Journal d’un travailleur socialiste d’Amazon: Bezos le royaliste

Il s’agit de la troisième contribution de la série «Journal d’un travailleur socialiste d’Amazon», une chronique rédigée par Austin Bailey, un travailleur d’esprit socialiste d’une vingtaine d’années, qui suit le World Socialist Web Site depuis 2016. Bailey écrit cette chronique pour atteindre d’autres travailleurs, en particulier chez Amazon, qui ont des questions brûlantes sur les réalités de la vie ouvrière. Il est toujours ouvert à écouter les expériences d’autres travailleurs, Amazon ou autres, de n’importe où dans le monde. Si vous souhaitez que votre histoire soit partagée, Bailey peut être contacté à austin.bailey.diary@gmail.com ou sur Twitter sous @AustinDiary.

Après la mort de la reine Elizabeth II, les médias ont répondu par une multitude d’articles de presse sur le supposé grand héritage du défunt monarque. D’un autre côté, Internet a été inondé de justes condamnations de l’empire colonial brutal qu’elle présidait, ainsi que d’un dédain ouvert couplé à des dénonciations pures et simples du type de privilège héréditaire qui a déclenché de nombreuses révolutions au cours des deux derniers siècles et demi.

Et celui qui s’est précipité dans le débat pour prendre la défense de la reine n’est personne d’autre que le fondateur de l’entreprise où je travaille, le méga-milliardaire Jeff Bezos. Bezos a dénoncé la professeure d’origine nigériane de Carnegie Mellon, Uju Anya, pour son tweet célébrant la mort de la reine et invoquant amèrement l’histoire sanglante de l’Empire britannique. L’un des principaux commentaires, adressé à Bezos, était: «Imagine comment les gens réagiront quand ce sera ton tour.»

PDG d’Amazon, Jeff Bezos (AP Photo/John Locher, File)

Pendant les deux semaines, peu importe où l’on tournait la tête, les journaux et les programmes d’information télévisés célébraient tous les attributs de la monarchie britannique. Biden a ordonné que tous les drapeaux américains soient mis en berne. Le New York Times a suggéré que c’était parce que la population américaine était «absolument fascinée par la famille royale».

Je peux témoigner qu’à l’entrepôt d’Amazon où je travaille, je n’ai pas entendu un seul ouvrier commenter la mort de la reine, encore moins la louer aux nues comme elle est louée dans les médias. L’attitude dominante est celle de l’indifférence. Les travailleurs n’ont tout simplement pas remarqué le décès de la reine, absorbés qu’ils sont par les problèmes de la vie quotidienne.

De nombreux entrepôts Amazon sont encore très chauds, dont le mien. L’inflation record rend de plus en plus difficile pour les travailleurs de joindre les deux bouts. Comme pour retourner le couteau dans la plaie, le coût élevé de l’essence place de nombreux travailleurs dans des situations difficiles où ils sont incapables de se rendre au travail. Alors que d’énormes sommes d’argent ont été allouées aux funérailles d’Elizabeth, des millions de personnes dans le monde sont confrontées à la faim et à la misère en pleine pandémie qui continue de faire des victimes.

Tout cela soulève quelques questions, je pense. Premièrement, pourquoi Bezos, que l’on entend rarement s’exprimer sur Twitter, se solidarise-t-il avec le privilège royal? Quel genre d’héritage Elizabeth a-t-elle vraiment laissé derrière elle et, compte tenu de son caractère, mérite-t-elle les éloges pompeux dont elle a été l’objet récemment? Doit-elle être pleurée ou les larmes sont-elles versées en vain?

Commençons par le plus grand des deux parasites sociaux: Bezos.

Je ne peux pas pleinement déterminer ses motivations physiologiques, mais il est indéniable que ces dernières années ont donné à tous beaucoup de raisons de considérer notre propre mortalité. Malgré les proclamations imbéciles selon lesquelles la pandémie de COVID-19 est terminée, la mort a fait des heures supplémentaires, travaillant d’arrache-pied pour répondre à montagne de cadavres que l’ancien premier ministre britannique Boris Johnson était si désireux de voir. Avec l’état actuel de la santé publique, il ne semble pas que la Grande Faucheuse connaisse une pause de sitôt dans son travail.

