Explosions sociales au Soudan alors que des millions d’Africains souffrent de la faim en raison de la guerre en Ukraine et des sanctions contre la Russie

Des milliers de travailleurs et d’étudiants sont descendus dans les rues des villes du Soudan pour protester contre la flambée des prix des denrées alimentaires et du carburant. Les prix des denrées alimentaires sont de 100 à 200 pour cent plus élevés que l’année dernière et l’inflation atteint 250 pour cent.

La semaine dernière, dans la capitale Khartoum, les manifestants ont été la cible de gaz lacrymogènes et de grenades assourdissantes alors qu’ils s’approchaient à moins de 200 mètres du palais présidentiel.

Des manifestants soudanais anti-coup d’État participent à des manifestations contre le régime militaire à Khartoum, au Soudan, le lundi 14 mars 2022 (AP Photo/Marwan Ali)

Les manifestations de masse font suite à la chute brutale de la valeur de la livre soudanaise au cours du mois dernier, alors que la junte militaire mettait fin à sa politique de monnaie fixe. Les manifestations se déroulent parallèlement aux grèves en cours des enseignants et des cheminots dans la ville d’Atbara en raison de leurs salaires effroyablement bas.

Selon le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies, près de la moitié des 44 millions de Soudanais souffriront de la faim cette année en raison de l’éviction par l’armée du premier ministre Abdalla Hamdouk en octobre dernier (qui a incité les institutions financières internationales à suspendre des milliards de dollars d’aide budgétaire cruciale), de la guerre en Ukraine et des sanctions imposées à la Russie.

Selon le PAM, environ 20 millions de personnes sont susceptibles de se retrouver à des niveaux «d’urgence» ou «de crise» d’«insécurité alimentaire aiguë», soit deux fois plus qu’en 2021. La situation s’est aggravée de façon spectaculaire en raison de la flambée des prix mondiaux des céréales, de la pénurie de devises étrangères et de la sécheresse dans certaines régions du pays, alimentant l’escalade du mouvement de protestation qui exige la fin du régime militaire.

Comme de nombreux pays d’Afrique, le Soudan s’est approvisionné en 2021 auprès de la Russie et de l’Ukraine pour environ 35 pour cent de ses importations de blé et doit maintenant trouver un autre fournisseur qui exige des prix bien plus élevés. L’année dernière, la Russie et l’Ukraine comptaient pour près d’un tiers des exportations mondiales de céréales, un cinquième du commerce du maïs et près de 80 pour cent de la production d’huile de tournesol. Selon le ministère américain de l’Agriculture, les réserves mondiales de blé vont se resserrer et les exportations de la Russie et de l’Ukraine pourraient être inférieures de 7 millions de tonnes aux prévisions d’avant la guerre.

À la suite de la guerre provoquée par les États-Unis et l’OTAN, les exportations de la Russie et de l’Ukraine se sont pratiquement arrêtées en raison des sanctions imposées par Washington et les puissances européennes aux banques, aux compagnies maritimes et aériennes russes, ainsi que l’interdiction par l’Ukraine des exportations de céréales et d’autres produits alimentaires afin d’éviter une crise humanitaire nationale. Les ports du nord de la mer Noire, où se déroulent certains des combats les plus destructeurs et par lesquels transitent la plupart des exportations de céréales de la Russie et de l’Ukraine, ont été fermés, tandis que les interdictions de vol obligent les avions-cargo à contourner l’espace aérien russe. Cette situation exacerbe les prix des denrées alimentaires déjà en hausse en raison des problèmes de chaîne d’approvisionnement liés à la pandémie et aggrave la pauvreté.

Le nord de la région de la mer Noire exporte au moins 12 pour cent des calories alimentaires échangées dans le monde, tandis que 45 pour cent des exportations de l’Ukraine – qui possède un tiers des sols les plus fertiles du monde – sont liées à l’agriculture. Comme une partie des exportations ukrainiennes est utilisée pour l’alimentation animale, l’interdiction et les perturbations des exportations risquent d’avoir un impact sur le bétail. Le fait que des agriculteurs fuient les combats et la destruction des infrastructures et des équipements menace la saison des plantations d’avril.

Selon le Fonds monétaire international (FMI), le prix du blé a augmenté de 80 pour cent entre avril 2020 et décembre 2021 à mesure que la pandémie s’installait, provoquant une envolée des prix des denrées alimentaires à leur plus haut niveau depuis les années 1970. Depuis le début de l’année 2022, le prix du blé a augmenté de 37 pour cent et celui du maïs de 21 pour cent. Les prix à terme du blé ont augmenté de 80 pour cent par rapport à il y a six mois, et ceux du maïs de 58 pour cent.

Vingt-trois des 54 pays d’Afrique dépendent de la Russie et de l’Ukraine pour plus de la moitié des importations d’un de leurs produits de base. Certains pays sont encore plus dépendants: le Soudan, l’Égypte, la Tanzanie, l’Érythrée et le Bénin importent 80 pour cent de leur blé, et l’Algérie, le Soudan et la Tunisie importent plus de 95 pour cent de leur huile de tournesol de Russie et d’Ukraine. Ces pays connaissent eux aussi une hausse généralisée des prix, ce qui exacerbe la faim dans un contexte où la plupart des élites africaines n’offrent aucun filet de sécurité sociale.

