Perspectives

60 ans depuis le massacre d’Algériens à Paris du 17 octobre 1961

Il y a 60 ans, peu avant la fin de la guerre d’Algérie et son indépendance en mars 1962, la police a perpétré un effroyable massacre à Paris. Dirigées par le préfet ex-collaborationniste Maurice Papon, les forces de l’ordre ont attaqué la manifestation pacifique algérienne du 17 octobre 1961 contre un couvre-feu raciste imposé aux seuls Algériens par Papon. Aujourd’hui encore, le nombre de morts, souvent estimé à environ 200, demeure inconnu.

Graffiti sur un mur près de la Seine à Paris, peu après le massacre d'octobre 1961, 'Ici on noie les Algériens'.

Une folie meurtrière s’empara de la police de Paris, moins de 20 ans après sa participation à la rafle du Vél d’Hiv en 1942, qui avait lancé la Shoah en France occupée. Au cri de «On bouffe du bougnoule», elle a tiré à bout portant dans des cortèges de manifestants avec hommes, femmes et enfants; tabassé à mort des dizaines de personnes qu’ils ont jetées dans la Seine, puis a arrêté plus de 7.500 manifestants. Elle en a détenu des milliers, dont des blessés graves laissés sans soins dans des centres de rétention à Paris, et déporté des centaines vers des camps français en Algérie.

Soixante ans après, cet avertissement dévastateur sur le rôle d’un appareil d’État capitaliste prétendument démocratique revêt une importance capitale pour les travailleurs en France et à l’international. L’événement si actuel qu’il peut presque sembler contemporain.

Emmanuel Macron a assisté hier à une commémoration de cet événement, sans oser prendre la parole publiquement; sa participation était une monstrueuse tartufferie. Il venait non seulement d’insulter l’Algérie en traitant sa lutte contre l’impérialisme français de « rente mémorielle », mais sa présidence dépend de la menace de violence que font peser les forces de l’ordre sur les travailleurs. Lors du mouvement des « gilets jaunes » contre les inégalités sociales, les forces de l’ordre ont arrêté plus de 10.000 personnes, et ont fait plus de 4.000 blessés et deux morts.

Le massacre du 17 octobre 1961 est un avertissement sur ce que de puissants éléments de l’appareil d’État, terrifiés par la montée des luttes ouvrières, essaient de préparer. Lors de grève SNCF-RATP en décembre 2019, peu avant la pandémie de COVID-19, le général retraité Pierre de Villiers a exigé une intensification de la répression.

« Il faut rétablir un équilibre entre la fermeté et l’humanité. … Il n’y a pas assez de fermeté dans notre pay s», a-t-il dit à RTL, avant de poursuivre: «Il y a un fossé qui s’est creusé entre ceux qui dirigent et ceux qui exécutent. Ce fossé est profond. Les 'gilets jaunes' étaient déjà une première manifestation. … Il faut remettre de l’ordre, on ne peut pas continuer comme ça ».

Le contenu de sa pensée s’est précisé le 21 avril 2021, le 60e anniversaire du putsch d’Alger par des généraux partisans de l’Algérie française, et que le père de Pierre de Villiers avait soutenu. A l’appel de son frère, Philippe de Villiers, des milliers d’officiers ont signé un pronunciamiento sur fond de la pandémie et de la débâcle des guerres au Mali et en Afghanistan. Publié dans le magazine d’extrême-droite Valeurs actuelles,prônait une intervention de l’armée en France qui ferait des « milliers » de morts.

Tous les problèmes fondamentaux du 20e siècle—les inégalités, la guerre, le fascisme, l’État policier, la direction révolutionnaire du prolétariat—réémergent avec force. L’histoire du massacre du 17 octobre 1961 est un rappel inoubliable du fait que les menaces brandies par de Villiers ou par Trump dans la foulée de son putsch néo-nazi manqué sur le Capitole à Washington ce 6 janvier, sont réelles. En effet, le massacre du 17 octobre 1961 s’est déroulé non pas sous un régime nazi mais en République, sous la présidence de l’ancien chef de la résistance pro-capitaliste, Charles de Gaulle.

En plus, le massacre a été presque totalement passé sous silence dans la vie publique française avant la publication en 1991 du livre détaillé et choquant de Jean-Luc Einaudi, La bataille de Paris: 17 octobre 1961, et le procès de Papon en 1991 pour crimes contre l’humanité.

