Un tourbillon d’allégations d’agressions et d’inconduites sexuelles déclenche un affrontement sans précédent entre les hauts gradés des Forces armées canadiennes et le gouvernement

Quelques jours à peine avant que le premier ministre Justin Trudeau ne déclenche les élections fédérales en pleine pandémie au Canada, une série d’événements extraordinaires survenus à Ottawa a bien illustré les tensions croissantes entre les hauts gradés des Forces armées canadiennes (FAC) et leurs superviseurs politiques civils.

Le 11 août, les avocats de l’amiral Art McDonald ont publié une déclaration affirmant qu’il avait le droit, «voire l’obligation», de reprendre immédiatement ses fonctions de chef d’état-major de la Défense (CEMD), c’est-à-dire de chef des Forces armées canadiennes. La semaine précédente, la Police militaire du Canada avait annoncé qu’une enquête de six mois avait permis de déterminer qu’il n’y avait aucune raison de porter des accusations contre McDonald, que ce soit en vertu du Code criminel ou du Code de discipline militaire des Forces armées. L’amiral s’était volontairement retiré de la tête des FAC en février dernier, cinq semaines seulement après sa nomination au poste de CEMD, après qu’une allégation d’inconduite sexuelle ait été portée contre lui par un membre des FAC.

La tentative très publique de McDonald de récupérer son commandement a clairement pris de court le gouvernement libéral. En réponse, celui-ci s’est empressé d’émettre deux décrets, des instruments législatifs nécessitant la signature du Gouverneur général. Le 12 août, il a placé McDonald en «congé administratif» indéfini. Le lendemain, il a promu le CEMD intérimaire, Wayne Eyre, au grade de général. Cela suggère fortement que le gouvernement a l’intention de mettre McDonald sur la touche, puisque les FAC ne comptent généralement qu’un seul général actif à la fois.

L’amiral Art McDonald (à droite) et son prédécesseur au poste de chef d’état-major de la Défense du Canada, Jonathan Vance

Cet affrontement est le dernier épisode d’une crise qui secoue les hauts gradés des FAC depuis sept mois. Il y a des plaintes depuis longtemps que le corps des officiers ignore ou minimise la violence sexuelle au sein des Forces armées, une institution qui, depuis plus de deux décennies, est à l’avant-garde des guerres d’agression et de la brutalisation et de la dévastation de sociétés entières au nom de l’impérialisme canadien.

Cependant, avec les allégations d’agression et d’inconduite sexuelles qui pèsent maintenant sur certains des plus hauts gradés des FAC, la crise sur cette question a atteint un stade qualitativement nouveau. Le prédécesseur de McDonald au poste de chef d’état-major de la défense, Jonathan Vance, a lui aussi été accusé de deux chefs d’accusation d’inconduite sexuelle en février pour des relations qu’il aurait entretenues avec des subordonnées, notamment alors qu’il était le plus haut gradé des Forces armées. En juillet, il a été accusé par un tribunal civil d’un chef d’accusation d’obstruction à la justice. Plusieurs autres officiers supérieurs font également l’objet d’une enquête, notamment le vice-amiral Haydn Edmundson, responsable des ressources humaines des Forces armées, qui est accusé d’avoir violé une recrue de la marine âgée de 19 ans en 1991.

Les preuves d’agressions sexuelles généralisées, notamment de viols et d’autres formes de violence, au sein des Forces armées canadiennes sont bien documentées. Selon un rapport récent, 581 rapports d’agressions sexuelles ont été officiellement déposés au sein des FAC en cinq ans depuis 2016. Et ce, à un moment où les Forces armées étaient censées donner la priorité à l’éradication de la violence et du harcèlement sexuels dans le cadre de son opération Honour. Étant donné la nature de cette institution en tant qu’armée volontaire de tueurs entraînés chargés de fournir la «puissance dure» pour défendre impitoyablement les intérêts impérialistes canadiens dans le monde, ces révélations ne sont qu’un élément – et pas particulièrement surprenant – de la criminalité, de la brutalité et de la voyoucratie qui imprègnent les Forces armées.

