Glenn Greenwald appelle à des politiques relatives à la COVID-19 qui «tueront des gens»

Dans un article publié mercredi, le journaliste Glenn Greenwald plaide pour des politiques de lutte contre la COVID-19 dont il reconnaît qu’elles «tueront des gens», affirmant que le public ne met pas suffisamment l’accent sur les «coûts» requis pour sauver des vies.

L’article paraît dans un contexte de recrudescence des cas de COVID-19 aux États-Unis et en Europe. Les gouvernements du monde entier ont clairement indiqué qu’ils ne prendraient aucune mesure pour arrêter la propagation de la maladie, et que les écoles et les entreprises resteraient ouvertes. L’article de Greenwald fournit une rationalisation politique de cette orientation.

Dans son article intitulé «The Bizarre Refusal to Apply Cost-Benefit Analysis to COVID Debates» [Le refus bizarre d’appliquer une analyse coûts-avantages au débat sur la COVID], Greenwald déclare:

Dans pratiquement tous les domaines de politique publique, les Américains adoptent des mesures dont ils savent qu’elles vont tuer des gens, parfois en grand nombre. Ils ne le font pas parce qu’ils sont psychopathes, mais parce qu’ils sont rationnels: ils estiment que les décès qui résulteront inévitablement des politiques qu’ils soutiennent en valent la peine en échange des avantages que ces politiques procurent. Cette analyse rationnelle des coûts et des avantages, même si elle n’est pas exprimée en termes aussi explicites ou crus, est fondamentale dans les débats de politique publique – sauf lorsqu’il s’agit de la COVID, où elle a été bizarrement déclarée hors limites.

L’approche préconisée par Greenwald a en effet été «déclarée hors limites» par les médecins et les scientifiques qui considèrent la préservation de la vie humaine comme le fondement de leur obligation morale envers la société.

Dans un éditorial percutant publié en février 2021, le BMJ (anciennement British Medical Journal) a condamné [article en anglais] les appels à «équilibrer» la préservation de la vie humaine avec les intérêts économiques.

Lorsque des hommes politiques et des experts se disent prêts à autoriser des dizaines de milliers de décès prématurés au nom de l’immunité de la population ou dans l’espoir de soutenir l’économie, n’est-ce pas là une indifférence préméditée et irréfléchie à l’égard de la vie humaine?

Les scientifiques et les médecins qui ont rédigé l’éditorial ont, à juste titre, qualifié de «meurtre social» un tel calcul de la valeur de la vie humaine. Greenwald, en revanche, identifie précisément cet élément central de la politique gouvernementale, non pas pour la condamner, mais pour demander qu’elle soit menée de manière plus impitoyable et agressive.

Quels sont les «coûts» que Greenwald identifie et qui doivent être mis en balance avec les pertes massives de vies humaines causées par la pandémie? Il écrit:

Ainsi, cette mentalité insiste sur le fait que nous devons maintenir les écoles fermées pour éviter que les enfants ne contractent la COVID, sans tenir compte des coûts horribles que dix-huit mois ou deux ans de fermeture d’écoles imposent à tous les enfants.

Il ne fait aucun doute que la fermeture des écoles a un impact sur l’éducation et la socialisation des enfants. Avec l’allocation des ressources nécessaires, cet impact peut être minimisé en s’assurant que tous les enfants ont accès à un enseignement à distance de qualité et que leurs parents reçoivent les ressources nécessaires pour rester à la maison pendant que la production non essentielle est arrêtée. L’impact sur les enfants – en termes de maladie et de décès, ainsi que de maladie et de décès de leurs amis, de leurs parents, de leurs enseignants et de la population dans son ensemble – fait de la fermeture des écoles un impératif social et politique.

En mettant en garde contre les «coûts horribles» de la fermeture des écoles, Greenwald ne cite jamais ceux contre lesquels il argumente et se sent ainsi libre de mettre des mots dans la bouche de son interlocuteur imaginaire. En réalité, les scientifiques ont clairement indiqué qu’une action agressive, si elle est mise en œuvre de manière systématique, pourrait éradiquer la pandémie non pas en «deux ans», mais en deux mois.

