Nouveaux détails sur les opérations de propagande de l’armée canadienne durant la pandémie

Une enquête interne réalisée par le major-général à la retraite Daniel Gosselin a conclu que les plus hauts gradés des forces armées canadiennes (FAC) ont profité de la pandémie de Covid-19 pour lancer une campagne de propagande calquée sur les opérations de désinformation menées pendant la guerre de contre-insurrection du Canada en Afghanistan, mais ciblant cette fois la population canadienne.

En juillet 2020, un article du quotidien Ottawa Citizen révélait que, le 8 avril 2020, deux semaines après l’annonce du déploiement de 24.000 réservistes en réponse à la crise sanitaire, le Commandement des opérations interarmées du Canada (COIC) a lancé une «opération d’information». Cet euphémisme désignait une campagne de propagande visant à « façonner » l’opinion publique en préparation au «pire scénario» qui était appréhendé en lien avec la pandémie – c’est-à-dire des troubles civils et une montée de colère populaire.

Les objectifs avoués de cette opération étaient le renforcement de la confiance dans le gouvernement et la suppression de l'opposition sociale. De l’aveu de plusieurs officiers des FAC, l’opération reposait sur des méthodes développées en Afghanistan pour amener les villageois à soutenir le régime mis en place par les États-Unis et leurs alliés occidentaux, dont le Canada, après leur invasion néo-coloniale du pays en 2001.

Le chef d’état-major canadien à l’époque, Jonathan Vance (à gauche) en compagnie du général américain Joseph Dunford, du premier ministre canadien Justin Trudeau et du ministre canadien de la Défense Harjit Sajjan (Source: Wikipedia)

Le rapport d’enquête de Gosselin est daté du 2 décembre 2020, mais il a été tenu secret par les FAC. Ce n’est que suite à une demande d’accès à l’information que le Ottawa Citizen en a obtenu copie, 9 mois plus tard. Dans un article publié le 27 septembre, le correspondant du Citizen en matière de défense, David Pugliese, a révélé la conclusion de Gosselin que l’opération était le résultat d’un état d’esprit qui imprégnait tous les niveaux du COIC, y compris les plus hauts gradés. Rappelons que le COIC relève directement du chef d’état-major de la défense et qu’il dirige toutes les opérations des FAC, à l’exception de celles qui relèvent du Commandement des forces d’opérations spéciales du Canada et du NORAD (Commandement de la défense aérospatiale de l'Amérique du Nord).

Selon Gosselin, le haut commandement des FAC a vu dans la pandémie une «opportunité unique» de tester les techniques de propagande sur la population canadienne. Pour illustrer cette volonté, Gosselin cite le vice-amiral Brian Santarpia, alors chef d’état-major du COIC, qui a déclaré: «Il s'agit vraiment d'une opportunité d'apprentissage pour nous tous et d'une chance de commencer à intégrer les opérations d'information dans notre routine».

Gosselin rapporte aussi que l’opération de propagande n’avait été ni demandée par le gouvernement ni autorisée par le Cabinet du premier ministre Justin Trudeau. Le COIC et son commandant de l’époque, le lieutenant-général Mike Rouleau, estimaient qu’ils n’avaient pas besoin d’autorisation pour planifier et lancer une opération de propagande ciblant la population canadienne. Ils ont également ignoré les préoccupations d’autres militaires quant à la légalité d’une telle opération.

Le chef d’état-major de l’armée canadienne à l’époque, Jonathan Vance, a suspendu l’opération le 13 avril 2020, avant d’y mettre fin le 2 mai. Quelques mois plus tard, le 4 août 2020, Vance a mandaté Gosselin pour enquêter.

L’opération suspendue n’était pas un acte isolé. Le Ottawa Citizen a révélé que pas moins de 5 opérations de propagande ou de surveillance ciblant la population canadienne ont pris place en 2020.

Il est ici pertinent de relater en ordre chronologique les événements clés entourant ces diverses opérations.

8 avril 2020: l’armée canadienne lance une «opération d’information» sous le prétexte que la pandémie pourrait causer des troubles civils auxquels l’armée devra faire face, c’est-à-dire qu’elle sera appelée à réprimer. Cette opération sera officiellement annulée début mai.

Fin mai - début juin 2020: dans le cadre de leur déploiement dans les centres de soins de longue durée de l’Ontario, les FAC espionnent les manifestations de masse qui ont lieu en réaction au meurtre de George Floyd par la police. Le COIC recueille des informations sur les personnes qui y ont pris part et exploité les comptes de médias sociaux pour identifier les soi-disant «principaux joueurs». Pendant ce temps, une unité du renseignement militaire surveille les médias sociaux et collecte des commentaires négatifs à l’égard du premier ministre Doug Ford pour ensuite les relayer au gouvernement ontarien.

17 septembre 2020: une lettre provenant en apparence du gouvernement de la Nouvelle-Écosse met en garde contre une meute de loups qui rôderait dans la vallée d’Annapolis. Quelques jours plus tard, l’armée canadienne admet être à l’origine de la fausse lettre, qui imitait le logo de la division de la faune du ministère des Terres et des Forêts de la Nouvelle-Écosse et utilisait, sans permission, le nom d’un véritable employé du gouvernement provincial. Selon les FAC, la fausse lettre visait à tester de nouvelles compétences pour l’exécution de missions de propagande dans le pays et à l'étranger. Une spécialiste américaine du renseignement militaire consultée par le Ottawa Citizen a affirmé que cet exercice était similaire à des tactiques employées sur la population afghane par les soldats américains et leurs alliés.