Ce massacre n’aurait ni pu se produire ni être si longtemps étouffé sans la complicité des forces staliniennes et social-démocrates, qui ont empêché une intervention de la classe ouvrière contre le massacre et la guerre. Cette histoire soulève ainsi avec force la question de construire dans la classe ouvrière un mouvement marxiste, c’est-à-dire trotskyste, d’opposition aux appareils staliniens.

Le massacre du 17 octobre 1961

En 1961, la guerre d’Algérie durait depuis déjà sept ans et avait fait des centaines de milliers de victimes algériennes et plus de 10.000 morts parmi les troupes françaises. Suite à la décision en 1956 du gouvernement social-démocrate de Guy Mollet d’envoyer l’armée et d’autoriser la torture en masse, mesure votée par le PCF à l’Assemblée, la terreur régnait en Algérie. 2,5 millions d’Algériens y étaient détenus dans des « camps de regroupement» français.

La guerre avait favorisé la carrière de Maurice Papon. Secrétaire général de la préfecture de la Gironde sous l’occupation, il avait organisé la participation française aux rafles nazies à Bordeaux et ainsi envoyé des milliers de Juifs aux camps de la mort, avant de fournir des renseignements aux gaullistes à la fin de la guerre pour se déclarer « résistant ». Après l’arrivée de Mollet au pouvoir, Papon était devenu préfet de Constantine en Algérie, où il a favorisé le recours à la torture. Dans un rapport du 17 septembre 1957, il a certifié avoir fait tuer 10.284 personnes et « regrouper » 117.000.

Après le renversement du gouvernement Mollet par un coup d’État en 1958, qui a installé Charles de Gaulle au pouvoir et inauguré la Ve République, Papon était devenu préfet de Paris.

En 1961, suite à la rupture des négociations franco-algériennes, les violences en France liées à la guerre ont pris un tournant nouveau. Liées au début au conflit sanglant entre nationalistes algériens qui séparait le Front de libération nationale (FLN) dirigé par Krim Belkacem du Mouvement national algérien de Messali Hadj, elles avaient fait des victimes surtout parmi les Algériens. Mais la fédération de France du FLN a commencé, malgré l’opposition du FLN, à viser des policiers.

Entre le 29 août et le début d’octobre 1961, 11 policiers avaient ainsi trouvé la mort et 17 autres avaient été blessés. La terreur montait de plus en plus parmi les forces de l’ordre. En même temps, des dizaines d’Algériens étaient retrouvés morts, abattus dans les rues ou noyés dans la Seine.

Le 2 octobre, sur l’insistance des syndicats, Papon a rencontré les policiers de Paris. Il leur a indiqué qu’ils pouvaient tuer des Algériens, du moment que ces morts étaient maquillées: « Vous serez couverts, je vous en donne ma parole. D’ailleurs, lorsque vous prévenez l’état-major qu’un Nord-Africain est abattu, le patron qui se rend sur les lieux a tout ce qu’il faut pour que le Nord-Africain ait une arme sur lui, car, à l’époque actuelle, il ne peut pas y avoir de méprise ». Le 5 octobre, Papon a annoncé un couvre-feu en région parisienne, de 20h30 à 5h30, aux seuls Algériens.

Face au couvre-feu, le FLN a appelé à une manifestation sans armes des Algériens de la région parisienne, le soir du 17 octobre 1961. Il invitait les familles à manifester ensemble, avec femmes et enfants, pour souligner le caractère pacifique de la mobilisation.

Alertés de la manifestation au matin du 17 octobre, Papon et le bureau du Premier ministre Michel Debré ont préparé une opération de 8.400 hommes. De nombreux Algériens travaillant le matin ont été arrêtés à la sortie du travail, battus et emprisonnés en début d’après-midi. Dans un cas cité par Einaudi, Oudina Moussa et deux autres personnes ont été arrêtées, battues à coups de crosse au poste de police et forcées de boire de d'eau de Javel jusqu'à ce qu'ils vomissent. Ailleurs, un policier s'est approché d'un homme, lui a demandé s'il était algérien et lui a tiré une balle dans l'estomac.

