Les travailleurs doivent s’opposer au projet de loi 96, la loi linguistique chauvine du Québec

L’Assemblée nationale du Québec a adopté le projet de loi 96 – une loi linguistique chauvine – par un vote de 78 contre 29 mardi.

Ont voté pour le projet de loi 96 la Coalition Avenir Québec (CAQ), dirigée par le multimillionnaire François Legault, ancien PDG d’Air Transat, et la pseudo-gauche indépendantiste Québec Solidaire. Le Parti libéral du Québec, fédéraliste, et le Parti québécois (PQ) ont voté contre. Le PQ, qui a organisé des référendums en 1980 et 1995 sur la «souveraineté» ou l’indépendance du Québec, a agi ainsi parce qu’il estimait que le projet de loi 96 n’allait pas assez loin dans l’affirmation de la suprématie du français comme seule «langue officielle» du Québec.

D’une centaine de pages et 201 articles, la loi 96 est présentée par le premier ministre du Québec Legault comme une «modernisation» indispensable de la loi 101, la Charte de la langue française que le Parti québécois a adoptée peu après son arrivée au pouvoir en novembre 1975.

Justifiée au nom de la lutte contre la menace exagérée du déclin démographique du français au Québec, la seule province canadienne à majorité francophone, la loi 96 est fondamentalement antidémocratique.

Elle renforcerait la position privilégiée de la langue française dans la vie publique québécoise. C’est d’ailleurs son objectif déclaré. Intitulé officiellement «Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français», le projet de loi 96 ajouterait à la Constitution canadienne deux clauses stipulant que «les Québécois forment une nation» et que «le français est la seule langue officielle du Québec. C’est aussi la seule langue commune de la nation québécoise».

Le projet de loi 96 a trois objectifs interdépendants:

1) promouvoir le nationalisme et le chauvinisme québécois afin de renforcer la domination politique et idéologique de l’élite dirigeante du Québec, et diviser la classe ouvrière au Québec selon des lignes ethnolinguistiques et les travailleurs québécois de leurs frères et sœurs de classe dans le reste du Canada et à l’étranger;

2) renforcer la position de la petite-bourgeoisie francophone en élargissant les éléments de type discrimination positive de la loi 101;

3) renforcer la position du gouvernement et de l’élite du Québec dans ses luttes de pouvoir avec Ottawa et les autres factions provinciales ou régionales de la bourgeoisie.

Le projet de loi 96 s’inscrit dans la lignée d’autres mesures chauvines introduites par le gouvernement de la CAQ. La plus notable et la plus odieuse d’entre elles est sa loi sur la «laïcité» (communément appelée projet de loi 21), qui vise les minorités religieuses, en particulier les femmes musulmanes. Le projet de loi 21 interdit aux personnes qui portent des «signes religieux», comme le hijab ou la kippa juive, d’être employées par le gouvernement du Québec en tant qu’enseignantes ou dans d’autres postes «d’autorité», et interdit aux femmes musulmanes qui portent le niqab ou la burka de bénéficier des services publics de base, y compris les soins de santé et l’éducation.

Sachant pertinemment que le projet de loi 96 bafoue les droits démocratiques, le gouvernement de la CAQ a invoqué la «clause dérogatoire» pour le soustraire aux contestations constitutionnelles en vertu de la Charte des droits et libertés de la Constitution canadienne ou de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

L’utilisation de la «clause dérogatoire» est de plus en plus normalisée par les gouvernements du Canada. Mais le gouvernement de la CAQ est allé plus loin en protégeant de manière préventive l’ensemble de la loi, et pas seulement une ou plusieurs clauses spécifiques, contre les contestations judiciaires au motif qu’elles violent les droits démocratiques fondamentaux.

Certaines des dispositions les plus importantes du projet de loi 96 auraient les conséquences suivantes:

*Étendre les dispositions de la loi 101 qui exigent que le français soit la principale langue de travail aux entreprises de 25 à 49 employés et aux secteurs de l’économie réglementés par le gouvernement fédéral (par exemple, les banques, les sociétés d’État fédérales, les télécommunications, le transport aérien et une grande partie du transport ferroviaire).

*Empêcher, dans la plupart des cas, tous les membres de la «communauté anglaise historique», à l’exception de ceux désignés par l’État, de communiquer avec le gouvernement provincial en anglais et d’accéder aux services publics essentiels, y compris les soins de santé, en anglais.

*Obliger tous les immigrants et réfugiés à communiquer exclusivement avec le gouvernement en français, à partir de 6 mois après leur arrivée dans la province, et interdire aux travailleurs du secteur public (à l’exception de ceux employés dans certaines institutions bilingues officiellement désignées) de communiquer avec eux en anglais ou dans toute autre langue. L’utilisation d’interprètes financés par l’État est expressément interdite.

