L’armée en standby avant la grève des chauffeurs routiers au Royaume-Uni

L’armée britannique a été placée en état d’alerte en prévision d’une grève nationale des chauffeurs routiers prévue pour le 23 août. La préparation des soldats se fait sous le prétexte de gérer la menace d’une rupture des chaînes d’approvisionnement britanniques en raison du Brexit, de la pandémie de coronavirus et d’une pénurie sans précédent de chauffeurs routiers longue distance.

Unités de camion TNT Solo (Crédit: John Carver, Wikimedia Commons)

Selon un article du Sun on Sunday de Rupert Murdoch, le personnel de l’armée ayant un permis poids lourds «est mis en standby pendant cinq jours pour des missions de transport dans les principaux centres de distribution du pays».

«On va héberger les soldats dans des hôtels si nécessaire et ils travailleront de nombreuses heures pour faire face à la crise. Ils seront engagés dans la distribution de nourriture ainsi que dans le transport d’autres biens essentiels et de fournitures médicales», rapporte le Sun.

On a cité des sources militaires anonymes après l’annonce d’une grève nationale des chauffeurs routiers. Selon les articles du Sun, du Telegraph et du Daily Mail, la participation de l’armée se ferait en vertu de la législation réglant la réponse à une pandémie, introduite par le gouvernement conservateur de Boris Johnson dans le cadre de l’Opération Rescript. Le ministère de la Défense a décrit cela comme la «plus grande opération militaire nationale jamais menée en temps de paix». Elle comprendrait jusqu’à 23.000 personnels au sein d’une force opérationnelle spécialisée, appelée COVID Support Force (CSF).

L’importance de la participation de l’armée va bien au-delà de son objectif déclaré de garantir «les biens essentiels et les fournitures médicales». Il s’agit d’une menace claire à l’agitation sociale croissante et indique que l’État se prépare à une confrontation directe avec la classe ouvrière.

Les chauffeurs routiers prévoient une grève d’une journée pour protester contre l’allongement des heures de travail, les bas salaires, les conditions intolérables et les conséquences d’une crise de recrutement et de rétention qui a causé une pénurie de 100.000 chauffeurs au Royaume-Uni.

L’appel à la grève a été lancé par le groupe Facebook «HGV Drivers on Strike» (Conducteurs de poids lourd en grève), créé en mars et rebaptisé depuis Professional Drivers Protest Group, UK (Groupe de protestation des chauffeurs professionnels, RU). Plus de 3.000 chauffeurs se seraient inscrits pour la journée de grève «reste à la maison».

La déclaration de mission du groupe est d’«unir les chauffeurs professionnels du Royaume-Uni, vous tous, qui souhaitez voir des changements dans votre profession», notamment la fin des «bas salaires, des longues heures de travail, de l’irrespect général et du manque de considération pour les besoins des chauffeurs, y compris l’interdiction d’accéder aux toilettes, etc. Tout cela cumulé à des salaires en baisse».

Elle ajoute: «Nous sommes l’épine dorsale de l’économie. La colonne vertébrale et le sang. Sans les transports, n’importe quel pays serait à genoux en quelques jours. Il y a un pouvoir dans tout cela. Nous devons nous unir et rester solidaires pour essayer de changer les choses. Commençons par former une pétition au gouvernement, en exposant nos demandes. Si elles ne sont pas satisfaites, alors une manifestation devrait commencer. Avec 100.000 chauffeurs en moins en ce moment, il n’y a jamais eu de meilleur moment».

Les chauffeurs routiers ont rédigé une liste de revendications, dont un salaire minimum de 15 livres par heure, une semaine de travail de 45 heures, une majoration de salaire pour les heures supplémentaires et une majoration de salaire pour le travail du dimanche, ainsi qu’une pénalité pour les entreprises qui refusent aux chauffeurs l’utilisation des toilettes. Ils appellent à «l’emploi plutôt qu’au travail indépendant», notant que «si une agence peut facturer ses clients jusqu’à 30 livres (35 euros)/l’heure, elle ne devrait pas être autorisée à payer les chauffeurs 11 livres (13 euros)/l’heure».

Les chauffeurs sont allés sur Facebook pour exprimer leur colère face à ces conditions et pour corriger le récit des médias grand public concernant la pénurie de chauffeurs routiers.

Comme l’a expliqué un chauffeur de poids lourd, «Il n’y a pas de pénurie de chauffeurs. Il y a une pénurie de chauffeurs bon marché. Il y a 3,7 millions de chauffeurs au Royaume-Uni qui ne veulent pas faire du transport routier à cause des longues heures de travail, des salaires médiocres et du mode de vie…».

«L’industrie se moque de ses chauffeurs, se contentant de maintenir les coûts aussi bas que possible en exploitant les chauffeurs des régions les plus pauvres de l’UE. Maintenant que cette option a disparu, il y a soudain une crise.»

