«Ce qu’ils sous-entendent en qualifiant la COVID d’endémique, c’est que nous n’aurons plus de COVID, ce qui est manifestement faux»

La Dre Eleanor Murray, épidémiologiste de l’université de Boston, s’exprime sur la COVID-19 et l’endémicité

Voici la première partie d’une interview en deux parties qui démystifie les affirmations selon lesquelles la COVID-19 est devenue endémique. (Lire: La deuxième partie)

La Dre Eleanor (Ellie) Murray est professeure adjointe d’épidémiologie à l’école de santé publique de l’université de Boston. Ses travaux portent notamment sur l’amélioration des méthodes de prise de décisions fondées sur des données probantes et sur l’interaction homme-données. Elle se concentre principalement sur les applications de santé publique et d’épidémiologie clinique, y compris les applications au VIH, au VPH, au cancer, aux maladies cardiovasculaires, aux troubles psychiatriques, aux troubles musculo-squelettiques, à l’épidémiologie sociale et environnementale et à la santé des mères et des adolescents. Elle mène également des métarecherches évaluant les biais dans les recherches existantes. Pendant la pandémie de COVID, la Dre Murray a travaillé à l’amélioration de la communication scientifique en matière d’épidémiologie et est rédactrice associée pour les médias sociaux au American Journal of Epidemiology.

Elle a écrit des commentaires sur la pandémie pour le Washington Post et a donné de nombreuses interviews sur le sujet. Plus récemment, elle a critiqué l’appel à déclarer la COVID endémique, invoquant une mauvaise utilisation du terme scientifique et s’opposant à sa politisation pour des manœuvres politiques opportunistes. Elle a eu la gentillesse d’accepter notre demande d’interview.

La Dre Eleanor Murray

Le Dr Benjamin Mateus (BM): Dre Murray, merci de vous entretenir avec le WSWS et de consacrer du temps pour faire cette interview. Vous êtes une experte de la COVID et une épidémiologiste. Peut-être pouvons-nous commencer par expliquer à nos lecteurs ce que vous faites et comment l’épidémiologie fonctionne-t-elle dans les aspects plus larges de la santé publique?

Dre Eleanor (Ellie) Murray (EM): Comme vous l’avez dit, je suis épidémiologiste, et plus précisément, je suis spécialisée dans les méthodes d’épidémiologie. Cela signifie que, même avant la COVID, mon travail a consisté à essayer de comprendre comment obtenir d’excellentes informations utilisables à partir de données sur la santé et les questions de santé publique.

Et comment communiquer ces informations aux gens? C’est donc le cadre que j’apporte à la recherche sur la COVID: m’assurer que nous posons les bons types de questions, que nous utilisons les types appropriés de collectes de données, de méthodes statistiques et d’autres moyens d’analyser ces données.

Enfin, nous devons communiquer correctement de manière à faire comprendre ce que nos données peuvent nous apprendre sur la pandémie. C’est ce que fait l’épidémiologie dans le domaine de la santé publique. On l’appelle parfois la boîte à outils de la santé publique; l’analyse des données est une composante particulière de la santé publique.

Mais il s’agit en fait de trouver comment formuler des questions complexes. La plupart du temps, nous cherchons à comprendre les effets néfastes de quelque chose pour lequel c’est impossible de réaliser une expérience ou un essai randomisé.

Nous devons essayer de donner un sens au monde et de comprendre les causes des résultats néfastes [tels que la maladie ou la mort]. Quelles sont les conséquences de cette exposition, et comment pouvons-nous les atténuer? Comment pouvons-nous les réduire?

BM:Puisque vous avez soulevé le sujet, peut-être pouvons-nous l’approfondir. Mercredi, le ministère américain de la Santé et des Services sociaux a essentiellement mis fin à son obligation pour les hôpitaux de déclarer les décès dus à la COVID-19 au gouvernement fédéral.