*Afin de limiter davantage l’inscription des francophones et des allophones (ceux dont la langue maternelle n’est ni l’anglais ni le français) dans les cégeps anglais, s’assurer que la préférence dans les admissions est accordée à ceux qui sont autorisés à recevoir leur éducation primaire et secondaire en anglais en vertu des dispositions restrictives de la Loi 101.

*Mettre en place un ministère de la langue française et un commissaire à la langue française, et donner aux inspecteurs de la langue des pouvoirs étendus pour accéder aux ordinateurs et aux données, sans avoir à obtenir de mandat, afin de s’assurer que les dispositions des lois 96 et 101 sont respectées.

*Donner au français une «prédominance marquée ou nette» sur toutes les enseignes commerciales. (Déjà, la plupart des enseignes commerciales et publiques doivent être en français et le texte français doit être «nettement prédominant»).

*Accorder aux textes français des lois et règlements du gouvernement provincial la préséance d’interprétation sur leurs versions anglaises.

Le projet de loi 96 est présenté par le gouvernement de la CAQ comme un élément majeur du programme nationaliste-autonomiste «Le Québec d’abord», qui comprend tout, du projet de loi 21 à la législation réduisant les niveaux d’immigration (projet de loi 9), en passant par un nouveau programme scolaire obligatoire visant à renforcer la fierté de la culture et des valeurs «uniques» du Québec, et toute une gamme de mesures économiques nationalistes.

Le premier ministre du Québec et fondateur de la CAQ, François Legault, n’a cessé de promouvoir ce programme comme un moyen de renforcer la «cohésion sociale», c’est-à-dire d’étouffer la lutte des classes et de défendre les «intérêts nationaux» de la bourgeoisie québécoise.

De façon révélatrice, Legault a montré la pandémie comme une preuve de ce que les Québécois peuvent accomplir lorsqu’ils sont «unis». En réalité, la politique du gouvernement, qui fait passer les profits avant les vies, a entraîné un bilan dévastateur d’infections massives, de décès et de misère sociale. Avec plus de 15.000 décès officiellement enregistrés pour la COVID-19, les décès dus à la pandémie au Québec dépassent de loin ceux de toutes les autres provinces, tant en termes absolus que par habitant. Mais l’opposition de la classe ouvrière a été étouffée par une «union sacrée» nationaliste de l’establishment québécois, soutenue par les syndicats et Québec Solidaire.

À la base, la promotion par le gouvernement de la CAQ et l’élite québécoise d’un chauvinisme de droite toujours plus explicite est née de l’anxiété et de la peur. La peur, surtout, que leur emprise idéologico-politique sur la classe ouvrière ait été minée par des décennies d’austérité capitaliste, d’inégalités sociales toujours plus profondes et de participation de l’impérialisme canadien, avec leur soutien indéfectible, aux guerres et agressions menées par les États-Unis.

Le soutien populaire au PLQ et au PQ alternativement au pouvoir au Québec de 1970 à 2018 – les partis fédéralistes et souverainistes québécois rivaux qui ont incarné le nouveau nationalisme québécois laïc des années 1960, qui ont défendu pendant plusieurs décennies un programme visant à faire un large usage du pouvoir de l’État pour promouvoir la croissance de la bourgeoisie francophone – a subi une véritable hémorragie.

De plus, le développement de la vie socio-économique, y compris la réponse désastreuse des gouvernements du monde entier à la pandémie de COVID-19, démontre que le capitalisme et le système d’État-nation dans lequel il est historiquement enraciné sont en conflit irréconciliable avec les besoins de la société. Aucun des problèmes brûlants auxquels sont confrontés les travailleurs ne peut être résolu sur une base nationale.

Depuis des décennies, les syndicats du Québec font la promotion du nationalisme québécois comme couverture politique et idéologique et comme légitimation de leurs liens toujours plus étroits avec les grandes entreprises et l’État, et de leur rôle de partenaires juniors dans l’imposition de l’austérité capitaliste. Comme on pouvait s’y attendre, les syndicats ont été parmi les partisans les plus enthousiastes du projet de loi 96 de la CAQ. La FTQ, la plus grande des fédérations syndicales du Québec, a publié mercredi un communiqué de presse dans lequel elle se dit «réjouie» de son adoption. Dans la mesure où les syndicats ont critiqué le projet de loi 96, c’est dans la lignée du PQ – le parti indépendantiste des grandes entreprises, qu’ils ont promu sans vergogne pendant des décennies, alors qu’il réduisait les dépenses sociales et attaquait les droits des travailleurs –, c’est-à-dire qu’il n’allait pas assez loin.

