelleter du charbon dans des veines d’un mètre, et prendre part à des grèves constantes sur les salaires et les conditions de travail sans en apprendre beaucoup sur la vie de la classe ouvrière. Cela, combiné à son étude de la révolution russe et des écrits de Lénine, l’a convaincu de la nécessité pour la classe ouvrière de prendre le pouvoir par le biais de la révolution socialiste». [4]

Après son travail à la mine, Slaughter est employé pendant plusieurs mois dans l’industrie mécanique à Leeds. En octobre 1949, il commence ses études à Cambridge, où il se spécialise d’abord en histoire avant de se tourner vers l’anthropologie sociale. Slaughter obtient un diplôme avec mention en 1952. Parallèlement à ses études, il mène des activités politiques socialistes et doit faire face aux provocations des étudiants de droite à l’université. Une fois, en rentrant dans sa chambre, il découvre que ses vêtements, ainsi que ceux d’un ami et camarade juif, ont été jetés dans la cour à l’extérieur du dortoir.

En octobre 1950, alors qu’il étudie à Cambridge, Slaughter épouse Barbara Bennett, qu’il avait rencontrée plusieurs années auparavant. Barbara, dont les parents étaient des socialistes convaincus, avait rejoint le Parti communiste en 1944 alors qu’elle étudiait la sociologie à l’université de Leeds. Pendant les deux premières années de leur mariage, le couple vit à Cambridge, où il est actif au sein du Parti communiste. Ils assistent à des conférences données par d’éminents intellectuels du PC, dont J.D. Bernal.

Photo de mariage de Cliff Slaughter et Barbara Bennett (octobre 1950)

Après que Slaughter a obtenu son diplôme à Cambridge, lui et Barbara s’installent à Leeds. Slaughter obtient un poste à l’université de Leeds où il mène des recherches, avec ses collègues Norman Dennis et Fernando Henriques, sur une communauté minière du Yorkshire. Dans le cadre de leurs recherches, Slaughter et Dennis travaillent dans une mine de charbon locale pendant plusieurs mois.

Sur la base de leurs recherches, Slaughter, Dennis et Henriques écrivent un livre, «Coal Is Our Life» (Le charbon, c’est notre vie), qui reste un texte de sociologie de référence utilisé dans les universités britanniques.

Barbara Slaughter se souvient que le jeune Slaughter était intensément dédié aux questions politiques et culturelles. Outre ses recherches universitaires et ses études politiques, Slaughter avait une grande connaissance de la littérature anglaise et française. Il a fait découvrir à Barbara les romans de Stendhal, Flaubert et Zola. Engagé dans la lutte pour le socialisme, Slaughter, à ce stade de sa vie, ne s’intéresse pas aux formes conventionnelles de réussite personnelle.

Cliff et Barbara Slaughter avec leur fille

Bien qu’il soit actif au sein du Parti communiste, Slaughter trouve l’orientation réformiste élaborée dans le programme de 1951, «The British Road to Socialism» (La voie britannique vers le socialisme), difficile à concilier avec la théorie marxiste de l’État. Il s’étonne également que les membres du Parti communiste jugent irréfutables, sans poser de questions, les déclarations de Staline. Tout ce que le dictateur soviétique disait ou écrivait, même sur des sujets sur lesquels il manquait manifestement de connaissances et de compétences, était accepté comme parole d’évangile.

Barbara Slaughter décrit les conditions qui l’ont amenée à rejoindre le Parti communiste et ses expériences dans le mouvement stalinien:

Je suis entrée en politique il y a 63 ans, lorsque j’ai rejoint le Parti communiste en 1945, à l’âge de 18 ans, juste au moment où la Seconde Guerre mondiale touchait à sa fin. Ayant été témoin, enfant, des souffrances de la classe ouvrière, y compris de ma propre famille, au cours des années 30 et des terribles événements de la guerre civile espagnole, puis de la Seconde Guerre mondiale, j’étais déterminée, comme des millions d’autres personnes, à ce qu’on ne retourne pas aux jours d’avant-guerre. Le Parti communiste avait acquis un prestige énorme grâce à l’héroïsme de la classe ouvrière russe dans sa défense des acquis de la révolution russe pendant la guerre, et moi, comme des milliers d’autres, j’ai rejoint le PC en pensant à tort que c’était un parti révolutionnaire.