Les États réduisent également leurs rapports sur la COVID, et beaucoup mettent fin à leurs programmes de recherche des contacts. De plus, le CDC a réduit les directives d’isolement et de quarantaine à cinq jours. La Dre Walensky a même suggéré qu’on pourrait retourner au travail si l’on est asymptomatique. On constate déjà une augmentation des cas de COVID-19 contractée en milieu hospitalier chez les patients.

Le Royaume-Uni a fait état d’un récent essai clinique au cours duquel on a suivi des participants sciemment infectés par le virus du SRAS-CoV-2. Ils sont devenus infectieux en deux jours et sont restés infectieux en moyenne pendant neuf jours et au moins jusqu’à douze jours, ce qui soulève de nombreuses inquiétudes quant aux changements de lignes directrices du CDC. Et pendant ce temps, la pandémie continue à infecter à des taux élevés. En tant qu’épidémiologiste, que pensez-vous de ces développements?

EM: C’est extrêmement problématique. C’est presque comme si la station météorologique disait qu’elle ne suivrait plus les cellules orageuses et qu’elle ne lancerait plus d’alertes à la tornade. Et puis les États disent qu’ils ne vont plus enquêter sur les victimes de tornades.

Je pense que les gens seraient horrifiés. Le travail du gouvernement est de suivre les systèmes météorologiques, d’avertir lorsque les choses sont sur le point d’empirer, puis de rechercher et d’aider les personnes blessées ou décédées à la suite d’une catastrophe naturelle.

Mais pour une raison quelconque, les gens semblent penser qu’avec la COVID, ils peuvent faire l’autruche et prétendre que les tornades n’existent pas, qu’elles passeront juste à côté d’eux et que tout ira bien. Et ce n’est pas vrai. Nous avons besoin d’informations et de données pour savoir où cibler les ressources et l’alerte précoce.

BM:Pouvez-vous nous dire pourquoi ils feraient une telle chose? Quelle est la motivation derrière le démantèlement de ces tableaux de bord COVID et des mesures de santé publique?

EM: N’étant pas dans la pièce où on prend ces décisions, je ne peux que spéculer. Mais on peut imaginer que vraisemblablement une certaine pression existe sur le gouvernement pour qu’il déclare que la COVID est terminée. Avec les données qui sortent régulièrement, c’est beaucoup plus difficile à faire que si les informations ne sont pas accessibles aux gens.

BM:Outre le fait que c’est commode pour le gouvernement de déclarer la pandémie terminée, cela soulève des questions préoccupantes sur le rôle de la santé publique en tant qu’institution et sur l’état de la santé publique aux États-Unis.

Je soulève la question d’un point de vue historique. Au cours des 200 dernières années, l’espérance de vie en Amérique a été multipliée par deux grâce aux politiques et initiatives de santé publique. Mais ces gains ont essentiellement été érodés malgré l’augmentation des dépenses en soins de santé. L’accent n’est plus mis sur le développement des infrastructures de santé publique, mais sur l’adaptation à ce que l’on a appelé un «système coûteux de maladie».

Au cours de la pandémie, nous avons vu l’espérance de vie s’effondrer et le système de soins de santé s’écrouler en raison de vagues d’infections répétées. La main-d’œuvre est épuisée et beaucoup ont quitté la profession en raison du stress post-traumatique.

EM: Je décrirais la santé publique aux États-Unis en trois mots. Je dirais qu’elle est décentralisée, sous-financée et épuisée.

Les personnes travaillant dans les services de santé font énormément d’heures supplémentaires. De plus, une grande partie de leur attention et de leurs maigres ressources ont été détournées vers la COVID. Comme vous pouvez l’imaginer, leur capacité à surveiller d’autres maladies est très limitée.

Il convient également de noter que le système de santé publique des États-Unis est très décentralisé, État par État, parfois même comté par comté. Il n’y a pas une seule façon de gérer la santé publique. Même les départements de santé des États ne relèvent d’aucune sorte de… ce n’est pas hiérarchique. Il n’y a pas de département national de la santé auquel les départements de santé des États rendent compte.