Bien que je sois convaincu que Bezos est sûr que son heure n’est pas proche (sa richesse lui donne accès aux meilleurs soins médicaux possible), il est clair que la mort du monarque a fait sensation dans les échelons supérieurs de la société. Pour la plupart, les masses ont réagi à la mort d’Elizabeth avec apathie ou antipathie malgré les efforts de la presse capitaliste pour la peindre sous le jour le plus flatteur possible.

Je suis sûr que le vitriol dirigé contre la couronne britannique, sa richesse et ses privilèges obscènes a éveillé un peu de terreur existentielle dans les couches les plus aisées. Bezos lui-même approche de la soixantaine; il est à un âge où le psychologue Erik Erikson pensait que les humains accordaient une grande importance à leur impact sur les générations futures, alors peut-être que Bezos s’inquiète de plus en plus. Même si ce n’est pas le cas, je suis certain que partout les élites dirigeantes ont du mal à dormir face à la tempête qui se prépare dans le cœur des masses.

À vrai dire, «l’héritage» que Bezos se construit actuellement est une affaire sordide. Les entrepôts d’Amazon sont tristement célèbres pour être de misérables pièges mortels. Dans une société saine, Bezos serait jugé, accusé d’homicide involontaire pour chacun des nombreux accidents mortels qui se produisent trop fréquemment dans les installations de son entreprise. De plus, ses gains mal acquis pourraient être utilisés pour résoudre certains des problèmes les plus urgents au monde, notamment la faim et le changement climatique, mais il préfère faire des balades privées dans l’espace.

Quant à la reine, la famille royale est embourbée dans les scandales: un coup d’œil superficiel sur l’histoire de la couronne laisse un goût amer dans la bouche. Son fils, le prince Andrew, a vendu des armes à des régimes autocratiques et a payé 12 millions de livres sterling pour dissimuler son rôle dans le trafic sexuel de filles mineures avec Jeffrey Epstein. Le prince Harry, son petit-fils, avait l’habitude de s’habiller en nazi. Au cours des huit premières années du règne d’Elizabeth II, le Royaume-Uni a mené une répression brutale au Kenya contre la rébellion Mau Mau. On peut même excuser, ou du moins comprendre, les vœux funestes du professeur Anya, considérant que l’impérialisme britannique a secrètement fourni des armes au gouvernement nigérian pendant la guerre civile de la fin des années 1960.

Les soucis des riches d’aujourd’hui, l’inquiétude soudaine quant à la façon dont on parle des gens après la mort me rappellent un ancien industriel véreux: Andrew Carnegie. Carnegie a dirigé l’expansion brutale de l’industrie sidérurgique américaine au XIXe siècle. Vers la fin de sa vie, il est devenu profondément préoccupé par le salut de son âme et s’est consacré à la philanthropie, donnant jusqu’à 90 % de sa richesse pour financer des universités, des salles de concert et des bibliothèques. Avant sa philanthropie, cependant, l’industriel dirigeait son empire de l’acier d’une main de fer (faites des recherches sur la grève de Homestead pour en savoir plus).

Bien sûr, s’il y avait une vie après la mort, Carnegie, Bezos et leurs semblables seraient immédiatement accueillis dans la cour royale de Lucifer, mais la conclusion importante à tirer, à mon avis, est que l’existentialisme qui balaie les riches est révélateur d’une simple vérité: les élites dirigeantes peuvent voir les fourches à l’horizon. Bientôt, ils découvriront combien proches ils sont de Lady Macbeth.

Enfin, je suggérerais à Bezos et à d’autres si désireux de se prosterner devant la royauté de rafraichir leur connaissance sur histoire. Il n’y a pas si longtemps, au milieu de la Révolution américaine, les royalistes étaient recouverts de goudron et de plumes par les Fils de la Liberté. Bien sûr, il s’agit d’une pratique barbare qui ne serait jamais tolérée à l’époque moderne (à juste titre), mais qui démontre néanmoins l’intensité du sentiment antimonarchique enraciné dans l’histoire du pays. Et, bien que les leçons sanglantes du XXe siècle aient imprégné les générations modernes d’un plus grand sens d’humanité et de compassion, comme un éléphant méprisé, les masses révolutionnaires n’oublient pas.

Salutations,

Austin Bailey

(Article paru en anglais le 27 septembre 2022)

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