Pendant les 11 années suivantes, j’ai été totalement mal éduquée. Je n’avais absolument aucune connaissance des luttes de l’Opposition de gauche et de la Quatrième Internationale. En fait, les trotskistes étaient décrits comme une sorte d’incarnation du mal, «pire que les fascistes». Je ne peux pas dire que j’ai vraiment remis cela en question, mais je n’ai pas mis beaucoup de temps pour me rendre compte que le PC était loin d’être un parti révolutionnaire. Mais je ne voyais pas d’autre solution. [5]

Cliff Slaughter avec sa fille au début des années 1950

Le «discours secret» de Khrouchtchev

Quels que soient les doutes de Cliff et Barbara Slaughter sur le cours politique du Parti communiste britannique, leur rupture avec le stalinisme et leur virage vers le trotskisme étaient une réponse à la crise qui a éclaté au sein du mouvement stalinien mondial en 1956. Le 25 février 1956, presque exactement trois ans après la mort de Staline, Nikita Khrouchtchev, nouveau chef du parti soviétique et homme de main de longue date du dictateur défunt, prononce un «discours secret» de quatre heures lors du 20e Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique. Khrouchtchev lit aux délégués le Testament, longtemps censuré, dans lequel Lénine demandait instamment que Staline soit démis de ses fonctions de secrétaire général.

Nikita Khrouchtchev prononce son «discours secret»

Khrouchtchev déclare aux délégués stupéfaits que Staline, qui a longtemps été vénéré en Union soviétique comme un demi-dieu, est en fait un criminel politique, responsable du meurtre de milliers de dirigeants bolcheviques et de communistes loyaux. Il a déclaré:

Staline a agi non pas par la persuasion, l’explication et la coopération patiente avec les gens, mais en imposant ses concepts et en exigeant une soumission absolue à son opinion. Quiconque s’opposait à ces concepts ou essayait de prouver son [propre] point de vue et la justesse de sa [propre] position était condamnée à être écarté du collectif dirigeant et à être ensuite anéanti moralement et physiquement. Cela était particulièrement vrai pendant la période qui a suivi le 17e Congrès du Parti [en 1934], lorsque de nombreux dirigeants éminents du Parti et des travailleurs de base du Parti, honnêtes et dévoués à la cause du communisme, ont été victimes du despotisme de Staline…

Staline est à l’origine du concept d’«ennemi du peuple»… Il a rendu possible l’utilisation de la répression la plus cruelle, violant toutes les normes de la légalité révolutionnaire, contre quiconque était en désaccord de quelque façon que ce soit avec Staline… Dans l’ensemble, la seule preuve de culpabilité effectivement utilisée, contre toutes les normes de la science juridique actuelle, était la «confession» de l’accusé lui-même. Comme l’ont prouvé des enquêtes ultérieures, les «aveux» étaient obtenus par des pressions physiques exercées sur l’accusé. Cela a conduit à des violations flagrantes de la légalité révolutionnaire et au fait que de nombreux individus totalement innocents – [des personnes] qui, dans le passé, avaient défendu la ligne du Parti – sont devenus des victimes…

Le comportement arbitraire d’une personne encourageait et permettait l’arbitraire chez les autres. Les arrestations et déportations de masse de plusieurs milliers de personnes, leur exécution sans procès et sans enquête normale ont créé des conditions d’insécurité, de peur et même de désespoir.

Bien entendu, cela n’a pas contribué à l’unité des rangs du Parti et de toutes les couches de la population ouvrière, mais, au contraire, a entraîné l’anéantissement et l’expulsion du Parti des travailleurs qui étaient loyaux mais gênants pour Staline. [6]

Khrouchtchev et ses alliés du Politburo soviétique ont cherché à se soustraire à la responsabilité de ces crimes en attribuant toute la responsabilité à Staline qui, selon eux, avait créé un «culte de la personnalité» auquel le parti tout entier avait mystérieusement succombé. Bien entendu, cette histoire de fantômes politiques n’expliquait rien du tout. Elle évitait tout examen des luttes politiques au sein du Parti communiste soviétique au cours des années 1920, qui ont abouti à l’accession au pouvoir de Staline. Dans la mesure où la lutte interne du parti était mentionnée, Khrouchtchev insistait sur le fait que la campagne contre Trotsky avait été correcte:

Slaughter au milieu des années 1950

Nous devons affirmer que le Parti a mené un combat sérieux contre les trotskistes, les droitiers et les nationalistes bourgeois, et qu’il a désarmé idéologiquement tous les ennemis du léninisme. Cette lutte idéologique a été menée avec succès, ce qui a permis de renforcer le Parti. Staline a joué ici un rôle positif. [7]