Un autre chauffeur écrit: «Tout le monde vous traite comme un moins que rien et tout le monde se fiche de vous. On a les mêmes salaires qu’il y a 15 ans; les entreprises poussent les conducteurs à faire des charges anormales; 24 heures sur 24; 13 à 15 heures de travail par équipe; 1,5 heure de trajet pour aller au travail et rentrer à la maison… et il ne reste que 5 heures pour dormir… C’est une blague et pas un travail… Encore quelques mois et je quitte ce secteur et vous pourrez compter un chauffeur de moins».

D’autres chauffeurs sont du même avis: «Le DVLA a confirmé, dans le cadre d’une enquête gouvernementale, qu’il y a plus qu’assez de titulaires de permis LGV [Large Goods Vehicle] pour répondre à la demande. Ce qu’il y a, c’est un manque de conducteurs prêts à quitter leur domicile à 4 heures du matin le lundi, à travailler toute la semaine pendant 60 à 70 heures et à rentrer tard le vendredi soir en faisant l’un des dix métiers les plus dangereux du pays, juste pour gagner le même salaire que le salaire britannique médian pour une semaine de 37 heures. Certaines entreprises de ma région qui recherchent des chauffeurs affichent encore un taux horaire que je gagnais en 2008. Et elles se demandent ensuite pourquoi elles ne trouvent pas de chauffeurs».

La dernière grève nationale des chauffeurs routiers a eu lieu le 3 janvier 1979, pendant «l’hiver du mécontentement» où plus de 1,7 million de travailleurs ont fait grève contre l’imposition par le gouvernement travailliste de James Callaghan de politiques de gel salarial exigées par le Fonds monétaire international. Callaghan avait préparé l’armée pour l’utiliser contre la grève des chauffeurs routiers, mais ces derniers ont obtenu des augmentations de salaire allant jusqu’à 20 pour cent.

Les trahisons du Parti travailliste, soutenues par les dirigeants syndicaux, ont ouvert la voie à l’élection du gouvernement conservateur de Margaret Thatcher, qui a amorcé un processus de déréglementation imposé par des gouvernements successifs, travaillistes comme conservateurs. Ce processus a abouti à des conditions brutales et dégradantes pour les chauffeurs. Le succès de cette offensive a reposé sur le soutien des syndicats du transport qui ont réprimé l’action syndicale pendant quatre décennies. Aujourd’hui, sur les 320.000 chauffeurs de poids lourds en activité, seuls 15 pour cent environ sont syndiqués.

Il faut tirer la sonnette d’alarme sur le rôle joué par les syndicats pro-entreprises d’aujourd’hui. Le mois dernier, après que le gouvernement Johnson a annoncé une dangereuse extension des heures de travail à dix heures par jour, les syndicats l’ont approuvée. Le syndicat Unite s’est contenté de publier une déclaration peu convaincante selon laquelle la mesure brutale du gouvernement «ne résoudrait pas» la pénurie de chauffeurs de poids lourds. Il ajoutait: «Unite conseillera à ses membres de ne pas se mettre en danger et que s’ils sont trop fatigués pour conduire en toute sécurité, ils ont le droit légal de refuser de le faire». Unite n’a pas proposé d’action collective, se contentant de promettre qu’il «soutiendrait pleinement» toute personne qui refuserait de faire des quarts de travail plus longs.

La colère des chauffeurs ayant atteint le point d’ébullition, Unite a annoncé des conflits aux entreprises logistiques GXO et Booker Retail Partners. Chez GXO, environ 1.000 chauffeurs répartis sur 26 sites au Royaume-Uni sont appelés à faire grève pendant 24 heures le 24 août, puis à débrayer une seconde fois le 2 septembre. Lors du vote de grève, 97 pour cent des chauffeurs ont rejeté l’offre dérisoire de l’entreprise, à savoir une augmentation de salaire de 1,4 pour cent pour 2021. GXO fournit 40 pour cent de la bière de l’industrie hôtelière britannique.

Les chauffeurs de Booker Retail Partners, une société de vente en gros qui livre à environ 1.500 magasins de proximité à Londres et dans le sud-est, seront appelés à voter pour une action industrielle au cours des deux dernières semaines d’août. Le scrutin ne concerne que les 30 membres d’Unite du dépôt de Booker Retail Partners à Thameside, qui réclament la même augmentation salariale temporaire de 5 livres (6 euros) de l’heure que celle accordée aux chauffeurs de l’entreprise à Hemel Hempstead en réponse à la pénurie nationale de chauffeurs.

Le syndicat profite de la pénurie de chauffeurs et de la menace d’une grève sauvage pour se positionner en tant que pacificateur et partenaire du gouvernement Johnson et des entreprises de transport. Il a soumis un plan en 6 points au ministre des Transports, Grant Shapps. La pièce maîtresse du plan est l’appel à un «conseil national pour déterminer les normes de l’industrie». Ce dernier «réduirait considérablement la capacité des employeurs malhonnêtes à réduire les tarifs au détriment de la sécurité, du salaire et des conditions des conducteurs».

