Les six finalistes du concours international de piano Van Cliburn ont été annoncés le 12 juin par le chef du jury, Marin Alsop, à la Bass Performance Hall à Fort Worth, Texas. Les six briguent maintenant le premier prix : une médaille d’or, 100'000 Dollars en espèces et la possibilité d’une carrière internationale. Les vainqueurs furent annoncés le 18 juin.
Les finalistes étaient Dmytro Choni, 28 ans, d’Ukraine, Anna Geniushene, 31 ans, and Ilya Shmukler, 27 ans, de Russie, Uladzislau Khandohi, 20ans, de Bélarus, Yunchan Lim, 18 ans, de la Corée du Sud et Clayton Stephenson, 23 ans, des Etats-Unis. Le concours fut remporté par le jeune pianiste coréen Yunchan Lim. La médaille d’argent est allée à la pianiste russe Anna Geniushene et la médaille de bronze au pianiste ukrainien Dmytro Choni.
En demi-finale, douze des concurrents, qui avaient initialement été au nombre de 30, ont joué chacun un récital de 60 minutes et un concerto de Mozart avec l’orchestre symphonique de Fort Worth. La finale a vu les concurrents jouer deux concertos avec le même orchestre, du 14 au 18 juin.
L’édition 2022 du concours prestigieux quadriennal, qui a vu le jour en 1962, s’est trouvée au centre d’une attention considérable à cause de la guerre en Ukraine et la décision du concours Cliburn de permettre à des pianistes russes d’y participer. Face au déluge d’annonces d’exclusion d’artistes russes émises par plusieurs événements de musique et de films, les organisateurs de Fort Worth ont tenu bon. Ils ont adopté la position qu’alors que l’invasion de l’Ukraine par le régime de Poutine était « répréhensible et déchirante », les pianistes originaires de Russie qui avaient posé leur candidature pour le concours « ne sont ni des fonctionnaires de leur gouvernement, ni leur participation au concours Cliburn n’est sponsorisé par l’Etat ».
A la cérémonie d’annonce des finalistes, le président du comité du concours Cliburn, Jeff King, dit aux artistes : « Vous avez affirmé que nous avons tous plus de choses en commun que de divergences, que nous nous réunissons en tant que frères et sœurs, et que nous partageons tous les mêmes rêves. » King poursuivit : « Van Cliburn dit, ‘si vous vous accrochez à la beauté, l’inspiration et la clarté qu’est la musique, vous aurez une ancre et vous ne serez pas déviés’. Merci d’être ceux et celles que vous êtes… vous apportez à notre monde l’énergie guérissante qu’est la musique. »
Le premier concours Cliburn eut lieu quatre ans après que celui dont il porte le nom, le pianiste américain Van Cliburn (1934-2013), avait triomphé lors du concours international Tchaïkovski inaugural à Moscou en avril 1958, un événement culturel important pendant la période de la guerre froide.
En avril 2022, en une action particulièrement hypocrite et malhonnête, la Fédération mondiale des concours internationaux de musique (FMCIM) expulsa le concours Tchaïkovski, l’un de ses membres les plus prestigieux parmi ses 120 organisations adhérentes. Il est remarquable que la WFIMC prétendit qu’« en tant qu’organisation apolitique », elle ne pouvait « soutenir ou accepter comme membre un concours financé et utilisé comme outil de propagande par le régime russe. » Mais elle pouvait, en tant que soi-disant « organisation apolitique », s’aligner sur la guerre par procuration menée par les Etats-Unis et l’OTAN et la campagne chauviniste anti-russe dont l’administration Biden et les médias des Etats-Unis en particulier sont le fer de lance.
Le concours Cliburn est un membre éminent de la FMCIM. Inutile de dire qu’aucune organisation adhérente américaine n’a eu à souffrir de sanctions de la FMCIM,et encore moins d’une expulsion, pendant les 30 années passées marquées de guerres, d’invasions et d’occupations illégales et non provoquées menées par les Etats-Unis et entraînant la mort de millions de personnes.
Quinze des concurrents de l’édition de cette année, qui étaient à l’origine au nombre de 30, sont originaires de Russie. Parlant du groupe des six finalistes, un commentateur nota que c’était un « retour à l’USSR », parce que quatre du groupe provenaient d’anciens États soviétiques.
Dans une interview avec le Fort Worth Magazine, la finaliste Anna Geniushene observa que la musique était « une langue internationale, comme le confirme également l’histoire des arts. » Geniushene continua en notant que « nous sommes tous victimes de la situation [actuelle], et malheureusement, nous ne pouvons pas arrêter le chaos ; toutefois, nous pouvons dire ce que nous pensons et faire passer le mot. Je souhaite vraiment partager ma musique, et ceci restera toujours ma priorité face à toute ce qui se passe dans le monde. » Sur l’image ci-dessus, elle est en train de jouer le concerto de piano no 25 de Mozart, lors de la demi-finale.