Néanmoins, ce soir-là, au moins 40.000 hommes, femmes et enfants, y compris un groupe d'ouvriers Renault ont défilé à l'appel du FLN au pont Saint-Michel, au pont de Neuilly, à la place de la Concorde, à l'Arc de triomphe, à l'Opéra Garnier et ailleurs. Ils allaient droit dans le massacre le plus sanglant à Paris depuis la destruction par la Troisième République de la Commune de Paris en 1871 et l'insurrection ouvrière de 1944 contre les autorités nazies.

Au départ, les Algériens à l'Opéra et à l'Arc de triomphe ont été détenus en conduits en bus dans des commissariats de police pour y être battus. La police a tenu des femmes et des enfants en joue en attendant que des autobus arrivent pour eux. Ils ont ensuite été jetés dans les bus, ainsi que quelques passants qui avaient protesté de leur traitement auprès de la police. Plus tard la police, à l'Arc de Triomphe et à l'avenue des Champs-Élysées, a tiré sur les manifestants et a frappé ceux qu’ils détenaient, ainsi qu'un médecin qui tentait de les soigner, avec les crosses de leurs fusils.

Pour entretenir la frénésie des forces de l’ordre, Papon a délibérément laissé circuler sur la radio de la police de fausses informations selon lesquelles des Algériens tiraient sur des policiers à Paris.

La police s’est déchaînée dans tout Paris. Le station de métro Concorde ruisselait de sang: la police y avait braqué les manifestants avec leurs mitraillettes avant de les frapper systématiquement à la tête avec des barres de fer et des matraques. Au pont Saint-Michel, la police a encerclé une foule pacifique d'Algériens place Saint-Michel et les a impitoyablement battus, laissant des cafés détruits et la place jonchée de corps inanimés et de grandes flaques de sang.

Au pont de Neuilly, la police a tiré à bout portant sur les manifestants et les a sauvagement battus. Nombre d'Algériens arrêtés par la police autour du pont de Neuilly ont été battus jusqu'à perdre connaissance et jetés dans la Seine, échouant ensuite dans des quartiers populaires de Gennevilliers et Asnières. En même temps, la police a rassemblé les habitants du bidonville algérien de Nanterre et les a emmenés dans les commissariats voisins pour les tabasser.

Des milliers d'Algériens détenus ont été emmenés dans des autobus de la ville de Paris. Cela a ensuite provoqué une grève des agents d'entretien des transports en commun parisiens, qui ont refusé de nettoyer les bus trempés du sang des manifestants algériens. Un centre de détention à Vincennes et le Palais des sports de Paris ont ensuite servi en camp de concentration pour les milliers de détenus algériens.

Lorsqu'un bus y arrivait, les détenus devaient entrer dans le bâtiment entre deux rangées de policiers qui faisaient pleuvoir les coups de matraque. Les détenus avaient les doigts et les bras cassés en essayant de se protéger la tête ou parfois, tragiquement, se faisaient défoncer le crâne par les policiers hystériques. La police a détenu les Algériens de manière sadique, sans toilettes ni soins médicaux appropriés, et a attendu pendant des jours avant de leur fournir de la nourriture. Des centaines d'entre eux ont été déportés dans des camps de regroupement en Algérie.

La gauche française et l’étouffement du massacre

Un massacre aussi sauvage, en pleine rue à Paris, n'a pu être dissimulé malgré les efforts de la police pour confisquer les films et empêcher la diffusion des atrocités. Il a, en fait, été largement dénoncé dans les jours qui ont suivi.

Il s'est avéré impossible, cependant, pour les organisations dominantes de la gauche française de l'époque, les partis staliniens et sociaux-démocrates, d'organiser une action efficace. Après la Seconde Guerre mondiale, ils avaient canalisé un mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière contre Vichy derrière le régime capitaliste dirigé par de Gaulle, arguant qu'il serait démocratique et empêcherait à jamais une réapparition du fascisme. Malgré les atrocités commises par la police, ils n'avaient pas l’intention de diriger une lutte contre un régime qu'ils avaient contribué à créer.

Mais moins de 20 ans après la fin de l'occupation nazie et la chute de Vichy, il était impossible pour des masses de personnes de ne pas comparer l'atrocité de 1961 au début de Shoah fasciste. Daniel Mayer, social-démocrate et président de la Ligue des droits de l'homme, l'a comparée à la «’nuit de cristal’ berlinoise », le pogrom de 1938 contre les Juifs dans l'Allemagne nazie.

