La guerre de l'Éthiopie contre le Tigré menace de déclencher une guerre civile plus large

Un an après que le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a ordonné l’invasion de la province du Tigré, l’intensification des combats menace de provoquer une guerre civile totale dans un contexte d’escalade des conflits ethniques dans le pays.

L’éclatement du deuxième pays le plus peuplé d’Afrique déstabiliserait la région de la Corne de l’Afrique, qui comprend la Somalie, la République du Soudan, le Sud-Soudan et l’Érythrée. L’Éthiopie, siège de l’Union africaine, fait depuis longtemps office d’État d’ancrage de la région pour le compte de l’impérialisme américain.

Le conflit militaire avec le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) a causé des souffrances indicibles et a dévasté l’économie. La semaine dernière, Abiy a déclaré l’état d’urgence, ce qui lui donne le pouvoir d’imposer des couvre-feux et de censurer les médias. Il a lancé un appel aux armes pour les citoyens éthiopiens et a ordonné des fouilles et des arrestations à domicile pour les Tigréens de souche et les personnes accusées de sympathiser avec le TPLF.

Des femmes tigréennes qui ont fui la ville de Samre font griller des grains de café sur un poêle à bois dans une salle de classe où elles vivent désormais à Mekele, région du Tigré, dans le nord de l’Éthiopie (AP Photo/Ben Curtis, File)

Il a également annoncé l’intensification du recrutement dans les forces armées nationales et régionales, alors que de nouveaux achats d’armes ont été signalés. L’Érythrée doit envoyer davantage de troupes aux dépens de l’Éthiopie ; l’Iran, la Turquie et la Chine renforcent l’arsenal éthiopien. La Chine va fournir quatre avions de chasse Chengdu J-20 et des drones Wing Loong, tandis que l’Iran et la Turquie fournissent des drones d’attaque.

Abiy a qualifié de «cancer» et de «mauvaises herbes» les dirigeants tigréens, qui ont été entre 1991 et 2018 la principale force politique en Éthiopie. Cela a incité Facebook et Twitter à supprimer l’un des posts de jeudi exhortant les Éthiopiens à prendre les armes et à «enterrer» les forces rebelles qui s’approchent.

Dimanche, le gouvernement a organisé une manifestation nationaliste et pro-armée sur la place Meskell, dans le centre de la capitale, Addis-Abeba, afin de rallier du soutien au conflit et de s’opposer à «l’ingérence étrangère» des États-Unis et d’autres pays appelant à la fin des violences. Si le public soutient généralement le gouvernement fédéral, Al-Jazeera rapporte que beaucoup ont exprimé leur consternation devant la guerre.

Quelques jours plus tôt, le TPLF avait annoncé qu’il avait formé une alliance avec huit autres groupes d’opposition pour évincer Abiy, par la négociation politique ou la force militaire si nécessaire, et installer un gouvernement de transition. Il menace de bloquer la route cruciale qui relie l’Éthiopie, pays enclavé, au port de Djibouti, sur la mer Rouge, et de progresser vers Addis-Abeba. Getachew Reda, un porte-parole du TPLF, a déclaré: «Si marcher vers Addis est ce qu’il nous faut pour briser le siège [du Tigré], nous le ferons.» Le Tigré souffre depuis des mois du blocus d’Abiy qui a coupé les transferts budgétaires et les services de télécommunications, d’électricité et bancaires.

L’alliance rassemble des groupes ethniques auparavant opposés. Notamment, l’Armée de libération oromo (OLA), une scission du Front de libération oromo, qui se bat pour obtenir davantage des droits pour l’ethnie oromo. L’OLA représente 35 pour cent des 110 millions d’habitants de l’Éthiopie. Le gouvernement a déclaré que l’OLA était une entité terroriste et a emprisonné de nombreux partisans présumés.

L’alliance du Front uni des forces fédéralistes et confédéralistes éthiopiennes, a appelé l’administration Biden à soutenir ses efforts. Berhane Gebre-Christos, ancien ministre des Affaires étrangères et porte-parole du TPLF, a déclaré lors d’une conférence de presse au National Press Club de Washington: «Il ne nous reste qu’une seule option: changer la situation; sinon, nous serons tous massacrés», et il a appelé à une résolution de la crise «avant que l’Éthiopie n’implose et n’affecte la région».

Abiy, Oromien et ancien officier du renseignement militaire, soutenu par Washington, est devenu premier ministre en février 2018 à la suite de tensions ethniques croissantes, incitées par les élites dans le but d’empêcher une opposition unifiée à leurs réformes de marché libre. Cela comprend la vente des meilleures terres pour l’agriculture commerciale, basée sur l’exportation et la culture de fleurs.

Présenté comme un «réformateur» qui apporterait un «nouveau départ» à l’Éthiopie, Abiy a dissous le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF) au pouvoir, une coalition de milices et de partis dominée par le TPLF. Il l’a remplacé par son Parti de la prospérité (PP), auquel le TPLF a refusé d’adhérer. Abiy mit à la retraite des militaires et des fonctionnaires tigréens, lança des accusations de corruption contre certains membres du TPLF et annonça des plans de privatisation de l’économie d’État et de libéralisation des banques.