Les partis staliniens en crise

Alors que le texte du «Discours secret» se répand dans la presse internationale et est traduit dans d’innombrables langues, les révélations de Khrouchtchev provoquent une onde de choc dans les partis communistes du monde entier. Les dirigeants de tous les principaux partis communistes – dont beaucoup doivent leur position à Staline, ont approuvé avec enthousiasme les procès de Moscou et justifié d’innombrables autres crimes – sont soudainement confrontés à un raz-de-marée de questions de la part de leurs membres. Dans le monde entier, les chefs des partis communistes – qui s’étaient posés en petits Staline dans leur propre pays – sont invités à rendre compte de leur responsabilité personnelle dans ce que le Kremlin appelait désormais des «violations de la légalité révolutionnaire». Pendant combien de temps avaient-ils sciemment trompé les membres de leurs propres partis nationaux avec de fausses informations?

Mais les questions qui effrayaient le plus les dirigeants staliniens étaient celles qui découlaient inexorablement de la démonstration irréfutable des crimes de Staline: Trotsky avait-il raison? N’était-il pas nécessaire de revoir tout le cours de la lutte qui s’était déroulée au sein du Parti communiste soviétique et de la Troisième Internationale pendant la dernière maladie de Lénine en 1923 et après sa mort en 1924? Le moment n’était-il pas venu de publier les discours et les écrits de Trotsky? Trotsky et ses milliers de partisans victimes de la terreur stalinienne devaient-ils être «réhabilités» et honorés en tant que grands révolutionnaires?

Khrouchtchev ou tout autre dirigeant du Parti communiste ne pouvait répondre à aucune de ces questions par l’affirmative. La lutte politique menée par Trotsky et l’Opposition de gauche dans les années 1920 et 1930 n’a jamais été simplement contre Staline en tant qu’individu. La critique de Trotsky était dirigée contre un régime bureaucratique tout entier, dont Staline était la personnification. Le régime stalinien, avait expliqué Trotsky, était le produit de l’usurpation par la bureaucratie du pouvoir de la classe ouvrière sur la base de la théorie antimarxiste du «socialisme dans un seul pays». Les crimes du régime stalinien, y compris ses trahisons conscientes et systématiques de la classe ouvrière internationale, étaient enracinés dans sa défense des privilèges d’une bureaucratie qui fonctionnait comme le «gendarme de l’inégalité» au sein de l’Union soviétique. L’appel de Trotsky à la fondation de la Quatrième Internationale en 1933, après la montée au pouvoir d’Hitler en Allemagne (dont la politique du Kremlin était responsable), coïncidait avec sa reconnaissance du fait que le régime stalinien ne pouvait pas être réformé et que son renversement par la classe ouvrière dans une révolution politique était nécessaire.

Ni le Kremlin ni les partis staliniens nationaux ne pouvaient tolérer une discussion de la critique de Trotsky, et encore moins reconnaître sa justesse. En fait, Maurice Thorez et Harry Pollitt, les secrétaires généraux des partis communistes français et britannique, avaient supplié Khrouchtchev de ne pas réhabiliter les victimes des procès de Moscou. Le PC britannique, sous la direction de Pollitt, avait approuvé les procès et les exécutions. Afin d’apaiser l’agitation croissante au sein des organisations staliniennes du monde entier, le Comité central du Parti communiste soviétique adopte, le 30 juin 1956, soit quatre mois à peine après le discours secret de Khrouchtchev, une résolution qui tente d’empêcher toute discussion sur les crimes de Staline et, surtout, sur leurs causes politiques plus profondes.

Maurice Thorez

Mais la crise déclenchée au sein des organisations staliniennes par le discours de Khrouchtchev est massivement intensifiée par le déclenchement des protestations en Pologne et en Hongrie à l’automne 1956. La décision du régime du Kremlin d’envoyer des chars à Budapest et de réprimer brutalement le soulèvement de la classe ouvrière hongroise fait voler en éclats l’affirmation selon laquelle le parti avait été déstalinisé et s’était réformé.