L’Union des sociétés juives de France a déploré des « mesures à caractère raciste» et ajouté: «Nous ne pouvons rester insensibles à ces persécutions, comme l’ont fait certains à l’époque, quand on nous a imposé le port de l’étoile jaune. … Nous, les victimes classiques du racisme, nous exprimons notre solidarité aux persécutés et nous demandons qu’aucune mesure de répression collective ne soit appliquée envers la population nord-africaine ».

Cependant les sociaux-démocrates et surtout le PCF stalinien, la force dominante du mouvement ouvrier à l'époque, ont bloqué une mobilisation des travailleurs. Le quotidien social-démocrate Le Populaire, qui allait de plus en plus à droite depuis que Mollet avait mené la guerre en Algérie, salua sans vergogne « M. Papon … Un homme affable et brave. Un fonctionnaire dévoué et souvent humain. Cela dit sans ironie aucune, car c’est vrai. Personne ne peut lui en vouloir ».

Le quotidien stalinien L'Humanité s’est senti obligé de dénoncer le massacre. Il a réclamé «la libération immédiate de tous les emprisonnés et internés du 17 octobre … Chaque travailleur, chaque démocrate français doit se sentir personnellement menacé par les mesures de caractère fasciste prises à l’égard des travailleurs algériens, ces mesures pouvant demain être étendues à eux ».

Cette déclaration a été reprise par une réunion d'étudiants, de professeurs et de personnalités dans la cour de la Sorbonne. Lors de cette réunion, un groupe d'intellectuels en vue, dont Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, l'ex-trotskiste Laurent Schwartz, Louis Aragon, André Breton, Aimé Césaire et Pierre Vidal-Naquet, ont lancé un appel :

« En restant passifs, les Français se feraient les complices des fureurs racistes dont Paris est désormais le théâtre et qui nous ramènent aux jours les plus noirs de l’occupation nazie. Entre les Algériens entassés au palais des Sports en attendant d’être ‘refoulés’ et les juifs parqués à Drancy avant la déportation, nous nous refusons à faire une différence. Pour mettre un terme à ce scandale, les protestations morales ne suffisent pas. Les soussignés appellent tous les partis, syndicats et organisations démocratiques, non seulement à exiger l’abrogation immédiate de mesures indignes, mais à manifester leur solidarité aux travailleurs algériens en invitant leurs adhérents à s’opposer, sur place, au renouvellement de pareilles violences ».

Néanmoins, malgré les appels retentissants des staliniens à s'opposer à une résurgence fasciste, le vaste appareil syndical stalinien de France n'a pas bougé. Il a isolé une manifestation de centaines de travailleurs de l'automobile Chausson et Chenard le 20 octobre, que la police a attaquée à coups de matraque. La classe ouvrière s'est vu refuser l'occasion de mobiliser sa force collective pour imposer la fin de la brutalisation fasciste du peuple algérien par l'impérialisme français.

Les organisations staliniennes se sont rapidement adaptées à la détention en masse des manifestants algériens. Le Secours populaire a fait la collecte de boîtes de lait pour les détenus. Pour la CGT, la Vie ouvrière a caché son analyse du massacre à la page 8, écrivant cyniquement à propos des Algériens massacrés: «Nos camarades ont manifesté non seulement parce qu’ils sont algériens, mais aussi parce qu’ils étaient ouvriers. La VO leur exprime sa solidarité fraternelle. Elle s’incline devant leurs morts ». Ainsi la CGT se lavait les mains du massacre.

Le mouvement trotskyste s'est opposé à l'étranglement des insurrections ouvrières en Europe contre le fascisme après la Seconde Guerre mondiale, comme de l'opposition ouvrière à la guerre d'Algérie par les staliniens. Dans les années qui ont suivi le massacre de Paris, cependant, il a été confronté à de graves problèmes liés à une crise dans ses propres rangs, et en particulier en France.

En 1953, la Quatrième Internationale s'était divisée, une tendance petite-bourgeoise dirigée par Michel Pablo et Ernest Mandel ayant rompu avec le trotskisme et le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI). Alors que le CIQI défendait le trotskisme, la tendance pabliste prétendait que les partis staliniens et nationalistes bourgeois pouvaient fournir une direction révolutionnaire à la classe ouvrière.