Dépendance de l’Afrique vis-à-vis du blé russe et ukrainien. 25 pays africains importent plus d’un tiers de leur blé de Russie et d’Ukraine. 15 pays importent plus de la moitié de leur approvisionnement. (Source: Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement-@UNCTAD/Twitter)

Le coût de la vie va s’envoler, en particulier dans les pays qui importent la plupart de leurs denrées alimentaires et où les effets économiques de la COVID-19 se sont le plus fait sentir: au Nigeria, au Kenya, au Ghana, au Rwanda et en Égypte. Cela risque de doubler le nombre de personnes confrontées à la faim en Afrique, qui devrait atteindre plus de 500 millions sur les 1,2 milliard d’habitants que compte le continent.

Les dangers sont particulièrement aigus en Égypte, premier acheteur mondial de blé et premier importateur de blé de Russie et d’Ukraine, avec 80 pour cent des importations totales. Environ 30 millions des 104 millions d’Égyptiens vivent avec moins de 1,50 dollar par jour et plus de 70 millions dépendent des importations subventionnées par le gouvernement pour leur pain et leur huile végétale.

Le gouvernement a interdit l’exportation de blé, de farine et d’autres produits de base, ce qui va précipiter une forte hausse des prix et aura des répercussions sur des pays comme le Yémen, déjà confrontés à la plus grande crise humanitaire du monde. L’année dernière, le président Abdel Fatteh al-Sisi a annoncé qu’il allait augmenter les prix du pain subventionnés. Étant donné que les subventions égyptiennes pour le pain coûtent déjà 3,2 milliards de dollars par an, le ministère des Finances estime qu’il devra prévoir un budget supplémentaire de 763 millions de dollars en 2021-22.

En juillet dernier, le gouvernement a réduit les subventions pour l’huile de tournesol et de soja de 20 pour cent, et l’huile végétale non mélangée de 23,5 pour cent. Cette semaine, le premier ministre Moustafa Madbouly a fixé le prix du pain non subventionné à 11,5 livres égyptiennes, soit une hausse de 25 pour cent, alors que la monnaie a chuté de 14 pour cent par rapport au dollar suite à la guerre en Ukraine.

La Libye, qui dépend de l’Ukraine pour plus de 40 pour cent de ses importations de blé, a vu le prix du blé et de la farine augmenter jusqu’à 30 pour cent. Selon le PAM, avant même l’invasion de l’Ukraine par la Russie, 12 pour cent des Libyens, soit 511.000 personnes, auraient besoin d’une aide alimentaire en 2022. La Libye compte également 635.051 migrants, demandeurs d’asile et réfugiés, dont un quart souffrirait d’insécurité alimentaire modérée ou grave. Ces chiffres terribles témoignent de la dévastation causée par la guerre de l’OTAN de 2011 contre ce qui était un pays à revenu intermédiaire.

Le Soudan du Sud, déchiré par la guerre civile et les conflits entre cliques rivales pour le contrôle des ressources pétrolières du pays depuis l’indépendance en 2011, est face à la famine: 8,9 millions des 12 millions d’habitants du pays – dont 680.000 personnes touchées par les inondations depuis mai 2021 – devraient être confrontés à la faim pendant la prochaine saison sèche.

En Éthiopie, les combats dans la province du Tigré et les environs ont déplacé plus de 2 millions de personnes. La plupart des quatre millions de Tigréens restants n’ont pas assez de nourriture et survivent en réduisant les repas, en vendant des récoltes pour payer des dettes ou en mendiant. 454.000 enfants souffrent de malnutrition, dont plus d’un quart souffrent de malnutrition sévère, ainsi que 120.000 femmes enceintes ou allaitantes. La situation est aggravée par l’incapacité des Nations unies à acheminer des denrées alimentaires d’urgence dans le Tigré depuis la mi-décembre.

Selon le PAM, 44 millions de personnes dans le monde sont au bord de la famine et 232 millions d’autres sont sur le point d’être dans la même situation. Le PAM a été durement touché, car la moitié du blé qu’il distribue en cas de crise humanitaire provient d’Ukraine. Le PAM doit se tourner vers d’autres fournisseurs à un coût plus élevé dans un contexte de demande massivement accrue de la part de pays déchirés par des guerres et des conflits dirigés ou provoqués par les États-Unis, dans des pays comme l’Afghanistan, la Syrie, le Yémen, l’Éthiopie et le Soudan, alors même que ses fonds qui proviennent des pays avancés s’effondrent à mesure que les ressources sont détournées vers l’Ukraine.

Les dirigeants et analystes du monde entier savent que l’expansion de la faim alimentera l’instabilité sociale, les migrations et les troubles politiques, tout comme l’augmentation du coût de la vie a précipité le printemps arabe en 2011. L’année dernière, cinq coups d’État ont eu lieu en Afrique de l’Ouest. Seuls 22 pour cent des 1,2 milliard d’habitants du continent sont vaccinés contre la COVID-19, et l’aide de 100 milliards de dollars promise par les pays avancés pour faire face à la pandémie se fait toujours atteindre. Une vingtaine de pays sont massivement endettés et proches du défaut de paiement sur des prêts internationaux.

(Article paru en anglais le 23 mars 2022)

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