Le Canada se prépare à mener une nouvelle intervention militaire en Haïti, un pays ravagé par l’impérialisme

Sur ordre de Washington, le gouvernement libéral du Canada dirige les préparatifs d’une autre intervention militaire impérialiste en Haïti, le pays le plus appauvri de l’hémisphère occidental.

Dans des conditions où les 11 millions d’habitants du pays sont confrontés à une crise sanitaire et sociale extrême – avec notamment des décès dus au choléra et à la famine en augmentation – et en présence d’une opposition massive au gouvernement du président Ariel Henry, installé par les impérialistes, Washington et ses alliés impérialistes sont déterminés à stabiliser le régime capitaliste dans l’État insulaire par la force militaire.

Henry a demandé publiquement une intervention militaire étrangère en octobre. Son régime est de plus en plus paralysé et discrédité par une combinaison de protestations populaires massives exigeant sa démission et de nouvelles élections, et l’occupation de larges pans du pays par des gangs criminels liés aux factions rivales de l’oligarchie haïtienne.

L’administration Biden a rapidement manifesté son soutien à un déploiement militaire en rédigeant une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies autorisant une telle action. Cependant, étant donné la colère populaire en Haïti contre le long et sanglant bilan de Washington sur l’île – y compris son occupation coloniale de 1915 à 1934 et son soutien à la dictature sanglante des Duvalier – les États-Unis préfèrent que le Canada assume la responsabilité d’organiser et de diriger la nouvelle mission.

Des manifestants réclamant la démission du premier ministre haïtien Ariel Henry fuient en courant après des tirs de gaz lacrymogènes par la police pour les disperser dans le quartier de Delmas à Port-au-Prince, en Haïti, le lundi 10 octobre 2022.[AP Photo/Odelyn Joseph] [AP Photo/Odelyn Joseph]

Le gouvernement Trudeau est impatient de plaire à son plus proche allié et principal partenaire militaire et en matière de sécurité. Mais il craint également d’être aspiré dans un bourbier sanglant. Les gangs sont lourdement armés et, plus important encore, toute intervention militaire étrangère menée par le Canada risque de se heurter à une opposition massive, notamment de la part des travailleurs de Port-au-Prince, de Cap-Haïtien et d’autres grandes villes. Ces dernières années, le Canada a été de plus en plus visé par des protestations concernant son rôle de partenaire de Washington dans le brigandage impérialiste en Haïti, y compris par l’entremise du soi-disant «Core Group» de nations.

La poussée de Henry et de Washington en faveur d’une intervention militaire s’est intensifiée lorsque les protestations ont balayé Haïti à la suite de l’abolition, en septembre, des subventions aux prix du pétrole sur ordre du Fonds monétaire international. L’appel d’Henry à une aide militaire a déclenché de nouvelles manifestations, qui ont été brutalement réprimées par la Police nationale d’Haïti (PNH). Pour renforcer cette répression, le Canada a envoyé par avion des véhicules blindés en Haïti à la mi-octobre.

Les pénuries alimentaires généralisées, combinées à une épidémie de choléra qui a fait plus de 290 morts et infecté environ 14.000 personnes depuis octobre, alimentent les craintes d’Ottawa et de Washington que la dévastation sociale en Haïti ne déstabilise toute la région et ne déclenche des troubles sociaux dans les pays voisins. Les vautours impérialistes d’Ottawa et de Washington, qui imposent au pays un programme de restructuration sauvage du FMI après l’autre, craignent particulièrement qu’une implosion d’Haïti ne produise une «crise des réfugiés», c’est-à-dire un afflux de personnes cherchant à fuir la répression, la violence et une misère sociale indescriptible.

L’épidémie de choléra frappe particulièrement les enfants, dont ceux âgés de 1 à 5 ans représentant plus de 40% des infections. Une campagne de vaccination d’urgence lancée le 18 décembre dans le but de vacciner plus d’un dixième de la population, et un pourcentage plus élevé de jeunes enfants âgés de 1 à 5 ans, devrait échouer dans de nombreuses zones contrôlées par les gangs en raison de l’impossibilité d’y garantir la sécurité des travailleurs de la santé.

Selon les estimations, au moins 70% de la capitale, Port-au-Prince, est actuellement sous le contrôle des gangs, qui bénéficient depuis longtemps du soutien du gouvernement et de ses partisans au sein de l’oligarchie haïtienne.

Les gangs mènent une campagne soutenue de violence à Port-au-Prince et dans d’autres villes. Selon les chiffres officiels, la violence des gangs a fait 1.448 morts cette année, et 1.005 personnes ont été enlevées pour obtenir une rançon. Jimmy «Barbecue» Chérizier, l’un des chefs de gang les plus connus, est un ancien agent de la Police nationale d’Haïti qui a travaillé, du moins pendant un certain temps, en étroite collaboration avec le prédécesseur d’Henry, Jovenel Moïse, qui a été assassiné.