Ils fournissent des informations au CDC [Centres de contrôle et de prévention des maladies] à la demande de ce dernier. Pour autant, le CDC n’est pas un département national de la santé au sens où l’on pourrait imaginer que d’autres départements travaillent au niveau fédéral.

Dans certains États, l’État ne supervise même pas les départements de santé des comtés ou les départements de santé locaux. Il y a donc beaucoup de gens qui essaient de se débrouiller du mieux qu’ils peuvent avec les ressources et les conseils limités dont ils disposent.

La santé publique a été chroniquement sous-financée pendant des décennies. Il n’y a jamais assez d’argent pour embaucher du personnel. Souvent, les services de santé ne peuvent payer que le salaire minimum. Mais les personnes qu’ils essaient souvent d’embaucher sont des professionnels titulaires d’une maîtrise en santé publique. Pour quelqu’un qui emprunte 50.000 dollars pour payer ses études et sa formation afin d’obtenir une maîtrise et qui accepte ensuite un emploi à 30.000 dollars par an… cela montre à quel point il est déterminé à travailler dans ce domaine, mais ce n’est pas viable. Le résultat est que beaucoup de personnes dans les services de santé n’ont jamais eu de formation en santé publique, car cela coûte beaucoup plus cher d’obtenir une formation que ce que l’on peut espérer récupérer en revenu.

En fait, la santé publique aux États-Unis était dans un état déplorable avant même la pandémie. Et aujourd’hui, je pense que la plupart des professionnels de la santé publique sont à bout de souffle.

BM:Merci pour la franchise de vos commentaires. Ils sont assez révélateurs et significatifs.

Je voudrais aborder le sujet de l’heure fréquemment mentionné dans tous les médias: la COVID est endémique, et nous pouvons déclarer la pandémie terminée. En octobre, vous avez soulevé cette question dans un long tweet.

Pour faire une brève mise en contexte, il y a eu un changement dans le message officiel qui s’est éloigné de l’idée que nous pouvions atteindre une immunité collective. Les responsables de la santé au niveau fédéral et au niveau des États avaient besoin d’une nouvelle plateforme dont ils pouvaient dépendre. Le concept d’endémicité de la COVID a fait son chemin, et pour le public, cela signifie vivre avec le virus de façon permanente. Cependant, l’idée d’endémicité qui est lancée n’est pas basée sur une construction scientifique mais sur une construction politique.

Dans votre tweet, vous avez écrit: «Tout le monde continue de parler du fait que la COVID devient endémique, mais en écoutant la conversation, il devient de plus en plus clair pour moi que très peu d’entre vous savent ce que signifie endémique».

Pourriez-vous d’abord définir ces termes – pandémie, épidémie et endémie – puis développer?

EM:Tout d’abord, une pandémie est une épidémie à une échelle beaucoup plus grande, tandis qu’une endémie ne fait pas partie de ce spectre et constitue une notion entièrement distincte. La définition officielle de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et du CDC d’une pandémie est une maladie qui se propage de manière incontrôlée dans deux ou plusieurs régions du monde.

Cette définition nous permet de faire la distinction entre une pandémie régionale plus localisée et une pandémie mondiale, bien que nous ne fassions généralement pas de différence entre les deux. Une épidémie n’est donc qu’une chose qui se trouve à un endroit, mais qui est hors de contrôle.

En réfléchissant à cette définition, nous pouvons donc nous demander si la COVID est [encore] pandémique. Est-elle hors de contrôle dans deux régions du monde ou plus?» La réponse à cette question est clairement: «Oui!»

Endémique, en revanche, est un terme plus technique, qui a plusieurs significations différentes en épidémiologie et un sens totalement différent en écologie. Il s’agit donc d’un concept beaucoup plus variable, ce qui, à mon avis, le rend apte à servir de sorte de terme politisé, car il peut être difficile de déterminer si quelqu’un en fait un mauvais usage ou s’il l’utilise simplement dans le mauvais contexte ou cadre.