Budapest en 1956

Alors que le Kremlin présente son intervention comme la répression d’une contre-révolution fasciste, ces mensonges sont réfutés par les reportages du journaliste Peter Fryer, membre de longue date du Parti communiste britannique, qui s’était rendu en Hongrie en tant que correspondant du journal du parti, le Daily Worker. Comme ses reportages contredisent la propagande du Kremlin, ils sont censurés par le PC britannique. Lorsque Fryer annonce sa démission du Daily Worker, les staliniens britanniques répondent par une campagne brutale de diffamation. Espérant l’isoler, le Parti communiste suspend d’abord puis expulse Fryer, mais cette action bureaucratique discrédite davantage l’organisation. En l’espace de quelques mois, 7000 personnes, soit environ 20 pour cent de ses membres, démissionnent du PC britannique.

Malgré son expulsion, la «Tragédie hongroise» de Fryer, publié en décembre 1956, a des répercussions dans les rangs du Parti communiste britannique. Il y parle de deux tragédies. La première était celle «d’une révolution populaire – un soulèvement de masse contre la tyrannie et la pauvreté devenue insupportable – écrasée par l’armée du premier État socialiste du monde». [8]

Fryer conteste les allégations mensongères du Kremlin:

J’ai vu de mes propres yeux que le soulèvement n’était ni organisé ni dirigé par des fascistes ou des réactionnaires, bien que ces derniers aient indéniablement tenté d’en prendre la direction. J’ai vu de mes propres yeux que les troupes soviétiques lancées dans la bataille contre la «contre-révolution» ne combattaient en fait ni les fascistes ni les réactionnaires, mais le peuple hongrois: ouvriers, paysans, étudiants et soldats. L’armée qui a libéré la Hongrie en 1944-5 de la domination fasciste allemande, chassé les grands propriétaires terriens et les grands capitalistes qui collaboraient avec les fascistes et rendu possibles la réforme agraire et le début de la construction socialiste: cette armée-là devait maintenant combattre les meilleurs fils du peuple hongrois. [9]

L’invasion a coûté la vie à 20.000 Hongrois et 3.500 Russes. De grandes parties de Budapest ont été détruites, et des dizaines de milliers de personnes ont été blessées dans les combats.

La deuxième tragédie a été les conséquences politiques à long terme de l’intervention. L’appui pour l’Union soviétique – héritage de la libération de la Hongrie de l’occupation nazie par l’Armée rouge – s’était effacé. Il fut remplacé par la haine de la Russie et une désorientation extrême. Fryer écrit:

La plupart des Hongrois, s’ils ne veulent pas le retour du capitalisme ou des propriétaires terriens, détestent aujourd’hui, et à juste titre, le régime de pauvreté, de grisaille et de peur qu’on leur a présenté comme le communisme. La responsabilité en incombe entièrement aux dirigeants communistes, et principalement Rákosi, Farkas et Gerö, qui ont promis au peuple un paradis terrestre et lui ont donné un État policier aussi répressif et aussi répréhensible que la dictature fasciste de l’amiral Horthy avant la guerre. Les travailleurs ont été exploités, intimidés et trompés. Les paysans ont été exploités, intimidés et trompés. Les écrivains et les artistes ont été enfermés dans la plus rigide des camisoles de force idéologiques – et ils ont été intimidés et trompés. Dire ce que l’on pense, poser une question gênante, même parler de questions politiques dans un langage que ne se réfère constamment au jargon monolithique sûr et familier, c’était se mettre à dos l’omniprésente police secrète. Le but de cette organisation grassement payée était apparemment de protéger le peuple contre les tentatives de restauration du capitalisme, mais en pratique, elle protégeait le pouvoir de l’oligarchie. À cette fin, elle utilisait les méthodes les plus abominables, notamment la censure, le contrôle de la pensée, l’emprisonnement, la torture et le meurtre. La tragédie est qu’un tel régime était présenté comme une société socialiste, comme une «démocratie populaire», comme une première étape sur la voie du communisme [10].