Geniushene, née en 1991, donna son début à l’âge de sept ans dans la petite salle de la Philharmonie de Berlin. Selon le site web du concours Cliburn, elle a par la suite « développé une carrière d’artiste vaste et polyvalente : des performances dans des lieux parmi les plus importants du monde tels que la Town Hall de Leeds, la National Concert Hall à Dublin, le Museum of Arts à Tel Aviv, le Konzerthaus ‘Neue Welt’, la Grande Salle du Conservatoire de Moscou et la Sala Greppi à Milan ; elle s’est consacrée à la musique de chambre, dont un répertoire de duos de piano avec son mari Lukas Geniušas, et une étroite collaboration avec le Quartetto di Cremona, ainsi que la création de son propre festival de musique collaborative (NikoFest). »
Lauréate de concours internationaux majeurs de piano, diplômée du Conservatoire Tchaïkovski de Moscou en 2015 et titulaire d’un master avec distinction et d’un diplôme d’études avancées de la Royal Academy of Music (Londres) en 2018, Geniushene, « voit sa participation au concours Cliburn comme un ‘rêve’, une ‘occasion de faire partie d’une communauté très amicale, de trouver un nouveau public et de me dépasser moi-même’. »
« En tant que pianiste née et formée en Russie, j’ai grandi dans l’adoration du concours Tchaïkovski, l’événement central même du pays, » raconta-t-elle à un intervieweur. « J’avais un livre imprimé en Union soviétique décrivant dans le détail le chemin musical de Van Cliburn, puis sa conquête du monde comme l’un des meilleurs pianistes. »
Le seul finaliste ukrainien, le hautement acclamé Dmytro Choni, commença à jouer du piano dans sa Kiev natale « à l’âge de quatre ans. Après une performance particulièrement impressionnante à l’âge de 14 ans, qu’il appelle ‘un moment décisif’, commença son chemin de vie de musicien professionnel. » Il obtint une licence de l’Académie de Musique nationale Tchaïkovski de l’Ukraine sous la direction de Yuri Kot, puis, en 2015, il déménagea en Autriche pour étudier avec Milana Chernyavska à la Kunstuniversität (université des arts) de Graz.
Choni a gagné le premier prix de nombreux concours internationaux de piano, en Espagne, aux Etats-Unis, en Allemagne, Italie et Argentine. Est-ce un hasard qu’il utilise le même mot que Geniushene, pour qualifier le concours Cliburn de « rien d’autre que mon rêve » ? Le site web de Choni cite son commentaire : « Avoir du succès signifie pour moi une croissance continue comme musicien et comme personne, sans arrêter de chercher la vérité dans la musique. A mon avis, l’aspect le plus important est d’aimer la musique de tout son cœur. »
D’après Fort Worth, « la préférence de Choni n’est pas de parler de la guerre ou surtout, de s’appesantir sur elle. Il a dit par le passé que sa musique a été un refuge face à la tourmente ravageant sa mère patrie. » Il dit au magazine que « la musique peut apporter la paix à l‘âme des gens. C’est très précieux. … Je laisse mon expérience se refléter dans la musique que je joue quand c’est adéquat. … Jouer du piano a toujours été une sorte de thérapie pour moi. Maintenant, c’est particulièrement pertinent. » Voici, dans cette vidéo, sa performance de demi-finale : le concerto pour piano no 20 de Mozart (Mozart’s Piano Concerto No. 20).
Jacques Marquis, PDG du concours Cliburn, a raconté au magazine que la décision d’inviter les pianistes russes avait été inspirée par l’exemple de Van Cliburn lui-même. « En ce qui nous concerne, nous avons été fondés par le legs de cet homme qui gagna le concours Tchaïkovski à Moscou en 1958, en pleine guerre froide », explique Marquis. « Van Cliburn lui-même a rassemblé les gens par la musique. Il ne parlait jamais de politique, mais de musique ; l’amour de la musique et comment celle-ci peut rapprocher des gens de par tout le monde. Oui, nous sommes nés de cette inspiration que la musique peut rassembler les gens à travers toutes les frontières, et nous ne devrions pas pratiquer l’exclusion ou la discrimination en ce lieu. »
Il était prévisible que le New York Times note qu’alors que la décision du concours Cliburn avait été applaudie dans le monde de l’art, « la décision a aliéné quelques activistes ukrainiens et résidents du Texas. Plusieurs ont argumenté que le seul moyen de mettre Moscou sous pression pour qu’elle mette un terme à l’invasion était de couper les liens politiques, économiques et culturels. » Le Times parla avec le révérend Pavlo Popov, pasteur d’une église ukrainienne dans la banlieue de Dallas, qui affirmait qu’« il était dommage que le Cliburn ne prête aucune attention à la souffrance humaine et à l’opinion publique. »
En réalité, les commentaires des musiciens et des officiels du concours sont probablement plus près de l’« opinion publique » ordinaire que ceux des bellicistes et des nationalistes ukrainiens. Ils démontrent une décence et une humanité générales qui sont absentes de l’interminable barrage médiatique au sujet de la guerre en cours. Ce barrage pourrait avoir un effet contraire à ses intentions. Alors que les thèmes géopolitiques ne rencontrent pas une large compréhension, il existe une profonde méfiance envers la propagande de la Maison blanche et du Pentagone, après des décennies de mensonges et de désinformation.
(Article original publié en anglais le 17 juin 2022)
