Le 7 décembre, dans une des plus importantes descentes de police de l’histoire de la République fédérale d’Allemagne, quelque 3.000 agents ont pris d’assaut environ 150 sites dans 11 Lands et arrêté 25 personnes, qui sont toujours en détention provisoire. 29 autres personnes font l’objet d’une enquête. Le procureur de la République les a accusées d’être membres ou sympathisants d’une organisation terroriste, et les descentes se poursuivent.
Le jour de la perquisition, le procureur fédéral a publié une déclaration indiquant que les personnes arrêtées appartenaient à une organisation «qui visait à renverser l’ordre étatique existant en Allemagne et à le remplacer par sa propre forme de gouvernement».
Le prince Reuss Heinrich XIII a été accusé par le procureur fédéral d’être le chef de l’organisation. C’est un agent immobilier de Francfort et le descendant d’une famille noble de Thuringe qui a régné sur la région du Vogtland pendant 700 ans. Un autre suspect principal est l’ancien commandant de parachutistes Rüdiger von Pescatore, qui dirigeait la «branche militaire» de l’organisation terroriste.
Parmi les détenus figurent également la juge berlinoise et ancienne députée du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), Birgit Malsack-Winkemann, ainsi que d’anciens soldats d’élite, dont l’ex-colonel des forces spéciales (KSK) Maximilian E. Les lieux perquisitionnés comprenaient la caserne du KSK à Calw, dans le Land de Bade-Wurtemberg, déjà identifiée comme un centre du réseau terroriste d’extrême droite Hannibal.
Ce réseau puise dans un milieu de Reichsbürger, de partisans de QAnon, de soi-disant «penseurs latéraux» (Querdenker) et des négateurs du coronavirus qui compterait plusieurs dizaines de milliers de personnes. L’Office pour la protection de la Constitution (c’est ainsi que s’appellent les services secrets intérieurs allemands) chiffre les partisans des Reichsbürger monarchistes et antidémocratiques à 23.000, soit 2.000 de plus qu’il y a un an. Il considère que 10 pour cent d’entre eux sont prêts à recourir à la violence.
Le raid de la semaine dernière fut effectué apparemment parce que le ministère de l’Intérieur et le parquet fédéral craignaient des attaques imminentes contre les institutions de l’État, ce qui aurait mis en danger la vie de hauts responsables et politiciens.
L’enquête menée jusqu’à présent sur le réseau terroriste au sein du milieu des Reichsbürger a permis de découvrir un nombre étonnamment élevé de membres du KSK.
Outre Rüdiger von Pescatore, déjà cité, on connaît les noms de Maximilian Eder, qui a dirigé un bataillon de grenadiers blindés au Kosovo en 1999 et a ensuite servi dans le KSK ; de Peter Wörner, un soldat d’élite formé par le KSK qui travaille aujourd’hui comme entraîneur de survie ; et d’Andreas Meyer, toujours actif dans le KSK en tant que sergent-chef.
Les 54 personnes faisant l’objet d’une enquête du ministère public ne sont pas toutes connues, et il se pourrait donc que d’autres membres du KSK se trouvent parmi elles.
La forte présence de soldats d’élite parmi les suspects de terrorisme montre clairement que les plans de putsch n’étaient pas simplement les fantasmes de quelques individus déments, comme on le prétend souvent. On sait également que lors des premières perquisitions, la police a mis la main sur quelque 90 armes et une somme d’argent à six chiffres ; et qu’elle a découvert une référence à des lingots d’or d’une valeur de 6 millions d’euros, présumés stockés dans un coffre-fort suisse.
En outre, les enquêteurs ont trouvé des listes de cibles ennemies possibles. Selon le magazine Der Spiegel, ils ont découvert au domicile de Marco v. H. une liste manuscrite de 10 politiciens du Bade-Wurtemberg, de plusieurs médecins et d’un fonctionnaire de justice. Outre les noms avaient été notées les adresses des permanences électorales des politiciens et celles des cabinets médicaux des médecins.