Fryer a ensuite attiré l’attention sur une autre tragédie, celle des communistes britanniques qui avaient visité la Hongrie, mais qui

n’ont pas admis, même à nous-mêmes, la vérité sur ce qui se passait là-bas, dont nous avons défendu la tyrannie de tout notre cœur et de toute notre âme. Jusqu’à ce que le Vingtième Congrès du Parti communiste soviétique nous arrache à demi le bandeau des yeux, nous avons admis ce que nous appelions certains «aspects négatifs» de l’édification du socialisme. Nous étions convaincus qu’une saine critique et une autocritique permettraient de surmonter ces «aspects négatifs». Après le vingtième congrès, nous nous sommes permis de parler d’«erreurs», d’«abus», de «violations de la légalité socialiste» et parfois, ce qui était très audacieux, de «crimes». Mais nous étions toujours les victimes de notre propre empressement à voir surgir la nouvelle société brillante que nous voulions si désespérément voir de notre vivant et que notre propagande nous disait être en train de construire. [11]

Les trotskistes britanniques réagissent à la crise du stalinisme

C’est au cours de ces mois convulsifs de la fin de l’année 1956 que Peter Fryer rencontre Gerry Healy, le dirigeant du mouvement trotskiste en Grande-Bretagne, qui a été exclu du Parti communiste britannique en 1937 pour avoir soulevé des questions sur les procès de Moscou. Le mouvement trotskiste en Grande-Bretagne est connu sous le nom du «Club» et fonctionne comme une faction au sein du Parti travailliste. Comme le rappelle un compte-rendu de la crise au sein du PC britannique, Fryer est attiré par Healy «non seulement parce qu’il avait raison au sujet de Staline, mais aussi parce qu’il se vantait d’une théorie historique qui expliquait le stalinisme». [12] Healy organise la publication de la Tragédie hongroise de Fryer sous la forme d’un pamphlet destiné à être diffusé parmi les membres du Parti communiste.

Gerry Healy

L’intervention du petit mouvement trotskiste britannique dans la crise du parti stalinien a été une réalisation politique d’importance historique. Gerry Healy a fourni, sans conteste, l’impulsion politique et, on doit l’ajouter, intellectuelle essentielle à cette intervention. Son rôle crucial n’était pas seulement déterminé par son dynamisme personnel, sa détermination inflexible et sa remarquable capacité oratoire: des qualités que même ses ennemis les plus acharnés étaient obligés de reconnaître. La plus remarquable des qualités de Healy en tant que leader, dans cette période cruciale de sa vie, était sa compréhension que la clarification des grandes questions historiques soulevées par Trotsky dans la lutte contre le stalinisme est le fondement sur lequel le nouveau parti socialiste révolutionnaire de masse de la classe ouvrière, la Quatrième Internationale, doit être construit. Cette clarification n’était pas simplement un «aspect» de la construction du parti, auquel on devrait prêter attention quand le temps le permettait. C’était, insistait fréquemment Healy, l’essence même de la construction du parti révolutionnaire, car c’était la base indispensable pour l’éducation des cadres révolutionnaires et de la classe ouvrière.

En outre, le Club, malgré sa petite taille et ses ressources financières extrêmement limitées, avait été politiquement préparé à la crise au sein du mouvement stalinien mondial par la lutte politique qu’il avait menée au sein de la Quatrième Internationale au cours des trois années précédentes.

La Quatrième Internationale et la lutte contre le pablisme

En novembre 1953, des désaccords politiques et programmatiques irréconciliables aboutissent à une scission de la Quatrième Internationale en deux factions antagonistes. L’une des factions – dirigée par Michel Pablo, secrétaire du Secrétariat international de la Quatrième Internationale, et Ernest Mandel – avait conclu que l’analyse de Trotsky, développée entre 1933 et 1938, sur le rôle contre-révolutionnaire de la bureaucratie stalinienne soviétique et de ses partis associés avait été dépassée et réfutée par le déroulement de la Seconde Guerre mondiale et ses conséquences. La victoire de l’Union soviétique sur l’Allemagne nazie et l’établissement de «démocraties populaires» dans les «États tampons» d’Europe de l’Est avaient démontré que le stalinisme avait un rôle révolutionnaire que Trotsky n’avait pas prévu. Ces «États ouvriers déformés» représentaient, selon Pablo et Mandel, une autre voie vers le socialisme, réalisée sous l’égide des partis staliniens.