Lors d’une présentation à l’événement en ligne du WSWS, «Pour une stratégie mondiale qui vise à stopper la pandémie et à sauver des vies!» la Dre Malgorzata Gasperowicz a présenté un modèle montrant que la COVID-19 pourrait être éliminée en seulement deux mois en combinant la vaccination de masse, la fermeture des écoles publiques et des entreprises non essentielles, ainsi que le dépistage universel, la recherche des contacts et l’isolement des personnes infectées.

Pour appuyer sa demande de sacrifier des vies humaines pour des raisons «économiques», Greenwald reprend un argument maintes fois répété par les commentateurs de droite. Si nous voulions vraiment sauver des vies, dit-il, nous devrions interdire ou restreindre sévèrement l’utilisation des automobiles.

Même avec les ceintures de sécurité et les coussins gonflables, un nombre tragique d’années de vie sont perdues, étant donné le nombre de jeunes gens qui meurent ou sont laissés handicapés de façon permanente et grave par des accidents de voiture. Des études menées au fil des décennies ont démontré que même de petites réductions des limites de vitesse permettent de sauver de nombreuses vies, tandis que des réductions radicales – soutenues par presque personne – élimineraient la plupart, voire tous les décès dus à des accidents de voiture.

Très peu de gens demandent l’interdiction de l’utilisation des automobiles ou des «réductions radicales» des limites de vitesse, affirme Greenwald, même si les accidents de voiture tuent un grand nombre de personnes. De la même manière, laisse-t-il entendre, les gens devraient cesser de préconiser des mesures de santé publique agressives pour stopper la pandémie, même si celle-ci tue un grand nombre de personnes.

Tout d’abord, en termes de chiffres, la pandémie tue en réalité beaucoup plus de personnes. Aux États-Unis, plus de 100 personnes meurent chaque jour dans des accidents de voiture. En comparaison, 1290 personnes sont mortes de la COVID-19 jeudi, et plus de 1000 personnes sont mortes chaque jour cette semaine.

Mais ce n’est pas seulement une question d’échelle. Chaque personne infectée par la COVID-19 devient une boîte de Pétri humaine, donnant au virus une nouvelle chance de muter en une variation encore plus mortelle. Il y a déjà eu quatre nouvelles souches majeures, dont le variant «Delta» actuel, et les scientifiques préviennent que des variants encore plus dangereux sont probables si le virus continue à se propager. En d’autres termes, au-delà du nombre de morts et de blessés, les «coûts» liés au fait de ne pas contenir la pandémie augmentent constamment comme une boule de neige.

Greenwald lui-même a noté la différence sur Twitter en 2020, écrivant: «Contrairement aux accidents de voiture ou aux crises cardiaques, où le taux de mortalité est stable, le nombre de décès augmente pratiquement chaque jour, parfois de manière exponentielle, sans fin en vue.» C’est tout à fait exact. Prévenir les infections par la COVID-19 permet non seulement de protéger les personnes infectées, mais aussi d’empêcher la maladie de se propager, d’infecter d’autres personnes et de muter.

Quant à l’exemple de Greenwald, des mesures sont certainement nécessaires et ont été prises pour réduire le nombre de décès sur les routes.

En 1965, Ralph Nader a publié Unsafe at Any Speed, documentant les efforts déployés par les constructeurs automobiles américains, dont General Motors, pour lutter contre des dispositifs de sécurité essentiels tels que l’introduction des ceintures de sécurité. La publication de ce livre a conduit à l’adoption de la National Traffic and Motor Vehicle Safety Act et à la mise en place d’une série de dispositifs de sécurité standard pour les automobiles, notamment le verre de sécurité, les clignotants d’urgence et les volants rembourrés.