Le nombre élevé de militaires soupçonnés est significatif pour une autre raison. Il montre à quel point le développement des réseaux terroristes fascistes et celui du milieu d’extrême droite sur lequel ils s’appuient est lié à la renaissance du militarisme allemand et à la réhabilitation de l’idéologie nazie et des crimes de la Wehrmacht qui l’accompagne.
L’émergence du KSK est directement liée à la transformation de l’armée allemande (Bundeswehr), d’une armée de défense territoriale en une force d’intervention internationale. Il fut fondé au milieu des années 1990, après que la Cour constitutionnelle allemande eut donné le feu vert à des opérations militaires hors zone, au-delà des frontières de l’OTAN. Elle a également suivi la déclaration du président allemand Roman Herzog, selon laquelle on avait atteint la «fin de l’opportunisme» et que l’Allemagne devait assumer une responsabilité politique et militaire dans le monde qui corresponde à son poids accru en raison de la réunification.
Le KSK est formé pour des opérations spéciales derrière les lignes ennemies, y compris des assassinats ciblés. Il opère dans le plus grand secret. Aucune donnée sur les victimes ou les pertes subies par l’unité n’est publiée, même après la fin des opérations. On l’a utilisé pendant la guerre de Yougoslavie en Bosnie et au Kosovo, dans des opérations commando dans plusieurs pays d’Afrique et surtout dans la guerre en Afghanistan.
Là, le KSK a travaillé avec les forces spéciales américaines dans la chasse aux membres des taliban. On dit qu’il a tué plus de personnes que le reste de la Bundeswehr réunit. La Bundeswehr a seulement répondu aux demandes de renseignements en déclarant que, par principe, elle ne compte pas les ennemis morts. Lorsque le colonel Georg Klein a ordonné un raid aérien à Kunduz qui a coûté la vie à 142 personnes, principalement des civils, le KSK y était impliqué. Klein a ensuite été promu et le rôle du KSK fut dissimulé.
Cette unité d’élite, qui ne compte qu’un peu plus de 1.000 hommes, est enveloppée de la puanteur du fascisme. Son histoire de près de 30 ans est jalonnée d’incidents d’extrême droite qui ont été à maintes reprises couverts et banalisés.
En 2005, Reinhard Günzel, qui avait commandé le KSK jusqu’en 2003, et Ulrich Wegener, fondateur de l’unité d’opérations spéciales GSG 9 de la police fédérale, ont publié dans une maison d’édition d’extrême droite un livre qui place le KSK dans la tradition de la Division Brandenburg de la Wehrmacht. La Division Brandenburg opérait derrière les lignes ennemies dans la guerre d’extermination lancée contre l’Union soviétique.
Günzel a été licencié en 2003 parce qu’il avait exprimé sa solidarité avec les déclarations antisémites de l’ex-député de l’Union chrétienne-démocrate Martin Hohmann. Hohmann est aujourd’hui membre du parti d’extrême droite AfD.
En 2008, Daniel K., un capitaine du KSK, a menacé le lieutenant-colonel Jürgen Rose, membre de l’association de soldats critiques Darmstädter Signal. Il a décrit Rose comme l’«ennemi intérieur» qu’il fallait «écraser».
K. a reçu une réprimande et a fait l’objet d’une promotion. Rose a dû prendre une retraite anticipée et payer 3.000 euros d’amende parce qu’il avait mis en garde contre les tendances droitière au sein du KSK. K. n’a été éloigné du service qu’en 2019 après avoir révélé sur Facebook qu’il était Reichsbürger (citoyen du Reich).
En 2017, des soldats du KSK ont célébré la retraite du lieutenant-colonel Pascal D. avec de la musique rock d'extrême droite et des saluts nazis. Ils ont fait du lancer à grande distance avec des têtes de porc, et le prix du vainqueur était une prostituée.
En 2020, Philipp Sch, instructeur du KSK âgé de 45 ans, a été arrêté après que la police eut trouvé des explosifs, un arsenal d’armes et de munitions et de la littérature nazie lors d’une descente dans sa propriété privée.