Cette perspective révisionniste a été élaborée dans un document écrit par Pablo et Mandel (qui utilisaient alors le nom de parti «Germain») qui a été adopté lors du neuvième plénum du Comité international exécutif de la Quatrième Internationale en 1951. Ce document stipulait:

Pour notre mouvement, la réalité sociale objective consiste essentiellement du régime capitaliste et le monde stalinien. En outre, que nous le voulions ou non, ces deux éléments constituent dans une large mesure la réalité sociale objective, car l’écrasante majorité des forces qui s’opposent au capitalisme se trouvent actuellement sous la direction ou l’influence de la bureaucratie soviétique. [13]

En outre, l’escalade du conflit entre l’impérialisme américain et l’Union soviétique conduirait à une nouvelle guerre mondiale qui prendrait la forme d’une révolution mondiale dirigée par les staliniens, entraînant la création d’«États ouvriers déformés» qui dureraient des siècles. Avec la guerre cataclysmique entre le «régime capitaliste» et le «monde stalinien» qui se profilait, Pablo insistait sur le fait que rien ne justifiait l’existence indépendante de la Quatrième Internationale:

Nous ne cesserons de répéter que toute la tactique mise en place par le Troisième Congrès mondial de l’Internationale dans les différentes catégories de pays est maintenant conditionnée par notre estimation fondamentale que la situation internationale évolue irréversiblement dans une période relativement brève vers une guerre mondiale d’un caractère donné et dans un rapport de forces donné…

La différence entre nous et tous les autres, y compris nos déserteurs, c’est que nous ne faisons pas passivement ce constat, nous ne rêvons pas au fond de nos âmes d’une autre évolution possible, plus agréable, plus facile. Mais ne voulant pas nous bercer d’illusions, nous essayons d’agir dès maintenant en conséquence de cette position et en pratique. [14]

Les trotskistes, dans la mesure où ils avaient un rôle quelconque à jouer dans le déroulement de la «guerre-révolution» mondiale, serviraient de conseillers aux organisations staliniennes, les encourageant à suivre une voie révolutionnaire comme l’exigeaient les événements objectifs. Par conséquent, les trotskistes pourraient mieux remplir ce modeste rôle politique en liquidant leurs propres organisations et en s’intégrant aux partis staliniens.

Le conflit politique provoqué par cette perspective a été porté à son paroxysme par les développements en Union soviétique au lendemain de la mort de Staline, le 5 mars 1953. Les mesures prises par les nouveaux dirigeants du Kremlin pour diminuer le statut de dieu de Staline, mettre fin à la campagne antisémite grotesque lancée au cours des derniers mois de la vie du dictateur et réduire le niveau de répression de l’État ont été proclamées par Pablo et Mandel comme les signes d’un processus progressif d’autoréforme de la bureaucratie soviétique. Ce fantasme a été rapidement brisé par la répression brutale du soulèvement de la classe ouvrière à Berlin-Est par la bureaucratie stalinienne au pouvoir, dirigée par Walter Ulbricht, en juin 1953.

Avec leur encouragement, des factions liquidationnistes se sont développées dans les sections nationales de la Quatrième Internationale. Dans le Socialist Workers Party (SWP) américain, la faction pabliste dirigée par Cochran et Clarke adopte le slogan «Débarrassons-nous du vieux trotskisme». Dans la section britannique de la Quatrième Internationale, la faction pabliste, dirigée par John Lawrence, exige la dissolution du «Club» dans le Parti communiste.

La révision de l’analyse de Trotsky sur le rôle du stalinisme était un élément crucial de l’attaque pabliste contre le programme de la Quatrième Internationale. Mais sa répudiation du trotskisme englobait les principes fondamentaux du mouvement marxiste: le rôle décisif de la direction et sa lutte pour développer la conscience socialiste dans la classe ouvrière. C’est ce qu’explique James P. Cannon dans son discours de synthèse du 3 novembre 1953, devant le comité national du SWP, après l’expulsion de la faction Cochran-Clarke:

La direction est le problème non résolu de la classe ouvrière du monde entier. La seule barrière entre la classe ouvrière du monde et le socialisme est le problème non résolu de la direction. C’est ce qu’on entend par «la question du parti». C’est ce que le Programme de transition veut dire lorsqu’il affirme que la crise du mouvement ouvrier est la crise de la direction. Cela signifie que tant que la classe ouvrière n’a pas résolu le problème de la création du parti révolutionnaire, l’expression consciente du processus historique, qui peut diriger les masses dans la lutte, la question reste indécise. C’est la plus importante de toutes les questions: la question du parti.

Et si notre rupture avec le pablisme – comme nous le voyons maintenant clairement – si elle se résume à un point et se concentre en un point, c’est cela: la question du parti. Cela nous semble clair maintenant, car nous avons vu le développement du pablisme en action. L’essence du révisionnisme pabliste est le renversement de la partie du trotskisme qui est aujourd’hui sa partie la plus vitale: la conception de la crise de l’humanité comme crise de la direction du mouvement ouvrier résumée dans la question du parti.