Le soutien de Québec Solidaire au projet de loi 96 est à la fois entièrement prévisible et politiquement accablant. Pendant des décennies, la pseudo-gauche québécoise, et en particulier les divers groupements staliniens et pablistes, a fait la promotion du mensonge selon lequel le nationalisme québécois et l’appel au remaniement des frontières de l’Amérique du Nord pour créer un troisième État impérialiste en Amérique du Nord, une République du Québec, étaient «progressistes». Ils ont joué un rôle important en aidant la bureaucratie syndicale à détourner un mouvement explosif de la classe ouvrière québécoise à la fin des années 1960 et dans les années 1970, qui faisait partie d’une éruption mondiale de la lutte des classes, derrière le PQ. Et ils ont continué à promouvoir le nationalisme québécois – y compris en donnant une légitimité aux débats bidon et nauséabonds sur les accommodements «excessifs» pour les immigrants et l’interdiction pour les travailleurs du secteur public de porter des symboles religieux – alors qu’il devenait de plus en plus explicitement chauvin et de droite.

La réaction initiale de l’establishment politique canadien hors Québec au projet de loi 96 a été discrète. À l’approche des élections de septembre 2021, tous les partis fédéralistes ont tenté d’éviter la question du projet de loi 21, et encore plus celle du projet de loi 96 qui n’en était alors qu’à sa première version, de peur de se mettre à dos Legault et son gouvernement de la CAQ. Legault est un populiste de droite typique, mais des sections puissantes de l’élite québécoise l’ont présenté comme un titan politique.

De plus, plusieurs des conceptions nationalistes réactionnaires qui sous-tendent le projet de loi 96 ne sont pas nécessairement en conflit avec la promotion incessante de la politique identitaire par le gouvernement Trudeau soutenu par le NPD, y compris la notion de plus en plus importante que le Canada est composé de communautés distinctes définies par la race, l’ethnicité et la religion, et nécessitant une représentation séparée.

Cela dit, on a constaté un changement marqué dans l’attitude de l’establishment politique anglo-canadien au cours des dernières semaines. Cela comprend la couverture médiatique importante des manifestations «anglophones» contre la loi 96 à Montréal.

Les forces politiques fédéralistes qui dénoncent maintenant le projet de loi 96 ne le font pas dans l’optique de défendre les droits démocratiques fondamentaux, mais plutôt l’«unité nationale» canadienne et l’État fédéral, principal instrument politique par lequel la bourgeoisie exerce son pouvoir.

Un chœur de chroniqueurs du National Postet du Toronto Sunqui, il y a quelques semaines seulement, soutenaient l’instrumentalisation par les conservateurs du Convoi de la liberté, un mouvement d’extrême droite, pour faire pression en faveur de la suppression de toutes les mesures de santé publique anti-COVID restantes et déstabiliser le gouvernement libéral de Trudeau, tonnent maintenant contre les dispositions antidémocratiques du projet de loi 96.

Quant à Trudeau, il se targue de défendre les valeurs démocratiques, alors qu’il préside à l’aggravation des inégalités sociales, qu’il rend régulièrement illégales les grèves syndicales et qu’il apporte un soutien sans faille à la guerre que mènent les États-Unis et l’OTAN contre la Russie. L’impérialisme canadien, comme l’a révélé le World Socialist Web Site, a joué un rôle majeur dans la préparation et l’instigation de cette guerre par son alliance de plusieurs décennies avec les fascistes ukrainiens qui ont collaboré avec Hitler, et par la promotion du nationalisme ukrainien d’extrême droite.

Faisant la lumière sur les véritables préoccupations de l’élite fédéraliste au sujet du projet de loi 96, un éditorial du Globe and Mail a accusé hier le gouvernement de la CAQ de «redéfinir l’ordre constitutionnel» et d’«essayer» de quitter le Canada en «sortant sur la pointe des pieds par la porte arrière».

Les travailleurs du Québec, du Canada et du monde entier, quelle que soit la langue qu’ils parlent ou la couleur de leur peau, sont confrontés aux mêmes problèmes fondamentaux découlant de l’effondrement du système capitaliste: une pandémie sans fin, une inflation galopante, une inégalité sociale qui ne cesse de s’aggraver, le démantèlement des services publics et une guerre en Europe de l’Est provoquée par les impérialistes qui se transforme rapidement en un conflit direct entre des puissances dotées d’armes nucléaires.

Les travailleurs doivent s’opposer à la loi linguistique chauvine de la CAQ et à toutes les tentatives de la classe dirigeante de les diviser – que ce soit par la promotion du nationalisme canadien et québécois, de l’anglo-chauvinisme, du racisme ou des politiques identitaires – en adoptant la perspective de l’internationalisme socialiste: la lutte pour unir et mobiliser la classe ouvrière en tant que classe internationale qui pourra réorganiser la société afin que les ressources de l’économie mondiale servent les besoins humains et non les profits ou les intérêts géopolitiques prédateurs de quelques-uns.

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