Dans un geste qui a rarement eu lieu au cours des dernières décennies et qui montre une intensification de la lutte des classes au Canada, 63.000 travailleurs de soutien en milieu scolaire de l'Ontario ont défié pendant une journée et demie, les 4 et 7 novembre derniers, une loi spéciale anti-grève imposée par le gouvernement conservateur de droite de Doug Ford. Ce dernier visait, en utilisant une clause anti-démocratique de dérogation à la Charte canadienne des droits et libertés, à leur retirer leur droit de grève pour imposer des contrats de travail comprenant des coupes salariales massives et d’autres concessions.
Cette lutte courageuse d’une section importante de la classe ouvrière en Ontario indique la voie de l’avant pour tous les travailleurs au Canada qui font face au même assaut patronal et gouvernemental sur les salaires, les conditions de travail et les services publics. L’énorme potentiel que possède cette lutte de déclencher une contre-offensive ouvrière a été révélé par l’appui de masse qu’elle a reçu et par l’émergence d’un mouvement pour une grève générale.
C’est précisément pour éviter un tel scénario, qui aurait menacé la survie même du gouvernement de la droite dure de Ford, que les hauts dirigeants syndicaux – y compris le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), UNIFOR, la Fédération du travail de l’Ontario et les syndicats de la construction – ont entrepris des discussions secrètes avec le gouvernement pour mettre rapidement fin à ce qu'ils appelaient un «mouvement de protestation politique». En échange, Ford acceptait de renoncer à l’utilisation de la clause dérogatoire et retirait sa loi spéciale.
Par cette décision pour laquelle les membres de la base n’ont jamais été consultés, l’appareil bureaucratique syndical a cherché à reprendre le contrôle du mouvement et à l'étouffer au moment même où il gagnait l'appui de l'ensemble de la classe ouvrière en Ontario, notamment les dizaines de milliers d'enseignants.
L'issue du mouvement est toutefois loin d'être scellée. En défiant la loi spéciale malgré de possibles amendes de 4.000$ par jour de grève, les travailleurs de soutien ont pris position pour l'ensemble de la classe ouvrière. Ces concierges, assistants d’éducation, éducateurs de la petite enfance, chauffeurs d’autobus scolaires, bibliothécaires et travailleurs administratifs gagnent en moyenne moins de 39.000$ par année. Ils font face à des charges de travail toujours plus lourdes et complexes en raison des décennies de coupes budgétaires en éducation et de la réponse désastreuse du gouvernement ontarien à la pandémie qui, comme partout au Canada, a fait passer les profits avant les vies.
Ces conditions sociales dégradées, empirées par l'inflation galopante qui tourne autour de 7 pour cent (et bien plus pour les produits essentiels), se répètent partout au pays et dans tous les domaines de travail. Cela comprend le Québec, la deuxième province la plus peuplée après l'Ontario et voisine de celle-ci. Une lutte unifiée des travailleurs anglophones de l'Ontario et francophones du Québec, sur la base de leurs intérêts de classe communs et passant outre les divisions linguistiques artificielles, aurait un puissant impact dans tout le pays.
La perspective même d’une telle solidarité de classe suscite l’opposition viscérale de l’appareil syndical, autant au Québec que dans le Canada anglais. Les syndicats poursuivent ainsi le rôle qu’ils jouent depuis des décennies pour isoler et saboter les luttes ouvrières – surtout lorsqu’elles posent un défi potentiel à l’ordre capitaliste existant.
Il y a cinquante ans, alors que la grève générale de 1972 secouait le Québec, la principale fédération syndicale canadienne, le CTC (Congrès du Travail du Canada) refusait de lui donner un appui même verbal. Il y a dix ans, alors que la puissante grève étudiante de 2012 au Québec menaçait de s’étendre à la classe ouvrière, le NPD (parti social-démocrate au parlement fédéral soutenu par les syndicats du Canada anglais) s’est abstenu d’offrir le moindre soutien aux jeunes grévistes au nom de la non-ingérence dans la politique provinciale. Quant aux chefs syndicaux québécois, ils ont explicitement interdit à leurs homologues du Canada anglais de fournir le moindre soutien aux étudiants en grève en invoquant de manière scandaleuse le «droit à l’autodétermination» du Québec.
Les centrales syndicales du Québec, qui regroupent plus d'un million de membres, ont à peine mentionné l’importante lutte des travailleurs de soutien en milieu scolaire de l’Ontario. Alors qu'une collision se dessinait déjà pendant l'été entre les travailleurs de l’éducation et le gouvernement Ford, lequel avait laissé entendre dès le début qu'il utiliserait une loi-matraque contre toute grève, les syndicats québécois ont attendu jusqu'au début de novembre pour publier de timides communiqués sur leur site web.