À l’épidémie et à la violence s’ajoute une crise alimentaire qui s’aggrave rapidement. La semaine dernière, Jean-Martin Bauer, responsable du Programme alimentaire mondial en Haïti, a lancé une mise en garde que le pays était au bord de la famine. Une grande partie de la population n’a rien à manger en raison du tarissement des importations et du contrôle par les gangs criminels des principales voies de transport, dont l’autoroute nord-sud. Le peu de nourriture disponible est hors de portée financière de la grande majorité de la population, qui dépend du secteur informel pour joindre les deux bouts.

La «nouvelle approche» de Trudeau pour garantir les intérêts impérialistes en Haïti

Au début du mois, l’ambassadeur du Canada auprès des Nations Unies, Bob Rae, s’est rendu en Haïti pour une «mission d’enquête» de trois jours, au cours de laquelle il s’est entretenu avec des responsables gouvernementaux et des politiciens de l’opposition. Ce voyage répondait à la pression croissante exercée par Biden pour que le Canada prenne l’initiative d’envoyer des troupes sur le terrain, probablement en coopération avec plusieurs États des Caraïbes et d’Amérique latine. À la suite d’une réunion de Trudeau et de son Groupe d’intervention en cas d’incident en fin de semaine dernière, et à laquelle assistaient Rae et les ambassadeurs du Canada aux États-Unis et en Haïti, Ottawa a annoncé qu’il enverrait des véhicules blindés supplémentaires en Haïti, ainsi qu’un petit nombre d’experts pour aider la Police nationale d’Haïti. La PNH a toujours été une source clé de soutien pour les gangs progouvernementaux, les nombreuses preuves de collusion dans la répression brutale des manifestations populaires en faisant foi.

Rae a également indiqué que le Canada soutenait la tentative d’extrême droite, dirigée par les Duvaliéristes, de faire revivre l’armée haïtienne, déclarant à Radio-Canada: «Nommez-moi un pays dans le monde qui n’a pas d’armée. La principale chose à reconnaître en ce moment est qu’Haïti a un profond problème de sécurité.»

Parlant d’Haïti dans une entrevue accordée la semaine dernière à La Presse, Trudeau a affirmé: «Nous reconnaissons que nous jouerons un rôle de premier plan.» Indiquant qu’Ottawa est bien avancé dans ses plans de déploiement de personnel des Forces armées canadiennes en Haïti, Trudeau a ensuite déclaré: «Nous n’avons rien retiré de la table, mais avec 30 ans d’expérience en Haïti, nous savons très bien qu’il y a d’énormes défis en matière d’interventions. Il est clair que notre approche doit changer cette fois-ci.»

Personne ne doit être dupe de cette rhétorique. Comme les «interventions» précédentes, celle que préparent actuellement Ottawa et Washington n’a rien à voir avec l’apport de la «démocratie» ou de la «sécurité» au peuple haïtien. Son objectif sera plutôt de soutenir et de faire progresser les intérêts géopolitiques et économiques prédateurs des puissances impérialistes nord-américaines. Dans la mesure où il y a un changement d’«approche» par rapport aux opérations impérialistes de «changement de régime» lancées par les États-Unis en 1994 et en 2004, il se trouve uniquement dans la façon dont l’intervention est présentée.

La première de ces deux interventions a vu le déploiement d’une force militaire de 20.000 hommes en Haïti en septembre 1994 pour réinstaller Jean-Bertrand Aristide comme président, trois ans seulement après son éviction par un coup d’État soutenu par les États-Unis. L’administration Clinton a monté cette opération en partant du principe que permettre à Aristide de terminer l’année restante de son mandat présidentiel correspondrait mieux au programme impérialiste mondial de Washington en matière de «droits de l’homme» que de continuer à soutenir Raoul Cedras, un dictateur impopulaire dont le règne a été caractérisé par un règne de terreur dans les quartiers urbains pauvres d’Haïti.

Près d’une décennie plus tard, les troupes canadiennes et américaines se sont unies pour renverser Aristide, qui, bien que prosterné devant les puissances impérialistes, était considéré comme un obstacle à leur domination sans entrave sur Haïti et méprisé par l’oligarchie traditionnelle qui a été un soutien clé de la dictature des Duvalier pendant des décennies. L’intervention des forces canadiennes et américaines a été coordonnée avec un soulèvement de bandes fascistes – composées d’anciens membres de l’armée et de Tontons Macoutes qui avaient servi de tueurs sous Cedras – pour destituer Aristide une deuxième fois. S’en est suivie une décennie d’occupation militaire par des troupes étrangères sous mandat de l’ONU, qui ont soutenu une série de régimes kleptocratiques de droite, liés à l’ancienne dictature des Duvalier, dont le président Michel Martelly.

À la suite du tremblement de terre catastrophique de 2010, qui a coûté la vie à plus de 200.000 Haïtiens, les troupes de l’ONU venues du Brésil, du Népal et d’autres pays moins développés ont introduit par inadvertance le choléra dans le pays appauvri. L’épidémie a coûté la vie à plus de 10.000 personnes au cours de la décennie suivante.