Le réseau Hannibal montre très clairement l’étendue de la menace d’extrême droite que représente le KSK. Après l’arrestation en avril 2017 du militaire Franco A, qui s’était fait passer pour un réfugié, on a progressivement appris qu’un sous-officier de l’unité d’élite nommé André S. avait constitué un vaste réseau d’extrême droite sous le pseudonyme d’Hannibal, avec des groupes dans toute l’Allemagne, en Autriche et en Suisse.
Le réseau Hannibal comprenait des soldats du commando, des policiers d’élite, des agents des services de renseignement, des juges et d’autres fonctionnaires. Ils élaboraient des plans extrêmement violents. Ils avaient accès à des ressources militaires et sécuritaires et prévoyaient de les utiliser pour éliminer des opposants politiques.
Les membres du groupe Hannibal «Nordkreuz» ont volé des dizaines de milliers de munitions aux autorités et prévoyaient d’enlever des opposants politiques avec des transporteurs de la Bundeswehr et de les assassiner à des endroits précis. Ils tenaient à cet effet des listes d’ennemis et des listes de commandes de chaux vive et de centaines de sacs mortuaires.
Bien que des enquêtes journalistiques aient révélé de nombreux détails sur cette conspiration d’extrême droite et que le parquet fédéral ait mené des investigations, on n’a jamais poursuivi André S. Après huit ans de service au KSK, en dernier lieu comme instructeur et agent de sécurité à la caserne de Calw, il a été transféré, mais pas licencié de la Bundeswehr. Il n’a même pas fait l’objet d’une procédure disciplinaire. Le tribunal régional supérieur de Francfort a refusé de le juger dû à une absence de «soupçons suffisants de terrorisme».
Une des raisons en est qu’André S. a travaillé comme informateur pour le service de renseignement militaire MAD. On retrouve ici le même schéma que dans l’affaire du groupe terroriste NSU. De nombreux informateurs et employés des services secrets qui soutenaient les forces d’extrême droite avec des fonds publics étaient actifs dans l’entourage immédiat du trio d’extrême droite NSU qui a assassiné 10 personnes. Les dossiers de l’affaire sont toujours sous clé. Les commissions d’enquête parlementaires se sont vu refuser l’accès à ces dossiers.
La conclusion évidente est qu’il existe un lien entre le groupe Hannibal et le réseau des Reichsbürger sur lequel enquête actuellement le procureur fédéral. Mais l’enquête sera soit étouffée, soit limitée aux «auteurs individuels» présumés, comme dans les cas précédents – le procès du NSU, l’attentat contre la maire de Cologne Henriette Reker, le meurtre du président régional de Kassel Walter Lübcke, et les attentats terroristes de Halle et Hanau.
Les structures d’extrême droite s’étendent loin dans l’appareil d’État et sont étroitement liées au retour du militarisme. Dans les États baltes et en Ukraine, la Bundeswehr coopère avec des armées qui vénèrent comme des héros les collaborateurs nazis de la Seconde Guerre mondiale. Des historiens tels que Jörg Baberowski et Timothy Snyder banalisent les crimes des nazis, mais on en fait la promotion.
L’élite dirigeante a besoin de l’extrême droite pour réprimer l’opposition croissante au militarisme et à ses conséquences sociales dévastatrices. Après s’être vue obligée d’agir contre le réseau des Reichsbürger, la classe dirigeante utilisera la révélation du complot en vue d’un coup d’État fasciste comme justification pour renforcer l’État et prendre des mesures contre les opposants de gauche.
Une semaine seulement après le raid contre les Reichsbürger, le bureau du procureur de Neuruppin a ordonné des perquisitions dans tout le pays chez les militants de la «dernière génération». Le ministère public enquête sur le groupe environnemental pour «soupçon initial de formation ou de soutien d’une association criminelle, de perturbation d’entreprises publiques, d’intrusion et de coercition». Le prétexte de l’attaque judiciaire est une manifestation contre la raffinerie PCK de Schwedt [Brandebourg], au cours de laquelle des membres du groupe auraient fermé les vannes d’urgence de l’oléoduc qui transporte le pétrole de Rostock à Schwedt.
(Article paru d’abord en anglais le 15 décembre 2022)