Le pablisme ne vise pas seulement à renverser le trotskisme; il vise à se débarrasser de cette partie du trotskisme que Trotsky a appris de Lénine. La plus grande contribution de Lénine à toute son époque a été son idée et sa lutte déterminée pour construire un parti d’avant-garde capable de diriger les travailleurs dans la révolution. Et il n’a pas limité sa théorie à l’époque de sa propre activité. Il est remonté jusqu’en 1871, et a dit que le facteur décisif dans la défaite de la première révolution prolétarienne, la Commune de Paris, était l’absence d’un parti d’avant-garde marxiste révolutionnaire, capable de donner au mouvement de masse un programme conscient et une direction résolue. C’est l’acceptation par Trotsky de cette partie de Lénine en 1917 qui a fait de Trotsky un léniniste.

C’est écrit dans le Programme de transition, ce concept léniniste du rôle décisif du parti révolutionnaire. Et c’est ce que les pablistes jettent par-dessus bord au profit de la conception selon laquelle les idées pénétreront d’une manière ou d’une autre la bureaucratie perfide, les staliniens ou les réformistes, et d’une façon ou d’une autre, «au jour de la comète», la révolution socialiste sera réalisée et menée à terme sans un parti marxiste révolutionnaire, c’est-à-dire un parti léniniste-trotskiste. C’est l’essence du pablisme. Le pablisme consiste à remplacer un parti et un programme par un culte et une révélation. [15]

Le 16 novembre 1953, Cannon publie sa Lettre ouverte aux trotskistes du monde entier, appelant à une rupture politique et organisationnelle décisive avec Pablo et le pablisme. Dans cette lettre, Cannon rejette sans équivoque la révision par Pablo de l’évaluation trotskiste du stalinisme, qui, écrit-il:

attire les travailleurs en exploitant le prestige de la révolution d’octobre 1917 en Russie, pour ensuite, lorsqu’il trahit leur confiance, les précipiter soit dans les bras de la social-démocratie, soit dans l’apathie, soit dans les illusions du capitalisme. Le prix de ces trahisons est payé par les travailleurs sous la forme d’une consolidation des forces fascistes ou monarchistes, et de nouvelles explosions de guerres encouragées et préparées par le capitalisme. Dès sa création, la Quatrième Internationale a fixé comme l’une de ses tâches principales le renversement révolutionnaire du stalinisme à l’intérieur et à l’extérieur de l’URSS. [16]

Une semaine plus tard, le 23 novembre 1953, une résolution annonçant la formation du Comité international de la Quatrième Internationale comme organe de direction des trotskistes orthodoxes dans le monde entier, en opposition au Secrétariat international de Pablo, est adoptée. Gerry Healy est l’un des quatre signataires de cette résolution historique.

Le mouvement trotskiste britannique sort renforcé politiquement de la scission de 1953. Sa défense de l’analyse trotskiste du stalinisme lui permet d’éviter les évaluations impressionnistes des luttes de factions au sein du Kremlin, contrairement à Pablo et Mandel, qui spéculent sans cesse sur les perspectives de telle ou telle tendance prétendument progressiste au sein de la bureaucratie (celle de Malenkov ou peut-être de Mikoyan). Les trotskistes britanniques mettent l’accent sur la crise de l’ensemble du mouvement stalinien, fondé sur le programme réactionnaire et non viable du «socialisme dans un seul pays» et de sa variante actualisée, la «coexistence pacifique» avec l’impérialisme.

Healy mobilise les trotskistes britanniques

Les trotskistes britanniques étaient donc préparés à la crise de 1956. Healy se souviendra plus tard du samedi après-midi froid et bruineux de la fin de l’hiver, lorsqu’il entendit pour la première fois des informations selon lesquelles Khrouchtchev avait dénoncé Staline dans un discours prononcé lors du 20e Congrès du parti. Lorsque le texte intégral est publié dans la presse britannique, Healy reconnaît immédiatement que le «discours secret» marque un tournant crucial dans la lutte du mouvement trotskiste contre le stalinisme. Enfin, la lutte héroïque menée par le «Vieux» entre 1923 et 1940 contre la bureaucratie soviétique et «l’école de falsification de Staline» venait d’être confirmée directement par Nikita Khrouchtchev.