Les forces politiques derrière l’Accord de Montana

Dans l’espoir de réduire l’opposition haïtienne à une occupation impérialiste du pays dirigée par le Canada et pour ne pas donner l’impression d’intervenir pour soutenir un régime non élu, répressif et corrompu, le gouvernement Trudeau tente de bricoler un accord de partage du pouvoir entre Henry et des sections de l’opposition pro-impérialiste.

Pendant son séjour en Haïti, Rae a rencontré divers politiciens de l’opposition associés à l’Accord de Montana. Nommé d’après l’hôtel où il a été négocié, cet accord prévoit qu’un «gouvernement de transition», comprenant les principaux opposants, soit en fonction avant toute élection, afin d’empêcher la faction néoduvaliériste d’utiliser son contrôle de l’appareil d’État et des gangs pour manipuler le vote.

Dans un changement marqué, Ottawa a récemment annoncé des sanctions contre des figures de proue du Parti haïtien Tèt Kale (PHTK), qui a conservé le pouvoir avec le soutien inconditionnel des États-Unis et du Canada presque sans interruption pendant plus d’une décennie, et avec lequel Henry, bien que se disant ostensiblement «indépendant», a travaillé étroitement. Parmi la demi-douzaine d’hommes politiques de premier plan visés par les sanctions figurent Martelly et d’anciens premiers ministres, ainsi que plusieurs hommes d’affaires.

Lors du sommet de la Francophonie en Tunisie le mois dernier, Trudeau a déclaré à propos d’Haïti : «Notre approche actuelle ne consiste pas à faire ce que veut un parti politique ou un gouvernement. Nous ne pouvons pas simplement soutenir un côté ou l’autre de l’échiquier politique en Haïti, mais cette fois-ci, nous avons mis en œuvre des sanctions sérieuses contre l’élite, contre ces oligarques, des individus spécifiques qui, depuis trop longtemps, profitent directement de la violence et de l’instabilité en Haïti, ce qui nuit au peuple haïtien.»

Début décembre, le Canada a annoncé qu’il allait geler les avoirs de Gilbert Bigio, Reynold Deeb et Sherif Abdallah, trois des membres les plus riches de la petite oligarchie du pays. Connues sous le nom des «15 familles», elles ont apporté un soutien crucial aux Duvalier et dominent la vie économique et politique depuis lors. Bigio, le seul milliardaire du pays, possède un port privé par lequel des armes et de la drogue seraient acheminées. C’est de cette couche d’oligarques que provient le soutien aux gangs impliqués dans une série de massacres d’opposants au gouvernement survenue ces dernières années.

Sous le régime de Moïse, qui a été assassiné en juillet 2021, des massacres de manifestants antigouvernementaux impliquant des membres de gangs ont été rapportés à Port-au-Prince dans les quartiers de Bel-Air, La Saline et Cité Soleil. Selon la Clinique internationale des droits de l’homme de la Harvard Law School, ces incidents témoignent d’une collusion entre le gouvernement, les gangs et la PNH, cette même institution que le Canada et les États-Unis approvisionnent aujourd’hui en armes.

Les partisans de l’Accord de Montana, avec qui le Canada travaille maintenant pour donner un air de légitimité populaire à une nouvelle occupation militaire impérialiste d’Haïti, sont en fait un groupe hétéroclite de politiciens de droite vénaux qui se sont sentis exclus des postes de pouvoir sous les gouvernements Martelly-Moïse. Ils se disputent les postes et le contrôle du gouvernement pour leur enrichissement personnel. Il s’agit notamment de figures telles que Fritz Alphonse Jean, un ancien gouverneur de la banque centrale qui a été brièvement premier ministre en 2016 sous la présidence intérimaire de Jocelerme Privert.

Sur les ondes de Radio-Canada à la fin octobre, Monique Clesca, ancienne fonctionnaire de l’ONU et maintenant l’une des dirigeantes de l’opposition ayant pris le nom de l’Accord de Montana, a indiqué clairement que l’opposition est tout aussi prête à soutenir une intervention impérialiste que Henry, à condition qu’elle ait la «légitimité» nécessaire. Dénonçant la demande d’aide militaire de Henry comme une «trahison», Clesca a demandé: «Pourquoi (le secrétaire d’État américain) Antony Blinken parle-t-il au Canada et ne nous parle-t-il pas? Pourquoi MmeJoly (la ministre canadienne des Affaires étrangères) et M. Trudeau parlent-ils à Antony Blinken plutôt qu’à nous?... Nous avons dit que nous aurions besoin d’une assistance technique, nous aurions besoin d’une aide financière, nous aurions besoin d’équipements.»

Personne ne devrait se faire d’illusions sur les intentions d’Ottawa. Alors que Trudeau invoquait récemment qu’il y avait une «relation spéciale» entre le Canada et Haïti, la réalité est que l’impérialisme canadien traite ce pays appauvri et l’ensemble des Caraïbes comme une source de profit et de territoires à piller depuis bien plus d’un siècle. Ses actions et celles de ses principaux alliés au sein du Core Group – les États-Unis et la France – sont les principales responsables de la misère sociale et de l’oppression auxquelles le capitalisme condamne le peuple haïtien.

(Article paru en anglais le 20 décembre 2022)

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