Lorsque nous l’envisageons sous l’angle de la modélisation mathématique, qui est une construction concrète spécifique, le terme «endémique» désigne une maladie dans une région donnée, au cours d’une période donnée, où, en moyenne, elle infecte une nouvelle personne pour chaque infection actuelle au cours de cette période.

Il y a deux éléments vraiment cruciaux ici. Le premier est l’idée qu’il y a une stabilité moyenne des cas. Cela peut signifier que les cas sont à peu près les mêmes tout au long de la période, ou qu’il y a une certaine fluctuation saisonnière, mais que toute augmentation saisonnière doit être accompagnée d’une diminution saisonnière pour atteindre ce nombre fixe.

Mais l’autre point clé qui manque à la conversation est la spécificité de temps et de lieu; qu’un phénomène peut être endémique aujourd’hui et épidémique demain. Et il n’y a pas de contradiction avec ce qui se passe. Chaque année, nous avons la grippe saisonnière, et vous pouvez faire valoir que la grippe saisonnière est endémique dans de nombreuses régions du monde. Mais nous pouvons avoir une souche de grippe saisonnière et une souche de grippe pandémique au cours de la même saison grippale.

Nous pouvons donc avoir simultanément une grippe endémique et une grippe pandémique. Il n’y a pas nécessairement de raison pour que la COVID ne présente la même situation, car nous constatons que [le virus à l’origine de] la COVID mute en de nouveaux variants chaque fois que nous avons un pic hivernal important… jusqu’à présent. Les virologues nous ont dit qu’il évoluait moins vite que la grippe, mais nous voyons, d’un pic à l’autre des vagues de COVID, l’apparition d’un nouveau variant dominant.

À long terme, nous pourrions être dans une situation où nous avons des COVID saisonnières et parfois des pandémies de COVID.

BM:Cela soulève une question importante: ce virus peut-il vraiment devenir endémique un jour? Supposons que nous ayons un virus très contagieux, qui échappe au système immunitaire et qui mute constamment. En même temps, nous savons que les infections ou vaccinations antérieures ne confèrent pas une immunité durable, avec le fait supplémentaire qu’il s’agit d’un pathogène aérien transmis entre les personnes. Le coronavirus SRAS-CoV-2 peut-il un jour s’installer dans un état véritablement endémique?

EM: C’est là qu’intervient le caractère un peu flou du terme. En plus de cette définition mathématique très formelle, une définition existe qui est un peu plus vague d’une maladie qui se comporte de manière prévisible sur une période à long terme dans une zone donnée. Encore une fois, vous avez cette définition spécifique à la région et au temps. Néanmoins, la prévisibilité ne doit pas nécessairement se traduire par un niveau stable de cas d’une certaine manière.

J’ai mentionné que l’on pouvait qualifier la grippe saisonnière d’endémique, mais la grippe saisonnière n’est pas au même niveau toute l’année et elle circule dans le monde entier. Il y a donc aussi un argument selon lequel elle n’est pas endémique.

Une façon d’y réfléchir est de demander: «la grippe est-elle prévisible?» Et, dans l’ensemble, la réponse est «oui». Mais en plus de ce caractère prévisible, nous devons exercer une surveillance constante pour nous assurer que nous ne voyons pas une souche pandémique imprévisible commencer à circuler.

Pour en revenir à la COVID, si nous voulons demander: «la COVID est-elle pandémique en ce moment?» Alors nous devons admettre qu’elle l’est puisqu’elle est hors de contrôle dans deux ou plusieurs régions du monde. «Est-elle endémique?» Ce n’est pas endémique selon la définition mathématique, mais est-ce endémique selon la définition de caractère prévisible?

Là, je pense, il y a une sorte d’argument à faire valoir. Mais c’est précisément l’inverse de celui que les gens utilisent pour parler d’endémicité, à savoir que depuis deux ans, nous avons observé de manière fiable un pic estival et un pic hivernal, et que le pic hivernal est peut-être deux fois plus important que le pic estival. Et ces pics sont suivis d’hospitalisations et de décès malgré les vaccins ou les mesures d’atténuation en place.