Healy savait ce qu’il fallait faire. Il demande que les membres de sa petite organisation dressent une liste de tous les membres du parti stalinien avec lesquels ils pourraient établir un contact. Peu importe ce qu’ils avaient dit sur le trotskisme dans le passé, Healy demande aux membres du parti de leur rendre visite et de discuter du discours de Khrouchtchev. Healy lui-même parcourt l’Angleterre, le Pays de Galles et l’Écosse, en train et en voiture, à la recherche de tous ceux qu’il avait connus lorsqu’il était membre du Parti communiste, y compris d’anciens «camarades» qui avaient voté pour son expulsion en 1937. Il contacte de «vieux copains» de l’époque où il faisait partie de la Ligue de la jeunesse communiste, dont certains avaient atteint des positions élevées et puissantes au sein du puissant Trades Union Congress (TUC).

C’est un travail qui prend du temps, qui est difficile et souvent frustrant. Il y a beaucoup d’expressions de regret, quelques sanglots, et même parfois des excuses pour les erreurs du passé. Healy rend visite à un membre du Parti communiste avec lequel il avait travaillé étroitement au début des années 1930. L’homme avait refusé de parler à Healy après son expulsion, et l’avait même publiquement traité de fasciste «mosleyen» (Mosley, chef des fascistes en Grande-Bretagne) lorsque leurs chemins s’étaient croisés lors de manifestations publiques. Il occupait désormais l’une des principales positions au sein du Transport and General Workers Union. Healy passe en revue le discours de Khrouchtchev paragraphe par paragraphe. Lorsque Healy termine sa révision du discours, le désormais puissant responsable syndical lui répond: «Eh bien, Gerry, je suppose que tu avais raison pendant toutes ces années.» Mais il n’était pas prêt d’exiger la réhabilitation de Trotsky, et encore moins à rompre publiquement avec les staliniens. Sa position au sein du syndicat dépendait du soutien de la direction du Parti communiste.

Malgré les nombreuses difficultés, Healy et le Club réussissent à établir une présence significative parmi le nombre grandissant de dissidents sérieux au sein du Parti communiste, même avant l’invasion de la Hongrie. Parmi les intellectuels du PC gagnés par Healy au trotskisme figurent Tom Kemp et Brian Pearce. Healy et le Club soulèvent également les questions historiques cruciales au sein du Parti travailliste, gagnant le soutien de ceux qui cherchaient une solution révolutionnaire au réformisme social-démocrate.

À suivre

Notes:

[1] Cliff Slaughter, A New Party for Socialism—Why? How? By Whom? On What Programme? Answers to Some Burning Questions—And Some New Questions (London: Workers Revolutionary Party, 1996), p. 68.

[2] Workers Press, 18 novembre 1974, p. 12.

[3] Barbara Slaughter, courriel à David North, 27 juillet 2021.

[4] Barbara Slaughter, courriel à David North, 26 juillet 2021.

[5] Barbara Slaughter, Remarques lors de l’ouverture du congrès fondateur du Socialist Equality Party (US), juillet 2008.

[6] https://www.marxists.org/archive/khrushchev/1956/02/24.htm

[7] Ibid.

[8] https://www.marxists.org/archive/fryer/1956/dec/introduction.htm

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Cette citation provient d’une critique de The Death of Uncle Joe par Alison Macleod, (en anglais) publiée par la revue Revolutionary History, Volume 7, No. 2. Macleod, qui a écrit pour le Daily Worker de 1944 à sa démission en 1957, est restée amèrement hostile au trotskisme et à Gerry Healy. Cela rend sa reconnaissance de l’influence de Healy sur Fryer, un fait que Macleod déplore, d’autant plus significative. Le critique est également hostile à Healy, qu’il qualifie du Méphistophélès de Fryer. https://www.marxists.org/history/etol/revhist/backiss/vol7/no2/heisler.html

[13] Cité par David North, L’héritage que nous défendons, dans le chapitre intitulé «La nature de l’opportunisme pabliste» (https://www.wsws.org/francais/heritage/heritage/chapitre1-35/15janv02_heritage15.shtml).

[14] «For a Decisive Turn in France», International Information Bulletin, novembre 1952, p. 5.

[15] James P. Cannon, Speeches to the Party (New York: Pathfinder Press, 1973), pp. 181-82.

[16] Cliff Slaughter, ed. Trotskyism Versus Revisionism: A Documentary History (Londres: New Park Publications, 1974), Vol. 1, The Fight Against Pabloism in the Fourth International, pp. 298-301.

(Article paru en anglais le 5 août 2021)

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