Ceci étant dit, le conflit sans précédent entre l’amiral McDonald et le gouvernement souligne que la crise de l’agression et de l’inconduite sexuelles vient maintenant se croiser avec d’autres conflits présents tant au sein qu’entre les Forces armées et le gouvernement et qu’elle est en train de prendre un caractère militaire.

Vance bénéficie du soutien manifeste d’une faction des Forces armées, qui estime que le gouvernement ne soutient pas suffisamment les Forces armées et ne les apprécie pas assez. Le vice-amiral Craig Baines, commandant de la Marine royale canadienne, et le lieutenant-général Mike Rouleau, vice-chef d’état-major de la défense, se sont joints à lui pour une partie de golf sur le terrain privé des Forces armées au printemps dernier. Rouleau, qui a rapidement renoncé à son poste de vice-chef d’état-major de la défense sous la pression des médias et de l’establishment politique, supervisait alors directement la police militaire chargée d’enquêter sur Vance.

L’un des éléments du soutien apporté à Vance est sans doute l’inquiétude des officiers supérieurs quant à la menace qui pèse sur le système de justice indépendant des Forces armées, qui voit les officiers militaires juger les crimes présumés commis au sein de l’organisation. Le renforcement de l’autorité du système de justice civile sur les Forces armées était en fait une recommandation d’un rapport commandé par le gouvernement en 2015, qui a constaté des abus sexuels endémiques au sein des Forces armées. Mais cette recommandation, tout comme les autres recommandations principales, n’a jamais été mise en œuvre.

L’amertume du différend entre le gouvernement et une partie des hauts gradés des FAC a été mise en évidence par les commentaires du major-général Dany Fortin mercredi dernier, alors qu’il était accusé d’un chef d’accusation d’agression sexuelle. S’adressant à la presse à l’extérieur d’un poste de police de la région d’Ottawa, il a dénoncé cette décision comme étant motivée par des «calculs politiques».

Fortin, qui, il y a quelques mois encore seulement, était salué par le premier ministre Justin Trudeau pour son rôle dans la mise en œuvre du vaccin contre la COVID-19 au Canada, a ajouté: «Au cours des trois derniers mois, ma famille et moi avons vécu le cauchemar d’être tenus dans l’ignorance. De ne pas connaître la nature des allégations, le statut de l’enquête et ne pas savoir si je serais inculpé.»

Les tensions couvent depuis longtemps entre le gouvernement et les dirigeants militaires en raison des retards et de la mauvaise gestion présumée d’importants programmes d’acquisition, notamment de nouveaux navires de guerre, sous-marins, drones et avions de chasse. Malgré l’engagement du gouvernement Trudeau d’augmenter considérablement les dépenses militaires de plus de 70 % par rapport aux niveaux de 2017 d’ici 2026, tant les hauts gradés des Forces armées que l’opposition conservatrice et néo-démocrate et une partie des médias se plaignent que le processus d’acquisition de matériel des forces armées pour les guerres du XXIe siècle n’avance pas assez vite.

En 2017, la maison du vice-amiral Mark Norman a fait l’objet d’une perquisition et il a été suspendu de son poste de commandant adjoint des Forces armées canadiennes après avoir été accusé d’avoir divulgué un document confidentiel du Cabinet relatif à un contrat de transformation d’un navire civil en navire militaire. L’affaire criminelle contre lui, qui a été abandonnée en 2019, a déclenché des revendications concurrentes d’ingérence politique dans les programmes d’approvisionnement militaire de la part des défenseurs et des adversaires de Norman.

Un point de discorde connexe est la volonté de «moderniser» le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD) en vue d’un «conflit stratégique» avec la Chine et la Russie, notamment le contrôle des ressources énergétiques et minérales de l’Arctique. Les groupes de réflexion d’obédience militaire et les autres stratèges de l’impérialisme canadien y voient une occasion en or d’assurer la participation du Canada au bouclier antimissile balistique américain, ce qu’ils soutiennent fermement car cela renforcerait l’alliance militaro-stratégique canado-américaine et donnerait aux FAC un meilleur accès aux armes les plus avancées du Pentagone.