Ainsi, si nous continuons sur notre lancée, notre meilleure prédiction pour la prochaine décennie de COVID est une série de pics estivaux et hivernaux qui se répètent avec potentiellement de nouveaux variants chaque année, ce qui signifie que nous pourrions avoir besoin de vaccinations annuelles avec des vaccins mis à jour pour correspondre aux nouveaux variants.

C’est peut-être quelque chose que l’on peut prédire comme pouvant se produire. En utilisant cette définition, la COVID peut être considérée comme endémique, mais ce n’est pas ainsi que les gens l’utilisent. Ils disent que si la COVID est endémique, nous n’avons plus besoin de faire quoi que ce soit. Et c’est une prédiction ridicule. Ce qu’ils sous-entendent en qualifiant la COVID d’endémique, c’est que nous n’aurons plus de COVID, ce qui est manifestement faux.

Pour clarifier ce point, après l’interview, j’ai posé les questions suivantes à la Dre Murray dans un courriel qui reprend ces questions:

BM:Vous avez mentionné la prévisibilité de la grippe et de la COVID-19 en hiver. Ces vagues ne sont-elles pas un sous-produit de l’activité humaine, un ingrédient essentiel dans la transmission des infections? Autrement dit, la réouverture des écoles et le temps froid amènent les gens à l’intérieur, ce qui contribue à la prévisibilité?

EM:C’est une grande question sans réponse pour la COVID. Nous ne savons pas encore dans quelle mesure nos choix par rapport aux facteurs environnementaux ont un impact sur les modèles de vagues. Il existe des preuves raisonnables que l’humidité joue un rôle crucial dans la saisonnalité de la grippe. Mais nous savons aussi que les écoles sont des lieux clés de transmission de la grippe. Il ne s’agit donc probablement pas QUE de l’humidité.

Même si nous ne comprenons pas complètement pourquoi la saison de la grippe se produit au moment où elle se produit, nous pouvons la prévoir assez bien. Nous n’avons pas nécessairement besoin de savoir pourquoi les vagues de COVID se produisent pour les prévoir non plus – mais comprendre pourquoi peut nous aider à développer des solutions pour minimiser l’ampleur des vagues infectieuses.

BM:La disparition de la grippe en 2020, alors qu’un seul enfant est mort de la grippe, produit des mesures d’atténuation en place à l’époque, n’offre-t-elle pas une donnée importante?

EM:Ce sera certainement le cas, mais les enquêtes sur la nature de ces enseignements ne sont pas encore terminées. Il semble raisonnable de conclure au moins que la grippe est plus facile à influencer que la COVID, étant donné que nous essayions de minimiser la COVID et que nous avons plutôt minimisé la grippe.

BM:Le taux de reproduction (R0) de la grippe est également beaucoup plus faible que celui du SARS-CoV-2.

EM:En effet.

L’interview reprend ici.

BM: Je pense qu’il est essentiel de souligner le caractère mondial de la pandémie. Ce que je veux dire par là, c’est que même si nous vivons dans une région particulière du monde, le caractère mondial des communautés dans lesquelles nous vivons permet à ces virus aériens de se propager en quelques semaines aux quatre coins du monde.

Par exemple, on a détecté Omicron en Afrique du Sud le 9 novembre 2021, et en quelques semaines seulement, il est devenu dominant dans le monde entier. L’idée que le virus reste endémique dans une région alors qu’il se déplace dans le monde entier, traverse toutes les frontières et infecte tout le monde rend difficile à concevoir l’idée qu’il puisse être endémique.

En revanche, le paludisme est endémique parce que le parasite à l’origine de la maladie doit être transmis à l’humain par les moustiques anophèles dans des régions particulières du monde: l’Asie, l’Amérique du Sud et l’Afrique. Il n’est pas contagieux entre les personnes.