Cette fausse perspective s’adaptait aux appareils staliniens, qui n'étaient pas des adversaires révolutionnaires, mais des partisans contre-révolutionnaires du régime capitaliste d'après-guerre. La guerre d'Algérie a révélé la faillite des pablistes. Alors que les nationalistes bourgeois algériens se livraient à un conflit fratricide, auquel les pablistes ont apporté leur concours, le FLN et le PCF a voté pour financer la guerre que menait Paris contre eux.

L'Organisation communiste internationaliste (OCI) de Pierre Lambert, la section française du CIQI à l'époque, a appelé à la libération des détenus algériens et a lutté pour unifier les travailleurs français et algériens contre la guerre. Dans La Vérité des Travailleurs, elle a dénoncé les critiques creuses que faisaient staliniens sur le massacre :

« La dénonciation de la répression, c’est comme les saisons, cela passe. Mais on ne peut oublier que des dizaines de milliers d’hommes souffrent en prison, que tous les jours on en arrête, que tous les jours on en expédie en Algérie, non pas dans leur douar d’origine, mais dans des camps. Différentes lettres reçues d’ex-détenus algériens en France font état de leur arrivée dans des camps en Algérie où se trouvent des enfants de 8 et 9 ans, des femmes et des vieillards ».

Appelant à une mobilisation politique des travailleurs en défense des Algériens, l’OCI a critiqué la « timidité … dans les appels du Secours populaire français. La section Renault de ce mouvement a sorti un appel aux travailleurs pour ‘le colis de Noël’ en cachant pudiquement qu’il s’agit pour l’essentiel d’un appel pour les Algériens détenus. C’est ce que l’on appelle subir la pression raciste; pression d’autant plus forte que les responsables ou militants manquent de fermeté.»

Néanmoins, l’OCI elle-même a fini par capituler devant les pressions petites-bourgeoises provenant des organisations sociales-démocrates et staliniennes.

Sept ans après le déchaînement de la police à Paris et à Nanterre, la répression des mobilisations étudiantes dans ces villes a déclenché la grève générale de Mai 68. Les drapeaux rouges flottaient sur les usines de France, et le gouvernement de Gaulle s'est effondré alors que plus de 10 millions de travailleurs faisaient grève, paralysant l'économie. Le PCF et la CGT, en négociant les accords de Grenelle avec le régime et en empêchant une lutte ouvrière pour le pouvoir, ont sauvé de Gaulle et évité la révolution. Après, des jeunes radicalisés ont afflué par milliers dans l’OCI.

Malheureusement, l'OCI a réagi en s'adaptant aux illusions dominantes sur le stalinisme et la social-démocratie, rompant avec le trotskisme et l'ICFI en 1971 et soutenant l'Union de la gauche entre le PCF et le PS social-démocrate nouvellement fondé de François Mitterrand. Dans le cadre de son pacte avec Mitterrand, lui-même ex-collaborationniste et membre du gouvernement Mollet qui avait mené la guerre d'Algérie, l'OCI s’est conformée au silence prédominant sur le massacre du 17 octobre 1961. L’Union de la gauche se révéla être un piège politique pour la classe ouvrière.

La bataille de Paris d'Einaudi et le procès de Papon

Sur fond de crise du gouvernement Mitterrand, arrivé au pouvoir en 1981 avec le soutien du PCF, des travaux ont mis en lumière le massacre du 17 octobre 1961. En 1986, après des grèves de sidérurgistes et de l'automobile contre la politique de rigueur imposées par Mitterrand, d'anciens responsables et sympathisants du FLN ont remis leurs dossiers sur le massacre à Jean-Luc Einaudi.

Maurice Papon (Source: Wikimedia Commons)

Einaudi, journaliste maoïste, a mené des recherches exhaustives pour reconstituer le fil du massacre. Après avoir examiné des rapports internes du FLN, consulté des documents provenant de cimetières français et interrogé des survivants algériens du massacre ainsi que des responsables français et du FLN, il a publié son ouvrage magistral La bataille de Paris en 1991. Quelques mois après sa parution, la bureaucratie stalinienne allait dissoudre l'Union soviétique et achever la restauration du régime capitaliste en Europe de l'Est.