En dépit de son nom, le but ultime du bouclier de défense est de permettre à l’impérialisme américain de mener une guerre nucléaire «gagnable». En 2005, le gouvernement libéral minoritaire dirigé par Paul Martin avait décidé de ne pas adhérer au bouclier de défense, par crainte d’attiser le sentiment antiguerre dans la population. Le gouvernement Trudeau a pour sa part indiqué qu’il pourrait, à un moment donné, être prêt à intégrer le Canada au bouclier antimissile. Cependant, une grande partie de l’establishment militaire et de la politique étrangère est frustrée par la réticence du gouvernement et des partis d’opposition à débattre ouvertement de cette question, ainsi que d’autres, telles que le renforcement du rôle du Canada contre la Chine dans la région indopacifique, et à poursuivre la mise en œuvre d’une politique plus belliqueuse au mépris de l’opposition publique.

Alors que le scandale qui ébranle les hauts gradés des Forces armées a mis à mal les efforts déployés depuis longtemps par l’establishment pour promouvoir les FAC comme l’incarnation des «valeurs canadiennes» et un instrument de la «politique étrangère féministe» du gouvernement libéral, les allégations contre Vance et d’autres ont été utilisées par les médias et l’establishment politique pour détourner l’attention du public du soutien généralisé dont bénéficient les organisations d’extrême droite et carrément fascistes au sein des Forces armées.

En juillet 2020, le réserviste militaire d’extrême droite Corey Hurren a tenté d’assassiner Trudeau à sa résidence de Rideau Hall. Au cours des mois qui ont suivi, de nombreux éléments de preuve sont apparus montrant que des membres du personnel des FAC soutenaient des groupes d’extrême droite comme les Proud Boys et les Three Percenters. Mais tout examen de cette question a été abandonné et l’attention du public s’est plutôt concentrée sur les allégations très médiatisées d’agression et d’inconduite sexuelles, qui ont inévitablement pris une tournure narrative à la #MeToo (#MoiAussi). La question de savoir comment traiter les sympathisants d’extrême droite au sein des Forces armées reste en suspens, une faction du corps des officiers étant pour le moins prête à minimiser et à tolérer leur présence dans les FAC.

Aussi importantes que soient ces questions, elles ne sont que des expressions de la crise beaucoup plus profonde de l’impérialisme canadien. La semaine même où le conflit entre les dirigeants militaires et le gouvernement libéral a éclaté au grand jour, le régime fantoche soutenu par les États-Unis en Afghanistan, que l’impérialisme canadien a largement contribué à façonner, s’effondrait devant les talibans. La débâcle en Afghanistan, où le régime fantoche maintenu en place par les puissances impérialistes pendant deux décennies à coups de centaines de milliards de dollars s’est révélé être un zéro politique, représente une défaite dévastatrice pour Washington et ses alliés, tout comme leurs trois décennies de guerres pratiquement ininterrompues dans la poursuite de leurs ambitions prédatrices mondiales.

De la Yougoslavie à l’Afghanistan, en passant par Haïti, la Libye et l’Irak, les militaires canadiens ont bombardé des pays, massacré des civils et soutenu des régimes pro-occidentaux corrompus, en alliance avec leurs partenaires impérialistes américains, de façon plus ou moins continue depuis la fin des années 1990. Au cours de ces opérations criminelles, les Forces armées ont été impliquées dans une série de crimes de guerre, allant de la complicité de torture et de viols d’enfants en Afghanistan aux abus et massacres de prisonniers en Irak. En Haïti, lors de la destitution du président élu du pays en 2004, tout comme en Ukraine, après le coup d’État à Kiev en 2014, les FAC ont étroitement collaboré avec des forces fascistes. Le rôle qu’elles ont joué dans la guerre de changement de régime de l’OTAN en Libye en 2011 revenait, pour reprendre les termes d’un haut gradé canadien, à servir comme la «force aérienne d’Al-Qaïda.»