La tentative d’Unite de réduire le problème à quelques pommes pourries est démentie par la réalité de l’exploitation brutale dans le secteur.

Ce discours aux conservateurs reflète les efforts d’Unite, des syndicats RMT et l’ASLEF pour rejoindre le Groupe de redressement de l’industrie ferroviaire du gouvernement Johnson. Ce dernier collabore avec les dirigeants des compagnies ferroviaires pour imposer des réductions, avec des plans pour supprimer des milliers d’emplois, vider les pensions et introduire une «flexibilité totale de la main-d’œuvre».

La grève prévue des camions intervient dans le contexte de la plus grande crise des chaînes d’approvisionnement générales depuis la Seconde Guerre mondiale, déclenchée par la pandémie et le Brexit. Le propriétaire de l’un des plus grands producteurs alimentaires de Grande-Bretagne, «2 Sisters», a averti le mois dernier que le gouvernement devait agir ou faire face aux «pénuries alimentaires les plus graves que ce pays ait connues depuis plus de 75 ans». La situation atteindra un point critique après l’entrée en vigueur, le 1er octobre, des nouveaux contrôles frontaliers du Brexit sur les produits animaux et végétaux qui entrent au Royaume-Uni.

Les travailleurs s’emparent d’une crise créée par la classe dirigeante pour se battre pour des revendications longtemps réprimées, dans le cadre d’une résurgence de la lutte des classes au niveau international. Le chauffeur de camion Mark Schubert a déclaré au Guardian le mois dernier qu’en près de quarante ans, il n’avait jamais vu un tel désir de changement: «Pendant de trop nombreuses années, nous avons été ignorés, exploités et considérés comme acquis. Notre heure est venue, nous avons maintenant l’occasion d’être écoutés».

De manière significative, Schubert a condamné le traitement réservé par le gouvernement britannique aux travailleurs étrangers. Les chauffeurs routiers de Pologne, de Roumanie et d’autres pays d’Europe de l’Est sont utilisés depuis longtemps comme main-d’œuvre bon marché par les entreprises de transport du Royaume-Uni et d’Europe occidentale. On estime qu’au moins 25.000 chauffeurs de poids lourds ont quitté le Royaume-Uni en raison du Brexit. «Au vu de la façon dont [la ministre de l’Intérieur] Priti Patel et ses cohortes au ministère de l’Intérieur traitent les étrangers, ils ne vont pas être très enthousiastes à l’idée de revenir», a déclaré Schubert au Guardian. «Même s’ils le peuvent, vont-ils être traités comme des criminels lorsqu’ils arriveront à la frontière?»

Au cours des 40 dernières années, les chauffeurs routiers sont devenus une main-d’œuvre mondialement intégrée, brisant l’insularité et l’esprit de clocher national. Les files de camions de Douvres en décembre dernier, provoquées par les tensions entre la Grande-Bretagne et la France sur le Brexit, ont mis en évidence les conditions brutales qui sont celles des chauffeurs de toutes les nationalités. On les a laissés pendant des jours sans nourriture, sans eau ni toilettes. Ces conditions ont montré l’indifférence des entreprises de transport et des gouvernements capitalistes des deux côtés de la Manche pour les droits et la dignité de travailleurs dont le travail est essentiel à la vie quotidienne de millions de gens.

La grève du 23 août, appelée «reste à la maison», mérite le soutien des travailleurs du monde entier. La condition préalable à son succès est une indépendance totale vis-à-vis des syndicats pro-entreprises. Il faut appeler à une lutte unifiée des travailleurs du transport, de la logistique et de l’aviation dans toute la Grande-Bretagne, en Europe et dans le monde. La pandémie, les antagonismes nationaux en Europe qui ont conduit au Brexit et la croissance explosive des inégalités sociales sont des problèmes mondiaux qui nécessitant une solution mondiale.

Le projet du gouvernement Johnson de mobiliser l’armée contre les chauffeurs routiers en grève vont de pair avec les mesures de guerre commerciale contre l’Europe et l’Asie, les mesures de protection des frontières renforcées contre les réfugiés et les immigrants, et la menace croissante du militarisme et de la guerre. Ces mesures autoritaires sont nées de la contradiction primordiale du système capitaliste, celle entre un marché mondial et des États-nations rivaux qui défendent chacun la richesse et le pouvoir d’une minuscule oligarchie financière.

Un plan coordonné au niveau mondial pour mettre fin à la pandémie et organiser la vie économique et sociale dans l’intérêt de la population mondiale implique de forger l’unité de la classe ouvrière internationale dans la lutte pour le socialisme.

(Article paru d’abord en anglais le 14 août 2021)

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