Le livre reflète l'identification de la gauche avec la classe ouvrière et l'opposition au fascisme et au colonialisme qui prévalait encore en France à l'époque. Einaudi l'a dédié à deux jeunes filles tuées lors d'opérations de police supervisées par Papon - Jeannette Griff, une fille juive de 9 ans déportée de Bordeaux à Auschwitz en 1942, et Fatima Bédar, une jeune Algérienne de 15 ans retrouvée noyée dans le canal Saint-Denis après être allée manifester le 17 octobre 1961.

Le livre d'Einaudi a joué un rôle de premier plan pour faire connaître le massacre et dans la condamnation de Papon. Lorsque Papon a finalement été traduit en justice en 1997 pour son rôle dans la déportation des Juifs de Bordeaux, Einaudi a témoigné contre lui et a évoqué publiquement le contenu de La Bataille de Paris. Attaqué en justice pour diffamation par Papon, Einaudi s'est défendu et a été blanchi. Papon a été condamné pour crimes contre l'humanité en 1998.

Il y a cependant une chose à commenter concernant le livre, car il aborde la question de comment, moins de 20 ans après la Shoah, un tel massacre fasciste a pu se passer. Einaudi cite avec approbation l'opinion d'un jeune partisan du FLN selon laquelle « l'indifférence, la passivité sont coupables ». Soulignant l'absence de réaction publique à la détention de milliers d'Algériens au Palais des sports, Einaudi a écrit :

« Pendant ce temps, les bus continuent de circuler. Des gens en descendent, passent à côté de l’entrée du palais des Sports. Personne ne réagit, aucun attroupement ne se forme. … [On imagine] ces types en sang, mains sur la tête, debout pendant des heures, ce camp d’internement, et la vie qui continue tout autour comme si de rien n’était ».

L'indifférence à l'égard des violences fascisantes est très dangereuse, et des siècles de violence coloniale et d'appels politiques à l'antisémitisme ou islamophobie, avec l'encouragement du nationalisme par le stalinisme, ont laissé une marque profonde et hideuse sur la culture française. Pourtant, la question de savoir comment ce massacre a pu se produire ne peut être résolue en dehors de la lutte internationale pour construire une direction révolutionnaire dans la classe ouvrière.

Une profonde opposition existait parmi les travailleurs en Algérie, en France et à l’international à la violence de l’appareil policier français pendant la guerre d'Algérie. Mais cette opposition ne pouvait être mobilisée, car des organisations staliniennes de masse existaient dans la classe ouvrière et bloquaient toute lutte contre le régime gaulliste. Il s'est avéré impossible pour les travailleurs au centre de Paris en octobre 1961 d'improviser une contre-offensive contre l'assaut sanglant de la police et de surmonter l'inertie contre-révolutionnaire de l’appareil PCF-CGT.

Alors qu’aucune voie n’était tracée pour une lutte, l'indifférence, le pessimisme et des sentiments rétrogrades pouvaient se développer, y compris parmi les travailleurs. Mais, en fin de compte, la responsabilité pour cette situation n'incombe pas à la classe ouvrière, mais aux partis et appareils staliniens qui ont contribué à financer la guerre en Algérie et à bloquer une mobilisation ouvrière contre cette violence fascisante.

Leçons politiques du massacre pour la lutte contre l’État policier

Si Papon a été condamné en 1998, l'extrême-droite bénéficie aujourd'hui d'un niveau de soutien public ouvert dans l’élite dirigeante française et européenne, inconnu il y a 23 ans. Le PCF et L'Humanité, discrédités par la dissolution stalinienne de l'URSS et privés de toute base ouvrière, sont financés par des grands groupes et des subventions publiques. Le journaliste d'extrême droite Eric Zemmour, un partisan du régime de Vichy qui a menacé d'expulser les musulmans de France, est à présent l'un des principaux candidats aux présidentielles de 2022.

Cet état de fait est avant tout la responsabilité politique des descendants des renégats petits-bourgeois du trotskisme comme les pablistes et l'OCI lambertiste.

En effet, en 2002, l'année où les protestations internationales ont éclaté contre l'invasion américaine imminente de l'Irak, en France le candidat néo-fasciste Jean-Marie Le Pen a atteint le second tour des présidentielles, face au président de droite Jacques Chirac. Des millions de travailleurs et de jeunes sont descendus dans la rue pour s'opposer à la présence de Le Pen au second tour et dénoncer un choix pourri Chirac-Le Pen.

