Soudan : la junte militaire lance une répression brutale contre les manifestations

Les forces de sécurité soudanaises ont tiré des gaz lacrymogènes et des balles réelles sur des manifestants jeudi dernier, tuant au moins 10  personnes. Selon le Comité central des médecins soudanais (Central Committee of Sudanese Doctors – CCSD), sept des personnes tuées, dont un mineur, ont reçu une balle dans la poitrine ou la tête.

L’armée a blessé cinq cents personnes dans et autour de la capitale Khartoum, où des dizaines de milliers de personnes étaient descendues dans la rue pour réclamer la démocratie et le retour à un régime civil, dans un contexte de pauvreté et de faim croissante. Des manifestations et des rassemblements ont eu lieu dans 26  villes. Il s’agit de la plus grande participation des huit derniers mois aux protestations contre l’armée.

Des manifestants défilent le vendredi 1er  juillet 2022 à Khartoum, au Soudan, au lendemain de la mort de neuf personnes lors de manifestations contre les généraux au pouvoir. (AP Photo/Marwan Ali)

Il s’agit des violences les plus meurtrières depuis le début, en octobre dernier, des manifestations de masse quasi hebdomadaires suite à l’éviction par l’armée du gouvernement intérimaire du Dr Abdulla Hamdok. Cela porte le nombre total de personnes tuées depuis le coup d’État à 114, dont 18  enfants.

Le ministère de l’Intérieur nie régulièrement que la police tire à balles réelles, malgré les preuves apportées par des militants et des groupes pro-démocraties, montrant l’utilisation de la force meurtrière. Un clip vidéo diffusé sur Internet montre les forces de sécurité en train de pousser et de frapper un manifestant gravement blessé dans la rue. Le manifestant est décédé par la suite.

Les manifestations, nommées les Marches des millions du 30  juin, ont été organisées par les Comités de résistance qui ont des antennes dans de nombreux quartiers locaux. Elles devaient marquer le 33e  anniversaire du coup d’État de 1989 qui, avec le soutien des islamistes et de l’armée, a renversé le dernier gouvernement élu du Soudan et gardé au pouvoir le dictateur Omar al-Bashir pendant 30  ans.

Les violences policières de jeudi ont provoqué de grandes marches funèbres à Khartoum, une grève générale et des rassemblements de masse dans tout le pays vendredi, accueillis par des gaz lacrymogènes et une coupure de l’Internet et des télécommunications. Des centaines de militants se sont massés près du palais présidentiel de Khartoum, occupé par le chef militaire, le général Abdel Fattah al-Burhan, où les forces de sécurité avaient installé des barrages routiers.

Les protestations et les rassemblements se sont poursuivis tout le week-end. Ils ont lieu alors que l’économie est menacée d’effondrement sous l’effet de la sécession du Sud-Soudan en 2011, la principale région productrice de pétrole, des sanctions internationales, de la pandémie et des perturbations économiques dues au verrouillage après des décennies de pillage criminel par l’élite dirigeante. Le Soudan est également confronté à des mouvements rebelles et des conflits au Darfour et dans les États méridionaux du Kordofan méridional et du Nil bleu. Il envoie en même temps des troupes combattre l’Éthiopie dans le cadre d’un conflit frontalier de longue date à al-Fashaga. Et il intensifie les tensions au sujet du barrage de la Grande Renaissance, qui pourrait restreindre le débit du Nil en cas de sécheresse.

Le taux de chômage avoisine les 30  pour cent, tandis que l’inflation serait de l’ordre de 260 pour cent. La junte militaire, désormais privée de l’aide et de l’assistance de 1,4  milliard de dollars promises par les États-Unis, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international suite au coup d’État d’octobre, a réduit les subventions sur le blé et le carburant, exacerbant ainsi la détresse des masses.

Les conditions économiques terribles ont entraîné des grèves et mouvements de protestation des travailleurs du secteur public après que la junte ait manqué de mettre en œuvre l’accord salarial promis pour 2022 et prévoyant l’alignement des salaires sur l’inflation. À la moitié de l’année, de nombreux travailleurs sont toujours payés aux anciens taux au lieu du salaire plus élevé de 2022.

Une enseignante d’Omdurman, ville jumelle de Khartoum sur le Nil, a déclaré à Noon Postqu’elle avait dû prendre un deuxième emploi dans une bibliothèque ces quatre dernières années. Son salaire n’est que de 33,50  dollars par mois après 10  ans de service et bien que son mari travaille lui aussi comme enseignant, ils ne peuvent pas joindre les deux bouts. Radio Dabanga a rapporté au début de l’année que les enseignants quittaient leur emploi, car ils peuvent gagner plus en travaillant comme conducteurs de rickshaw.

Les chiffres présentés par la Commission soudanaise de sécurité sociale en 2020 ont montré que 77  pour cent de la population vivait sous le seuil de pauvreté, fixé à 1,25  dollar par jour, bien que d’autres pensent que le taux de pauvreté est bien plus élevé. Les personnes ayant le plus besoin d’aide vivent dans la région du Darfour et du sud, déchirée par les conflits, et aussi les nombreuses personnes déplacées à l’intérieur du pays et les réfugiés.