Octobre 2020: les FAC préparent un nouveau «Groupe de communication stratégique de la défense» chargé d’avancer «l’intérêt national» en influençant les attitudes, les croyances et les comportements du public, à la fois au Canada et dans les pays étrangers où les FAC sont déployées. Cette nouvelle organisation utiliserait des techniques «agressives de guerre de l’information» pour influencer les Canadiens, notamment l’emploi d’analystes militaires et de retraités de l’armée pour «critiquer sur les médias sociaux ceux qui posent des questions sur les dépenses militaires». Ce nouveau groupe aurait la capacité de recueillir et d’analyser des informations sur les Canadiens, des organisations non gouvernementales et des médias d'information à partir des médias sociaux.

13 octobre 2020: le Ottawa Citizen révèle l’octroi par les FAC de deux contrats à la firme britannique Emic Consulting pour former des militaires et des employés civils de la Défense à Ottawa à des techniques pour modifier les comportements d’un groupe cible selon la méthode de «la dynamique comportementale», mise au point par la société SCL Group, maison-mère de Cambridge Analytica. Les tactiques enseignées au personnel des FAC par Emic Consulting étaient les «descendantes directes» des méthodes employées par SCL Group pour faire de la propagande en Afghanistan à titre de sous-traitant des armées américaine et britannique.

2 novembre 2020: le Ottawa Citizen obtient copie des documents de planification du Groupe de communication stratégique de la défense et publie un article qui révèle aussi que les FAC ont commencé, à certains égards, la mise en place de la nouvelle structure.

13 novembre 2020: mis sur la défensive, le ministère de la Défense annonce la fin du plan de mise sur pied du Groupe de communication stratégique de la défense. Les conseillers du ministre de la Défense, Harjit Sajjan, affirment qu’aucun plan de cette nature n’a été ou ne sera autorisé, laissant ainsi entendre que les FAC ont débuté la mise en application du plan sans autorisation.

2 décembre 2020: le rapport Gosselin est remis, mais n’est pas rendu public.

11 mai 2021: le Ottawa Citizen révèle l’espionnage des manifestations de masse contre le meurtre de George Floyd.

24 juin 2021: Pugliese du Ottawa Citizen révèle qu’au terme d’enquêtes menées sur les incidents n’ayant pas fait l’objet du rapport Gosselin, le chef d’état-major par intérim de l’armée canadienne, Wayne Eyre, et la sous-ministre Thomas ont admis que le commandement de l’armée a violé les règles et qu’il a agi sans autorisation en employant des techniques de propagande contre la population canadienne et en colligeant des informations à partir des médias sociaux.

En réponse aux conclusions de ces enquêtes, les FAC ont affirmé que de nouvelles «directives claires» ont été émises afin de s’assurer que les Canadiens ne soient pas la cible d’opérations de propagande dans le futur.

Cependant, dans son article du 27 septembre, Pugliese, un journaliste ayant des contacts au sein de l’establishment militaire canadien, fait était d’un conflit toujours en cours dans les quartiers-généraux de la Défense à Ottawa au sujet des opérations d’information. Selon lui, des officiers supérieurs des affaires publiques, du renseignement militaire et de la planification des opérations voudraient étendre les activités de l’armée dans ce domaine afin de mieux contrôler l’information.

En réalité, les assurances que les FAC ne surveilleront plus les Canadiens ou qu’ils ne tenteront plus de «façonner» l’opinion publique ne valent rien du tout. Avec la crise du capitalisme canadien qui s’aggrave, et une opposition grandissante des travailleurs à la réponse catastrophique des autorités à la pandémie de Covid-19, l’élite dirigeante se prépare à employer des méthodes anti-démocratiques pour préserver le système de profit.

Dans ce contexte, les liens entre les opérations de propagande des FAC en sol canadien et les opérations militaires canadiennes en Afghanistan ne peuvent être ignorés. Plusieurs des opérations dévoilées reposaient explicitement sur des méthodes utilisées en Afghanistan: l’impérialisme canadien rapatrie au Canada les tactiques qu’il a employées en Afghanistan pour tenter de subjuguer une population hostile à l’occupation étrangère.

La guerre d’Afghanistan, la plus longue de l’histoire des États-Unis, s’est terminée par une évacuation dans la honte des forces impérialistes, l’effondrement du régime fantoche qu’elles maintenaient en place à coups de centaines de milliards de dollars et la reprise du pouvoir par les talibans. C’est avant tout le résultat de la profonde haine populaire générée par les crimes impérialistes dans ce pays – punitions collectives, tortures, frappes aériennes contre des civils, soutien d’un régime corrompu, etc. Cette débâcle, américaine en premier lieu, a aussi porté un dur coup à son partenaire canadien, dont l’intervention en Afghanistan a été le plus important déploiement militaire depuis la guerre de Corée.

Les opérations de propagande de l'armée en sol canadien constituent une sérieuse mise en garde pour tous les travailleurs. Comme en Europe avec la montée de l’extrême-droite sous la protection de l’État capitaliste, ou aux États-Unis avec la tentative de coup d’État du 6 janvier par un Donald Trump appuyé de bandes fascistes, la classe dirigeante au Canada se tourne vers des méthodes autoritaires de gouvernement pour faire face à une opposition sociale grandissante.

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