De même, la dengue, endémique au Brésil et non contagieuse entre les personnes, dépend d’une interaction complexe entre les communautés, le climat et la dynamique des moustiques, qui prospèrent dans les eaux stagnantes. Vous pouvez voir comment ces agents pathogènes [particuliers] développent le modèle endémique que vous avez décrit.

EM: Je pense que le lien entre le paludisme et la dengue est important et intéressant. Les gens ont peut-être oublié à quoi ressemblait le paludisme autrefois.

Il y avait un autre virus transmis par les moustiques qui a été très important dans l’histoire américaine, la fièvre jaune. La malaria et la fièvre jaune étaient régulièrement présentes aux États-Unis dans des villes comme Philadelphie, Washington et même Boston. Lorsque les moustiques étaient actifs pendant l’été, on assistait à des épidémies de ces maladies.

[Au cours de l’été 1793, une épidémie de fièvre jaune a tué dix pour cent de la population de Philadelphie sur plusieurs mois. À l’époque, on n’avait pas encore établi le lien entre les moustiques et la maladie].

Le gouvernement américain a décidé que ce n’était pas quelque chose qu’il était prêt à supporter et a institué de nombreuses mesures de santé publique différentes pour contrôler ces maladies endémiques. Et ils ont réussi à éliminer la malaria et la fièvre jaune des États-Unis.

Aujourd’hui, nous pouvons voir des gens entrer dans le pays avec ces maladies, mais nous ne voyons pas les gens être infectés régulièrement de manière durable. Ils ont notamment creusé des fossés de drainage et utilisé des insecticides pour contrôler les populations de moustiques. Le Corps des ingénieurs de l’armée américaine a creusé des kilomètres de fossés de drainage dans tout le pays, avec un grand succès. C’était un élément crucial de l’élimination de la malaria et de la fièvre jaune. En effet, comme vous l’avez mentionné, les moustiques ont besoin d’eau pour se reproduire, et si l’on draine l’eau stagnante, cela perturbe leur cycle de reproduction. Même si l’on ne se débarrasse que temporairement des moustiques, cela aidera à éliminer les maladies.

Mais maintenant, les moustiques reviennent, car les températures augmentent en été et les hivers sont moins froids. Nous constatons une propagation de plus en plus importante des moustiques qui peuvent potentiellement transporter ces agents pathogènes. C’est tout à fait possible, si les conditions sont réunies et que quelques personnes atteintes de malaria se trouvent dans un endroit où il y a beaucoup de moustiques, que ces maladies réapparaissent aux États-Unis. Elles peuvent se réinstaller dans les populations de moustiques, et la maladie peut redevenir endémique dans le pays.

C’est l’autre chose que nous devons reconnaître. Lorsqu’une maladie existe quelque part à l’état endémique, cela ne signifie pas qu’elle restera endémique. Nous pouvons l’éliminer, mais l’éliminer ne signifie pas qu’elle sera toujours limitée. Elle peut revenir.

BM:Deux points interdépendants que vous avez soulevés dans votre fil Twitter m’ont interpellé sur l’endémicité.

L’un d’eux était l’idée qu’une maladie endémique n’implique pas une infection bénigne, comme les médias essaient de le faire croire pour la COVID endémique. Un rapport récent du New England Journal of Medicine indique que la virulence intrinsèque du variant Omicron est 75 pour cent de celle de Delta. Vous avez également déclaré que l’éradication et l’élimination pourraient être difficiles à réaliser, mais que si nous y parvenions, nous n’aurions plus à penser à la COVID. Puis vous avez écrit: «Endémicité signifie qu’on doit toujours penser à la COVID».

À quoi ressemble une COVID endémique? Quelle obligation sociale le gouvernement a-t-il envers le public lorsqu’une maladie est endémique? Et si nous pouvons maitriser la maladie grâce à la technologie, aux tests, aux interventions médicales, cela ne signifie-t-il pas aussi que nous pouvons l’éliminer? C’est-à-dire, que l’élimination est la meilleure méthode de contrôle?