L’année dernière, le Soudan a importé environ 80  pour cent de son blé de Russie et d’Ukraine. Ces importations ont pratiquement arrêté dû à la guerre et aux sanctions des États-Unis et de l’OTAN visant les banques, les compagnies maritimes et aériennes russes. Khartoum est obligé trouver d’autres sources d’approvisionnement à des prix bien plus élevés. Le prix local du blé est passé à plus de 550  dollars la tonne, une hausse de près de 180  pour cent par rapport à l’année dernière. Le manque de réserves de devises étrangères du Soudan et la sécheresse qui a frappé la Corne de l’Afrique, dont certaines parties du Soudan, ont aggravé la pauvreté et la faim.

Le mois dernier, le Programme alimentaire mondial des Nations unies a averti qu’«un nombre record de 15  millions de personnes au Soudan sont actuellement confrontés à une insécurité alimentaire aiguë», un tiers des 44  millions d’habitants du pays. Ce chiffre pourrait atteindre 40  pour cent d’ici septembre, soit près du double des 7,9  millions de personnes aidées par le Programme alimentaire mondial en 2021.

Les dernières manifestations sont dans la continuité des protestations de masse qui ont éclaté fin  2018. Celles-ci avaient précipité le coup d’État militaire préventif d’avril 2019, mené par le chef militaire et dirigeant de fait al-Burhan avec le soutien des Émirats arabes unis (EAU) et de l’Arabie saoudite, qui a renversé le président Omar el-Béchir et sa dictature militaire affiliée aux Frères musulmans. L’objectif des militaires était d’empêcher le renversement de l’ensemble de l’appareil d’État et l’expropriation de leurs importantes institutions financières et sociétés contrôlant une grande partie de l’économie soudanaise.

Al-Burhan a entamé des négociations avec les leaders du mouvement de protestation, les Forces de la liberté et du changement (FFC), un groupe de 22  groupes bourgeois et petits bourgeois, dont les syndicats professionnels et le Parti communiste soudanais. Leur but était la formation d’un gouvernement mixte militaro-civil qui fournirait une couverture aux militaires, tout en mettant en œuvre les mesures économiques nécessaires pour lever les sanctions américaines et accéder aux prêts internationaux. Quelques semaines plus tard, des soldats et des paramilitaires massacraient plus de 1.000  manifestants non armés, les poursuivant dans tout Khartoum, leur attachant des blocs de béton aux pieds et les jetant dans le Nil.

En août 2019, le FFC a accepté de servir sous les ordres d’Hamdok, un économiste formé en Grande-Bretagne et ancien membre du Parti communiste soudanais, dans un gouvernement «technocratique» de transition composé de «gens de gauche», qui servait de façade au Conseil souverain dirigé par al-Burhan.

Les réformes politiques et de marché libre de Hamdok, comme la suppression des subventions aux carburants, la privatisation de centaines d’entreprises publiques et la répression de la corruption et du pillage des revenus de l’État par des entreprises liées à al-Bashir et à l’armée, menaçaient les importants intérêts commerciaux, politiques et diplomatiques des militaires.

Hamdok a signé les accords d’Abraham, rejoignant dans un bloc anti-iranien Israël et les alliés de Washington dans le Golfe persique, et a livré al-Bashir, à présent en prison, à la Cour pénale internationale pour crimes de guerre au Darfour où 300.000 personnes ont été tuées et des millions déplacées lors de combats entre 2003 et 2008. Cela afin que le Soudan soit retiré de la liste des États-Unis où figurent les pays qui soutiennent le terrorisme.

Al-Burhan a limogé le gouvernement «technocratique» de Hamdok en octobre, repris le pouvoir militaire, placé des généraux, des islamistes et d’autres alliés fiables du régime de Al-Bashir dans les instances dirigeantes et les organismes publics, et a intensifié la répression. Des personnalités des principaux partis d’opposition soudanais, dont d’anciens dirigeants du Parti communiste soudanais ont alors, avec le soutien de l’administration Biden, signé un autre accord déloyal avec l’armée qui a rétabli Hamdok. Mais cet accord impopulaire s’est rapidement effondré, les généraux ayant renié leurs engagements et poursuivi leur répression des manifestations, ce qui a poussé Hamdok à démissionner.

En l’absence d’une direction politique indépendante s’engageant à unifier le mouvement de protestation soudanais avec ceux de ses frères et sœurs de classe dans tout le Moyen-Orient et en Afrique du Nord, contre le capitalisme et pour la réorganisation socialiste de la société, les manifestations de masse risquent d’être brutalement réprimées par les militaires et trahies par diverses forces «technocratiques» et «progressistes» de la classe moyenne, soutenues par l’impérialisme américain.

La Corne de l’Afrique, qui comprend le Soudan, est devenue un champ de bataille clé pour des intérêts divergents. L’armée soudanaise entretient des relations étroites avec la Russie, qui tente d’établir une base à Port-Soudan, sur la mer Rouge. Les militaires vendent une grande partie de l’or du Soudan – qui représente 40  pour cent de ses exportations – à la Russie via les Émirats arabes unis. Ils se sont abstenus lors du vote de la résolution de l’ONU condamnant l’invasion russe en Ukraine, rendant furieux le gouvernement Biden dont les envoyés spéciaux dans le pays ont tous démissionné après quelques mois en fonction.

(Article paru d’abord en anglais le 4 juillet 2022)

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