Le vote des cheminots américains contre leur contrat prépare le terrain pour un conflit avec l’État capitaliste et la bureaucratie syndicale

Le vote de dizaines de milliers de conducteurs et d’agents de triage du syndicat SMART-TD rejetant un contrat négocié par la Maison-Blanche est une étape majeure dans la lutte des classes. Ce qui est en train d’apparaître aux États-Unis, le centre du capitalisme mondial, est le plus grand mouvement de la classe ouvrière depuis des décennies.

SMART-TD est le quatrième et de loin le plus important sur 12  syndicats ferroviaires à avoir rejeté un accord calqué sur les recommandations d’une commission de médiation choisie par la Maison-Blanche. (Les travailleurs de l’Association internationale des machinistes [AIM] avaient rejeté le contrat dans un premier vote, mais le syndicat a affirmé qu’il avait été adopté de justesse dans un nouveau vote début novembre). Ensemble, ces quatre syndicats regroupent près des deux tiers des 120.000  cheminots.

Dans une annonce parallèle lundi, le syndicat des conducteurs et agents de train BLET (Brotherhood of Locomotive Engineers and Trainmen) a déclaré avoir ratifié de justesse le même accord.

L’opposition réelle à l’accord est nettement plus forte que ne l’indique la faible majorité de rejet (un pour cent). Le scrutin a eu lieu suite à deux mois d’atermoiements de la part de la bureaucratie syndicale, qui a tenté de garantir son adoption en lâchant de la vapeur et en le présentant comme un faux «choix» entre accepter l’accord ou se le voir imposer par le Congrès. Ceux qui ont voté «oui» l’ont fait parce qu’ils n’avaient aucune confiance que l’appareil syndical organise une lutte. De plus, comme pour de nombreux autres votes organisés par les syndicats du rail ces deux derniers mois, de nombreux travailleurs ont signalé au WSWS qu’ils n’avaient jamais reçu leurs bulletins de vote.

Le scrutin était une démonstration de défi de la part de la base contre l’appareil syndical, l’État américain et les sociétés ferroviaires, qui tous ont approuvé l’accord et ont consacré des semaines durant toute leur énergie garantir son adoption. En effet, le lendemain de la conclusion de l’accord en septembre, le président Biden a fait un tour de victoire dans les médias, affirmant qu’il avait évité une grève nationale du rail.

Mais les cheminots ont refusé de se prêter au jeu. Ils sont déterminés à ne pas céder sur des revendications qui ne peuvent plus attendre, comme des congés maladie payés et des horaires de travail prévisibles leur permettant de passer du temps avec leur famille. Ils sont prêts à mener une grève nationale pour lutter pour ce dont ils ont besoin.

Ce vote est un coup dur pour l’autorité du gouvernement Biden et de la Maison-Blanche en tant qu’institution. Sous couvert d’être « le président le plus pro-syndicats de l’histoire américaine», Biden a mené une politique délibérée consistant à utiliser les services d’un appareil syndical corrompu pour empêcher le déclenchement de grèves et freiner la hausse des salaires en imposant des contrats inférieurs aux normes. Biden a cherché à reproduire dans les chemins de fer les «succès» qu’il avait remportés plus tôt cette année dans le secteur des raffineries et sur les docks de la côte-ouest, où 20.000  travailleurs sont maintenus au travail sans contrat depuis juillet.

Mais les cheminots font plus que contester la politique du gouvernement actuel. Ils combattent toute la structure des «relations du travail» telle qu’elle a évolué au cours des 40  dernières années et dont l’élément central a été l’intégration complète des syndicats à l’État et aux trusts. Le travail des bureaucrates syndicaux, qu’ils ont accompli consciencieusement et implacablement, tout en étant généreusement récompensés en milliards de dollars d’actions des sociétés, a été d’aider à imposer des coupes massives et à supprimer toute opposition de la classe ouvrière.

Dans ce cadre, le niveau de vie de la classe ouvrière a reculé d’un siècle, tandis que les inégalités ont atteint le niveau le plus élevé jamais enregistré. Aujourd’hui, cela cède sous la pression de décennies de colère sociale refoulée et qui ne peut plus être ajournée.

Durant la dernière semaine de vote des cheminots, 50.000  étudiants diplômés de Californie et de New York se sont mis en grève ; ils réclament des augmentations de salaire massives afin de couvrir la hausse vertigineuse des loyers et du coût de la vie. Ils sont membres du syndicat UAW (United Auto Workers) où Will Lehman, socialiste et ouvrier de Mack Trucks, est candidat à la présidence, sur la base d’un programme visant à abolir la bureaucratie et à établir le contrôle par la base.

Depuis qu’on a proposé le contrat des chemins de fer la première fois, en septembre, des dizaines de milliers de pilotes et d’autres travailleurs du secteur aérien ont voté pour rejeter des contrats et autoriser des grèves. Comme les cheminots, ils sont sous la juridiction de la loi anti-ouvrière Railway Labor Act. Si la presse d’entreprise et la bureaucratie syndicale présentent cela comme un «désastre» nuisant à «l’économie», des dizaines de millions de travailleurs eux, salueraient une grève des chemins de fer et la soutiendraient, la voyant comme un signal pour avancer leurs propres revendications.