EM: L’élimination signifie que la maladie n’est plus présente dans une zone, un pays ou une région donnée. Leurs efforts de contrôle doivent se résumer à s’assurer qu’elle n’entre pas dans le pays ou la région ou, si elle y entre, à réagir rapidement pour interrompre la chaîne d’infections. Mais la plupart du temps, ils n’ont rien à faire en dehors de la surveillance.

L’éradication signifie que la maladie a complètement disparu des populations du monde entier. Et peut-être qu’elle n’existe que dans un laboratoire comme la variole.

Beaucoup de gens disent qu’on ne va jamais éliminer la COVID. Dans un avenir prévisible, je pense qu’on ne va pas éliminer la COVID aux États-Unis. Mais certains pays ont éliminé la COVID, et certains pays essaient d’arrêter la COVID et ont des chances d’y parvenir.

L’élimination de la COVID, au niveau local, régional ou national, est possible. Nous en avons vu des exemples. Mais la vraie question est de savoir si la volonté politique est là pour la mettre en œuvre.

Mais pour ce qui est de ne pas éliminer la COVID, ce à quoi nous pourrions nous attendre, je pense que c’est là que toutes ces comparaisons entre la COVID et la grippe portent finalement leurs fruits. Lorsque nous pensons à la surveillance, au suivi et à la réponse à la grippe chaque année, il s’agit d’une vaste industrie.

Il y a la surveillance. Il y a le génotypage. Il y a le partage des données génomiques. Il y a les mises à jour des vaccins. Des comités se réunissent pour décider de la composition du prochain vaccin. Il y a des hôpitaux sentinelles où on va tester tout patient qui se présente avec un ensemble particulier de symptômes pour les pathogènes respiratoires, y compris la grippe. Les résultats de ces tests seront communiqués au CDC afin que ce dernier puisse les contrôler, en examinant quel pourcentage de personnes qui présentent des symptômes similaires à ceux de la grippe ont la grippe à un moment donné. Et ceux-ci sont répartis dans tout le pays.

Il y a aussi des plans pour les hôpitaux s’ils ont une certaine quantité de grippe. Ils mettront en place certaines précautions comme la limitation des heures de visite ou l’arrêt de toutes les visites pendant une courte période.

Sur le campus médical où je travaille, si les employés choisissent de ne pas se faire vacciner contre la grippe, ils acceptent également de prendre un congé non rémunéré pendant la durée de ces précautions, lorsque la grippe atteint un certain niveau et que le campus doit prendre des précautions. C’est la conséquence de ne pas se faire vacciner contre la grippe quand on travaille dans un endroit où la grippe a un impact important sur de nombreuses personnes et sur les personnes à risque.

Et toutes ces choses que nous faisons pour la grippe, nous allons probablement devoir les faire aussi pour la COVID. Et puis la COVID n’est pas la grippe. Il est pire que la grippe. Et donc, ce que nous voyons aussi, c’est que nous avons la COVID longue, et des personnes atteintes de COVID qui souffrent de maladies chroniques. Nous avons une COVID qui déclenche d’autres problèmes de santé. Certains éléments indiquent qu’elle pourrait déclencher le diabète, du moins chez les jeunes. Nous allons devoir investir dans le suivi, le traitement et la recherche de toutes ces maladies chroniques post-COVID.

Nous aurons probablement besoin d’un financement de recherche distinct consacré à la COVID pour une durée indéterminée, comme c’est le cas pour le VIH/SIDA. Si les cas de COVID continuent à se produire aux niveaux actuels, nous devrons développer considérablement notre système de soins de santé, notre personnel de santé, nos unités de soins intensifs et notre personnel formé aux soins intensifs.

Nous devrons peut-être envisager que les infirmières praticiennes assument une plus grande partie des tâches des médecins, afin que ces derniers puissent se concentrer davantage sur le traitement des patients atteints de COVID grave. Si c’est ce à quoi cela devait ressembler, comment faire pour que cela soit viable pour notre société? Parce que pour l’instant, ce n’est pas viable.

À suivre

(Article paru en anglais le 8 février 2022)

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