Ces communiqués étaient adressés aux travailleurs du Québec, qui se reconnaissent dans ce que vivent leurs frères et sœurs de classe en Ontario, ayant eux-mêmes participé à des grèves importantes au cours des dernières années. Sans surprise, les communiqués ne contenaient aucun appel à se mobiliser et à se joindre à la lutte en cours en Ontario. Ce que les chefs syndicaux veulent, c'est une «entente négociée» afin de préserver ce qu'ils appellent, en Ontario comme au Québec, leur «place à table de négociation», c’est-à-dire un rôle clé dans le processus anti-ouvrier de «négociations collectives» qui garantit aux bureaucrates syndicaux des carrières confortables et des salaires à six chiffres.
Dans un échange sur Twitter, un membre du Comité de la base des travailleurs de l'éducation de l'Ontario (OEWRFC – Ontario Education Workers Rank-And-File Committee), qui lutte pour étendre la lutte du personnel de soutien scolaire, a posé cette question à Éric Gingras, président de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ): pourquoi la CSQ ne mobilise pas ses membres, incluant ceux du personnel scolaire, en soutien aux travailleurs de l'Ontario?
Dans le langage des bureaucrates syndicaux toujours soucieux de cacher leur propre responsabilité dans les défaites infligées aux travailleurs en rejetant le blâme sur ces derniers, Gingras a répondu que la «grève serait illégale» et que les travailleurs se tiendraient loin d’elle. Ce qu’il a soigneusement omis de mentionner, c’est l’enjeu central de cette lutte: le rejet de l’austérité et la défense du droit de grève constamment menacé – autant par les libéraux de Justin Trudeau au fédéral, les conservateurs de Ford en Ontario, ou les populistes de droite de la CAQ (Coalition Avenir Québec) au Québec.
Dans leurs efforts pour isoler la lutte des travailleurs de soutien de l’Ontario, les bureaucrates syndicaux du Québec peuvent compter sur la complicité d’organisations politiques supposément «de gauche» comme Québec solidaire (QS).
Ce parti des classes moyennes aisées est un promoteur assidu du nationalisme québécois rétrograde. Il n’accorde aucune attention au sort des travailleurs du Canada anglais, et à peine un peu plus aux luttes ouvrières qui éclatent au Québec. Et les rares fois qu’il le fait, c’est pour renforcer l’appareil syndical qui étrangle depuis des décennies le moindre acte de résistance des travailleurs face à l’assaut patronal sur leur niveau de vie.
De plus en plus intégré à l’establishment politique au Québec, QS se retrouve en compagnie d’importantes sections de la classe dirigeante québécoise qui ont pris ouvertement position en faveur de Ford dans sa lutte contre les travailleurs ontariens de l’éducation.
Alain Therrien, un député du parti frère du Parti québécois au niveau fédéral, le Bloc Québécois, se serait déclaré «indifférent» à ce qui se passe en Ontario. Quant aux grands médias nationalistes de droite comme Le Devoir, proche des milieux indépendantistes, ou Le Journal de Montréal, le tabloïd du multimillionnaire et ancien chef du PQ Pierre-Karl Péladeau, ils n’ont pas caché leur hostilité envers les grévistes ontariens.
Dans un texte intitulé «Une dérogation vraiment monstrueuse?», Antoine Robitaille du Journal de Montréal a applaudi la loi spéciale de Ford sous le prétexte qu’elle vise à garder les enfants à l’école et à empêcher que le droit de grève ne soit considéré comme un «droit fondamental» reconnu par les chartes et les tribunaux.
Le chroniqueur Mathieu-Bock Côté, un virulent nationaliste qui a récemment défendu la nouvelle première ministre fasciste italienne, a présenté le conflit de travail en Ontario comme un évènement abstrait dont le seul enjeu est celui de la clause dérogatoire et du combat entre «la volonté des élus» et celles des juges – prenant évidemment le parti des élus.
Depuis l’élection de la CAQ en 2018, les promoteurs du nationalisme québécois ont pris un tournant marqué vers la droite. Ils ont défendu l’utilisation de la clause de dérogation par le gouvernement de François Legault dans ses lois chauvines 21 et 96. Alors que ces lois violent les droits démocratiques des minorités, les nationalistes québécois les présentent comme l’expression des «intérêts collectifs» de la «nation» québécoise. Cette fiction politique sert à masquer les divisions fondamentales de classe qui traversent la société, au Québec comme au Canada anglais et dans le reste du monde.
Le nationalisme québécois n’a rien à offrir aux travailleurs. Cette idéologie réactionnaire sert les intérêts de la classe capitaliste en divisant la classe ouvrière selon des lignes linguistiques ou ethniques. Elle vise ainsi à bloquer une lutte commune des travailleurs francophones, anglophones et immigrants du Canada, en unité avec leurs frères et sœurs de classe aux États-Unis et outre-mer, contre les politiques d’austérité capitaliste et de guerre impérialiste de l’élite dirigeante.