Les guerres que l’impérialisme canadien a menées en tant que partenaire junior de Washington au cours des deux dernières décennies n’ont pas seulement tué des centaines de milliers de personnes et dévasté des sociétés entières. Elles ont eu un impact désastreux sur tous les aspects de la vie sociale et politique au pays. Les guerres perpétuelles du Canada ont rendu les relations sociales plus violentes, exacerbé les inégalités sociales en enrichissant davantage l’élite riche, facilité la corruption et la cooptation des médias et légitimé le démantèlement des droits démocratiques.

Ces guerres ont également enhardi les Forces armées et les agences de renseignement à fonctionner essentiellement comme des lois en soi, comme en témoignent leurs mensonges systématiques aux tribunaux sur l’implication du Canada dans la torture, la construction d’un réseau complet d’espionnage et de surveillance depuis le 11 septembre et le refus de reconnaître leur implication dans les crimes de guerre en Afghanistan. Les Forces armées ont répondu à la pandémie en activant des plans calqués sur leur occupation néocoloniale de l’Afghanistan pour surveiller les discussions politiques, promouvoir la propagande gouvernementale et, dans le «pire des cas», réprimer l’opposition populaire. (Voir: Ramener l’Afghanistan au pays: L’armée canadienne lance une opération pour «façonner» l'opinion publique en pleine pandémie).

Tous les mensonges employés par diverses factions de l’establishment politique pour justifier les guerres – que le Canada est un «pays guerrier», que «l’usage de la force donne des résultats», que les Forces armées se battent pour les «droits de la personne» et la «démocratie» – ont été complètement sapés par leurs résultats désastreux et les crimes de guerre auxquels ils sont inextricablement associés. Les efforts désespérés du gouvernement Trudeau pour intervenir et gérer les retombées de la série de scandales d’agressions sexuelles ne font que montrer que l’establishment politique est douloureusement conscient de ce fait, et déterminé à faire tout ce qu’il peut pour préserver l’autorité idéologique ainsi que pratique et politique des Forces armées afin qu’elles puissent continuer à affirmer impitoyablement les intérêts impérialistes canadiens.

Cela s’avérera toutefois une tâche beaucoup plus difficile que l’establishment politique ne le pense. Les deux dernières décennies ont été marquées non seulement par une recrudescence de l’agression militaire et de la guerre, mais aussi par une radicalisation de la classe ouvrière. Les travailleurs du Canada, des États-Unis et du monde entier, qui ont été témoins du gaspillage de vastes ressources dans des guerres d’agression et du soutien aux super riches pendant la pandémie, se lancent maintenant dans des luttes massives pour renverser les attaques de plusieurs décennies contre leurs droits sociaux, lutter pour des augmentations de salaire et des emplois sûrs, et s’opposer à la destruction des services publics. Ces luttes militantes peuvent et doivent trouver une expression politique dans la croissance d’un mouvement conscient antiguerre et anti-impérialiste au sein de la classe ouvrière canadienne et internationale.

Quel que soit le sort personnel des personnes impliquées dans la dernière controverse, les conflits qui émergent entre la direction militaire et les autorités civiles témoignent de la putréfaction des institutions et des normes démocratiques bourgeoises au Canada. En dernière analyse, la croissance spectaculaire des inégalités sociales, qui a été accélérée par la pandémie, et l’expansion des opérations militaires en collaboration avec les États-Unis ne peuvent plus être dissimulées par l’élite dirigeante qui présente le capitalisme canadien comme un bastion de la «démocratie» et des «droits de la personne». Alors que la réponse des milieux dirigeants sera de se tourner de plus en plus ouvertement vers la droite et vers des formes autoritaires de gouvernement, les travailleurs doivent s’opposer à l’impérialisme canadien sur la base d’un programme socialiste et internationaliste.

(Article paru en anglais le 24 août 2021)

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