Une seule de ces mesures, l’obligation d’installer et d’utiliser des ceintures de sécurité, a permis de sauver environ 374.196 vies entre 1975 et 2017, et le nombre de décès sur la route par kilomètre parcouru a été divisé par plus de cinq. En outre, des lois ont été adoptées imposant des amendes sévères et même des sanctions pénales pour la conduite sous l’emprise de l’alcool, un facteur important d’accidents de la route. D’autres lois interdisent l’utilisation du téléphone au volant.

Le type d’«analyse coûts-avantages» invoqué par Greenwald est utilisé depuis des décennies pour faire obstruction aux réglementations de sécurité cruciales des grandes entreprises. «Les législateurs qui s’opposent aux réglementations pour des raisons idéologiques (ou financières) utilisent depuis longtemps l’analyse coûts-avantages pour faire obstacle à des protections vigoureuses en matière de santé et de sécurité publiques», notait en 2013 [Texte en anglais] Public Citizen, le groupe fondé par Nader.

Au début du mois, Public Citizen a répondu aux arguments de la droite [Texte en anglais] contre les mesures de santé publique visant à stopper la pandémie en notant que «la plus grande faiblesse de l’analyse coûts-avantages est qu’elle ne peut pas rendre compte de manière significative des valeurs inestimables: la vie humaine, la santé, la nature, la liberté, la justice, l’équité, l’égalité, ou même la tranquillité d’esprit... Aux yeux de l’analyse coûts-avantages, si vous ne pouvez pas lui attribuer une valeur monétaire, elle n’existe pas.»

«L’analyse coûts-avantages» peut être appropriée pour déterminer certaines décisions commerciales: comment les ressources seront-elles réparties le plus efficacement possible dans la construction d’un bâtiment, par exemple, ou comment la construction d’une usine à différents endroits aura-t-elle un impact sur les coûts de transport et de ressources.

Elle est tout à fait inappropriée pour déterminer la politique de réponse à la pandémie, car on ne peut donner une valeur numérique à la vie humaine. L’appel à une analyse «coûts-avantages» des mesures de politique publique incorpore toute une série d’hypothèses: que rien ne peut être fait pour atténuer l’impact de ces mesures, que la structure existante de la société de classes restera intacte et, finalement, que la vie humaine a un prix.

Tout en se couvrant de références aux «coûts» pour les enfants dus aux fermetures temporaires d’écoles, les véritables préoccupations de ceux qui, au sein de la classe dirigeante, promeuvent une analyse «coûts-avantages» sont les coûts pour les profits des sociétés et la richesse de la classe dirigeante.

Un élément significatif de l’article de Greenwald est le fait que deux jours seulement après sa parution, deux responsables du gouvernement britannique ont déclaré à i news que le gouvernement du premier ministre Boris Johnson «envisagera une analyse coût-avantage à la fois pour sauver des vies et pour l’effet des décès sur l’économie britannique.»

Le journal a écrit:

Une analyse coûts-avantages aura fixé le niveau acceptable de décès dus à la Covid-19 avant la réintroduction des restrictions à environ 1000 décès par semaine, ont déclaré deux conseillers du gouvernement à i. ... L’analyse coûts-avantages du gouvernement sur les mesures relatives à la Covid est censée fixer non seulement le niveau acceptable de coût pour sauver la vie d’un patient Covid à 30.000 £, mais aussi combien chaque vie perdue coûte à l’économie britannique.

L’un des fonctionnaires a même évoqué les «limitations de vitesse» comme un exemple de mesures devant être mises en balance avec les coûts de leur mise en œuvre.

Ce timing soulève une question: Greenwald sert-il d’intermédiaire pour légitimer les politiques du gouvernement britannique? Si ce n’est pas le cas, cela ne fait que montrer à quel point son orientation politique est en phase avec les sections les plus impitoyables de l’establishment politique. La mise en œuvre d’une approche «coûts-avantages» est tout à fait conforme à la proclamation antérieure du premier ministre britannique Boris Johnson: «plus de putain de confinement – laissons les corps s’empiler par milliers.»