Le CIQI a adressé une lettre ouverte à la Ligue communiste révolutionnaire pabliste (LCR), au Parti des travailleurs (issu de l'OCI) et à Lutte ouvrière, qui avaient collectivement obtenu 10 pour cent, soit plus de 3 millions de voix. Le CIQI préconisait un boycott actif du second tour, c'est-à-dire la construction d'un mouvement dans la classe ouvrière pour boycotter les élections et s'opposer aux politiques du prochain président. Elle a expliqué que c'était le seul moyen de mobiliser la classe ouvrière indépendamment des partis au pouvoir contre le danger de l'extrême droite.

Refusant la stratégie du CIQI, la LCR a ouvertement soutenu Chirac contre Le Pen, une position à laquelle les alliés de la LCR se sont adaptés. Ils ont travaillé à subordonner la classe ouvrière à Chirac en tant que sauveur supposé de la France du danger fasciste.

Cette position répudiait les leçons politiques du 20e siècle. La guerre d'Algérie avait montré à jamais que la violence fascisante n'est pas propre aux partis fascistes ou profascistes: elle est enracinée dans la dynamique de classe du capitalisme. Pour défendre les inégalités insoutenables liées à l'enrichissement de la classe dirigeante, les guerres impopulaires et les élites politiques discréditées, la bourgeoisie se tourne en période de crise mortelle vers la violence de l’appareil d’État et de ses alliés nationalistes d'extrême-droite.

Le rôle de la LCR en 2002 témoigne de son alignement sur l’appareil d'État qui a perpétré le massacre du 17 octobre 1961. Ce soutien pour la guerre et l’État policier a émergé après que la LCR se soit dissoute pour fonder le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) en 2009. Le NPA a soutenu la guerre de l'OTAN en Libye en 2011 et le coup d'État d'extrême-droite appuyé par l'OTAN en Ukraine en 2014. Le soutien de « l’extrême-gauche » pour Chirac a permis aux néo-fascistes français de se poser en unique opposition à l'austérité imposée par Chirac et ses successeurs.

Dans les présidentielles de 2017, le Parti de l'égalité socialiste (PES), section française du CIQI fondée en 2016, est intervenu pour appeler à nouveau au boycott actif du second tour entre Macron et la candidate néo-fasciste Marine Le Pen. Le PES a tenu des réunions publiques pour avertir que Macron n'était pas une alternative à une candidate néofasciste, et pour expliquer aux travailleurs et aux jeunes la nécessité de la mobilisation révolutionnaire indépendante de la classe ouvrière.

La perspective du PES s'est avérée tout à fait justifiée. Après l'assaut de la police contre les grèves et les manifestations des « gilets jaunes » et l’appel de Macron à « vivre avec le virus » qui a fait plus de 100.000 victimes pendant la pandémie de COVID-19, des forces puissantes au sein de l’appareil d’État préparent un régime d'extrême-droite sous l'autorité de Macron.

Le général Pierre de Villiers a lancé l'année dernière un appel à peine voilé à préparer une dictature contre le danger de révolution. « Aujourd'hui, à la crise sécuritaire s'ajoute la pandémie, le tout sur fond de crise économique, sociale et politique avec une confiance qui n'existe plus dans les dirigeants », a-t-il dit. « Je crains que ces colères rentrées explosent en même temps », a-t-il averti, pour ajouter: «Il faut penser l'impensable ... L'État de droit est évidemment respectable, mais à un moment, il faut aussi élaborer une réflexion stratégique ».

Le 'plan stratégique' qui a émergé dans les pages de Valeurs actuelles en avril 2021, est un coup d'État d'extrême droite en France. Macron a pour sa part maintenu un silence assourdissant sur les menaces de coup d'État proférées par les frères de Villiers, divers officiers d’active ou retraités, et d'autres descendants politiques des putschistes d'Alger de 1961.

Le PES se tourne quant à lui vers la montée internationale de la lutte des classes, qui se développe rapidement à présent. Il commémore le massacre du 17 octobre 1961 en réaffirmant sa lutte pour mobiliser la classe ouvrière contre les guerres néocoloniales et les menaces de coup d’État en France et à l'international. Il lutte pour fournir aux travailleurs une perspective trotskyste contre les descendants politiques à la fois des forces qui ont perpétré le massacre du 17 octobre 1961, et des partis et bureaucraties anti-trotskystes qui ont alors bloqué une contre-offensive ouvrière.

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