Aussi importante soit-elle, la situation dans les chemins de fer n’est qu’une partie d’une évolution plus large et un parmi de nombreux «points de basculement» potentiels. L’an prochain, les contrats expirent pour les travailleurs de l’automobile – où l’opposition de la base a imposé une grève nationale chez GM en 2019, et pour 250.000  travailleurs d’UPS où la bureaucratie des Teamsters n’a pu faire passer un accord en 2018 qu’en ignorant un vote majoritairement négatif.

Cela fait partie d’un mouvement international. Au début de l’année, on a vu au Sri Lanka des manifestations massives contre l’inflation, qui ont forcé le gouvernement à démissionner. Dans les pays capitalistes avancés, les travailleurs du rail et des ports ont mené des grèves en Grande-Bretagne, les camionneurs en Corée du Sud, les travailleurs des raffineries en France, entre autres innombrables luttes. Il y a deux semaines, des dizaines de milliers d’enseignants de l’Ontario, au Canada, ont mené une grève dans toute la province au mépris d’une loi anti-grève.

À mesure que ce mouvement se développe, l’État est contraint d’intervenir directement contre la classe ouvrière, montrant ainsi qu’il n’est pas un agent neutre, mais un instrument de la domination de classe. Presque immédiatement après les résultats du vote de lundi, les groupes commerciaux des chemins de fer ont réitéré leurs appels au Congrès pour qu’il intervienne afin d’imposer l’accord. Le Congrès est maintenant en session «bancale», moins de deux mois avant que les Républicains ne prennent le contrôle de la Chambre suite aux élections de mi-mandat. Les deux partis ont cependant tous deux signalé leur soutien à des mesures contre les cheminots.

Ce processus est universel. La poursuite des grèves en Grande-Bretagne a été un facteur important dans la chute de la Première ministre conservatrice Liz Truss. Les conservateurs l’ont remplacée par un non-élu, Rishi Sunak, un gestionnaire de fonds spéculatifs hyper-riche et tout aussi réactionnaire. En France, le «président des riches» Emmanuel Macron a déployé la police anti-émeute contre les grévistes, et au Sri Lanka, le nouveau président, non-élu, Ranil Wickremesinghe, s’est engagé à imposer un programme d’austérité du FMI.

Face à l’opposition de la base, les syndicats ne cèdent pas à la pression, mais se rangent du côté de l’État. En Ontario (Canada) les syndicats ont annulé la grève des enseignants au moment précis où le soutien augmentait pour une grève générale en vue d’obliger le gouvernement provincial à abandonner ses menaces anti-grève. Pendant ce temps, aux États-Unis, l’intervention du Congrès est coordonnée directement avec la bureaucratie. Celle-ci a retardé les échéances jusqu’après les élections de mi-mandat pour faire gagner du temps au Congrès ; elle a invité le secrétaire d’État au Travail Marty Walsh et la présidente sortante de la Chambre Nancy Pelosi, à la convention nationale de BLET le mois dernier.

Il ne fait aucun doute que le Congrès et les syndicats espèrent que l’accord pourra encore être adopté sans recours à une intervention ouverte du Congrès. Les syndicats ont reporté la grève jusqu’au 9  décembre, en vertu d’accords secrets conclus avec les transporteurs sans le consentement des cheminots. La bureaucratie peut interpréter la faible majorité de rejet comme la possibilité d’imposer l’accord par un nouveau vote, comme elle l’a fait pour l’AIM. Quelle que soit la manière dont on fait passer l’accord avec la participation attentive de Washington, il s’agirait toujours d’une injonction gouvernementale, sauf de nom.

La suite des événements ne dépend pas seulement de ce que le Congrès et la bureaucratie, mais aussi de ce que les travailleurs vont faire. Ils ne peuvent pas permettre que cette lutte soit étranglée par la bureaucratie. Ils doivent prendre les choses en main, en développant le travail du Railroad Workers Rank-and-File Committee (RWRFC), le comité de la base qui a mené l’opposition à l’appareil syndical.

Le RWRFC est la base pour contrecarrer les actions violant la volonté des cheminots et pour faire appel au soutien le plus large possible de la classe ouvrière. Toute tentative d’imposer un contrat sans le consentement des travailleurs, ou à travers un vote bidon, est une attaque fondamentale contre les droits de tous les travailleurs et un autre pas vers la dictature aux États-Unis. Tous les travailleurs doivent s’y opposer.

Les lignes de bataille se dessinent. D’un côté il y a les gouvernements capitalistes, les trusts et la bureaucratie syndicale. De l’autre il y a la classe ouvrière, la majorité de la société dans le monde ; elle crée toutes les richesses et elle est unie au-delà des frontières nationales par des intérêts communs fondés sur le système mondial de la production même.

Les travailleurs ont des ennemis puissants, mais ils ont plus de pouvoir. Le problème est cependant de savoir comment s’en servir. Ce que la lutte des cheminots a par-dessus tout révélé, c’est que les travailleurs ne se battent pas seulement contre des entreprises individuelles, mais contre le système même du profit et de l’exploitation.

Travailleurs du rail: entreprenez la lutte pour le contrôle de la base! Rejoignez le Railroad Workers Rank-and-File Committee en envoyant un courriel à railwrfc@gmail.com ou en envoyant un SMS au +1 (314)  529-1064.

(Article paru d’abord en anglais le 22 novembre 2022)

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