Le premier ministre a lancé son opération meurtrière de «maintien de l’ordre» contre le Tigré en novembre 2020, en réponse à ce qu’il prétendait être une attaque contre un complexe militaire. Cette opération faisait suite aux efforts du gouvernement fédéral pour contourner le TPLF après que celui-ci eut rejeté la décision d’Abiy de reporter les élections de 2020 en raison de la pandémie et eut organisé ses propres élections. Alors que les Tigréens ne représentent que 6 pour cent de la population, ils ont longtemps fourni une grande partie de l’armée nationale éthiopienne, réduisant sérieusement les forces d’Abiy sur le terrain.

Les élections nationales ont eu lieu en juin dernier, bien que les électeurs de 125 des 547 sièges parlementaires n’aient pu voter et que deux régions, Somali et Harar, qui ont voté en septembre, n’aient pas encore annoncé leurs résultats. Respectant peu des normes de base d’un vote crédible, Abiy et son Parti de la prospérité ont remporté 401 des 422 sièges à pourvoir en juin, ce qui lui a permis de revendiquer un mandat populaire pour ses politiques, notamment des pouvoirs accrus pour le gouvernement fédéral.

Alors qu'Abiy s'attendait à une victoire rapide l'année dernière, le TPLF a repris la majeure partie du Tigré, y compris la capitale Mekelle, et s'est installé dans les régions voisines d'Afar et d'Amhara. Combattant aux côtés de milices alliées de l'ethnie Amhara opposées à Abiy, le TPLF aurait pris deux villes clés et se trouverait à quelque 220 miles (352 kilomètres) d'Addis Abeba.

Le conflit armé dans le Tigré se déroule dans un contexte de conflits ethniques et de violences intercommunautaires dans de nombreuses régions du pays. De vastes étendues des régions de Benishangul-Gumuz, Afar, Somali, Oromia, Amhara et de la région du Sud sont sous le contrôle des «postes de commandement», c’est-à-dire sous un régime militaire de fait.

Avec la fin de la saison des pluies, les combats vont s’étendre au-delà du Tigré, ajoutant au terrible bilan jusque là de 100.000 morts. Le blocus de la région par le gouvernement fédéral a empêché la nourriture et les médicaments, dont l’aide des Nations unies (ONU) et toutes les aides internationales d’atteindre le Tigré. Selon les estimations de l’ONU, 5,2 millions de personnes dans le Tigré ont un besoin urgent d’aide et 400.000 risquent de mourir de faim. Les Nations unies affirment que près de 2 millions de Tigréens ont été déplacés par le conflit, ainsi que 450.000 personnes dans les provinces d’Afar et d’Amhara, dont 70.000 ont fui vers le Soudan.

Des accusations de massacres, de violences sexuelles et d’horrifiantes violations des droits de l’homme ont été portées des deux côtés. La semaine dernière, un rapport conjoint des Nations unies et de l’Éthiopie a présenté des témoignages de première main sur de nombreuses violations des droits de l’homme, dont certaines, selon Michelle Bachelet, haute-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, «peuvent s’apparenter à des crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité». Elle a ajouté que «la majorité des violations» entre novembre 2020 et juin 2021 semblaient avoir été commises par les forces éthiopiennes et leurs alliés érythréens, mais qu’après la contre-offensive du Tigré en juin, l’ONU avait reçu «un nombre croissant d’allégations de violations des droits de l’homme par les forces du Tigré».

En septembre dernier, le gouvernement Biden a annoncé qu’il envisageait des sanctions qui pourraient viser des commandants militaires, des responsables gouvernementaux, des institutions publiques et la compagnie aérienne nationale, Ethiopian Airlines, ce qui a incité Abiy à expulser sept hauts fonctionnaires de l’ONU. Le gouvernement américain a également suspendu l’aide à la sécurité et certaines aides économiques. Il a déclaré qu’il ne soutiendrait pas les fonds du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale destinés à l’Éthiopie et prévenu que les exportateurs éthiopiens pourraient perdre leur accès préférentiel au marché américain.

Le Conseil de sécurité des Nations unies a appelé à un cessez-le-feu, tandis que l’Union africaine a nommé l’ancien président nigérian Olusegun Obasanjo comme envoyé spécial dans la Corne de l’Afrique pour tenter de négocier des pourparlers.

Les États-Unis et d’autres pays occidentaux ont demandé à Abiy d’entamer des pourparlers avec les rebelles, en conseillant à leurs ressortissants de quitter le pays. Jeudi, Washington a envoyé Jeffrey Feltman, son négociateur pour la Corne de l’Afrique, à Addis-Abeba, pour tenter de persuader Abiy de renoncer à la guerre totale. Abiy aurait rejeté cette tentative comme une «ingérence extérieure».

Les combats en Éthiopie pourraient entraîner le Soudan dans la guerre. Les relations entre Addis-Abeba et Khartoum sont au plus bas actuellement. Les tensions concernent le barrage de la Grande Renaissance éthiopienne, qui pourrait affecter l’approvisionnement en eau du Soudan, et Al-Fashaga, les terres agricoles contestées adjacentes à l’ouest du Tigré, que le Soudan a occupées en décembre.

N’ayant plus les faveurs de Washington, Abiy espère pouvoir profiter de l’attention croissante accordée à la Corne de l’Afrique, au carrefour de l’Afrique, du Moyen-Orient et de la Méditerranée. Elle est devenue le centre des rivalités de grandes puissances et régionales, alors que la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar, les Émirats arabes unis, la Russie, Israël et la Chine (qui a financé la construction de la ligne ferroviaire Addis-Abeba–Djibouti dans le cadre de son initiative de «Nouvelle route de la soie») se bousculent pour y exercer une influence.

(Article paru d’abord en anglais le 9novembre 2021)

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