Il y a des questions historiques troublantes qui sont soulevées par le type d’argument que Greenwald avance. Il prétend que «l’analyse rationnelle des coûts et des avantages ... est fondamentale pour les débats de politique publique.» En fait, ce n’est pas le cas. L’application d’une telle analyse à la médecine et à la santé publique s’inspire de l’héritage de l’eugénisme et du meurtre, par le parti nazi allemand, de dizaines de milliers de personnes atteintes de maladies chroniques que les nazis qualifiaient d’«inaptes à vivre.»

Dans le manuel de bioéthique From Chance to Choice: Genetics and Justice, les professeurs Allen Buchman, Dan Brock, Norman Daniels et Daniel Wikler notent l’héritage de «l’analyse coût-avantage» dans le mouvement eugéniste américain.

Ils citent le «Catéchisme eugénique de la Société américaine d’eugénisme» de 1926, qui affirme: «On estime que l’État de New York, jusqu’en 1916, a dépensé plus de 2 millions de dollars pour les descendants» d’une famille – les Jukes – déclarée génétiquement déficiente. «Combien cela aurait-il coûté de stériliser le couple original des Jukes?» a demandé la société: «Moins de 150 dollars.»

Le livre poursuit: «Des exemples similaires abondaient dans les livres d’arithmétique des écoliers allemands dans les années 1930, s’étendant au coût du maintien en vie des personnes institutionnalisées et handicapées; peu de temps après, des dizaines de milliers de personnes ont perdu la vie.»

«Vous portez le fardeau», claironnait une affiche de propagande nazie montrant un ouvrier traînant deux handicapés sur ses épaules. «Une personne atteinte d’une maladie héréditaire coûte en moyenne 50.000 reichsmarks jusqu’à ce qu’elle atteigne l’âge de 60 ans.»

Une affiche de propagande eugéniste nazie déclare: «Vous portez le fardeau» des soins aux malades chroniques.

Sous le régime nazi, des dizaines de milliers de personnes handicapées ont été assassinées en secret, dans le cadre d’un programme dont l’horreur et l’influence corruptrice ont été dépeintes dans la série télévisée allemande Charité en guerre [Article en anglais].

«Comment le serment d’Hippocrate s’accorde-t-il avec un serment au Führer?» demande l’un des personnages en apprenant l’implication de ses collègues dans le meurtre d’enfants handicapés, en se référant au serment prêté par les médecins et les infirmières de «s’abstenir de tout méfait intentionnel et de tout préjudice.»

Où mènent les arguments de Greenwald? Pourquoi s’arrêter au rejet des mesures visant à sauver des vies lors de la pandémie de COVID-19? Pourquoi ne pas appliquer cette «analyse coûts-avantages» aux soins médicaux et à la protection sociale en général? Pourquoi les travailleurs devraient-ils recevoir des soins médicaux après l’âge de la retraite? La société ne serait-elle pas «gagnante» si on les laissait mourir d’une mort «naturelle?»

Pourquoi dépenser autant d’argent pour la recherche sur le cancer et les maladies cardiaques? Après tout, ce sont des maladies qui touchent principalement les personnes âgées. Pourquoi même pratiquer des opérations de prolongation de la vie sur des personnes de plus de 65 ans? Et qu’en est-il des enfants souffrant de troubles du développement? Si l’on ignore la valeur intrinsèque de la vie humaine, les soins aux personnes handicapées «coûteront» à la société plus qu’ils ne lui «profiteront.»

Au milieu d’une crise de plus en plus profonde produite par la pandémie, la société s’est profondément polarisée. Greenwald parle au nom d’une partie de la classe moyenne supérieure aisée qui se range du côté de l’oligarchie financière, adopte ses politiques meurtrières et rédige des mémoires d’avocats pour l’extrême droite.

Mais il existe un autre pôle, plus puissant, dans la société. Partout dans le monde, la classe ouvrière entre en lutte pour défendre ses propres intérêts sociaux, parmi lesquels l’éradication du COVID-19 est cruciale. De larges sections de médecins, de scientifiques et d’autres professionnels seront profondément influencées et renforcées par ce mouvement renouvelé de la classe ouvrière.

(Article paru en anglais le 28 août 2021)

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