L’humoriste québécois Julien Lacroix, mis à l’écart après des allégations de violence sexuelle, condamne les «amalgames»

L’humoriste québécois Julien Lacroix a donné le 13 janvier sa première entrevue télé depuis l’été 2020, lorsqu’il avait dû se retirer de la vie publique après avoir été la cible d’une campagne virulente basée sur des allégations de violence sexuelle – bien qu’il n’ait fait l’objet d’aucune accusation et encore moins de condamnation devant une cour de justice.

Dans son entrevue, Lacroix critique le quotidien montréalais Le Devoir pour avoir publié en juillet 2020 un article sensationnaliste dans lequel neuf femmes l’accusaient d’agressions et d’inconduites sexuelles. Il accuse à son tour le journal d’avoir été «à la recherche de clics» et fait preuve «de mauvaise foi». Il dénonce également les «amalgames entre plusieurs affaires» et avertit du «danger à faire des enquêtes comme ça».

Julien Lacroix, sur une affiche produite en 2017 pour la série télévisée Les prodiges, où il tenait un rôle principal (source: Wikimedia Commons)

Lorsque Le Devoir publiait le 27 juillet 2020 son reportage mettant en cause le populaire humoriste, gagnant de quatre prix Olivier, le Québec était en pleine «deuxième vague» de la campagne #MoiAussi.

Une façon de faire bien rodée a été employée pour détruire Lacroix: une série d’allégations de nature sexuelle, dont le nombre vise à camoufler la faiblesse. La plupart étaient vagues, plusieurs anonymes, la majorité n’atteignant pas le seuil de conduites criminelles, mais leur amalgame avec quelques accusations non prouvées de relations sexuelles non consentantes était censé convaincre le lecteur d’être en présence d’un dangereux agresseur en série. Le langage était tendancieux (certaines accusatrices ont «15 et 16 ans», mais Lacroix a «presque 18 ans», laissant entendre qu’en plus d’être un violeur en série, Lacroix est un quasi-pédophile) et l’article versait souvent dans le voyeurisme. Au final, le verdict du Devoir était sans appel: Julien Lacroix est un prédateur sexuel de la pire espèce.

La réaction fut instantanée: en l’espace de 24 heures, Lacroix est abandonné par son agence, ses spectacles sont annulés et des capsules vidéos le mettant en vedette sont retirées d’Internet. Sans autre forme de procès et sans qu’aucune accusation criminelle ne soit portée contre lui, Lacroix est banni de la vie publique et sa carrière d’humoriste est détruite.

Un peu plus de deux ans plus tard, en novembre dernier, un autre quotidien montréalais, La Presse, publiait sa propre enquête sur cette affaire qui démolit le reportage initial du Devoir. L’enquête de La Presse met à nu les méthodes répugnantes de #MoiAussi et la pression sociale qui s’exerce maintenant sur les femmes, les amenant à dénoncer à tort, à exagérer ou au contraire à se taire au sujet d’éléments disculpatoires.

Cela confirme les avertissements du World Socialist Web Site sur le contenu réactionnaire de la campagne #MoiAussi, qui se distingue par un mépris total pour les droits démocratiques les plus élémentaires – la présomption d’innocence, le droit à un procès juste et équitable, le droit de confronter son accusateur. Cette campagne est activement encouragée par de puissantes sections de la classe dirigeante afin de détourner l’attention des questions fondamentales de classe, en particulier la croissance fulgurante des inégalités sociales. Ses principaux promoteurs sont recrutés parmi les couches aisées de la classe moyenne qui s’en servent pour faire avancer leur propre carrière et faciliter leur accès aux privilèges.

Titrée «Des cicatrices et des regrets», l’enquête de La Presse est basée sur de nouveaux entretiens avec plusieurs des accusatrices de 2020. Ces témoignages, empreints d’empathie pour Lacroix, ouvrent une fenêtre sur une société malade, où les individus entrent dans des relations parfois malsaines dont le caractère dysfonctionnel est empiré par l'alcool et le culte des vedettes. La caricature mise de l’avant par #MoiAussi, celle d’une société divisée entre des «hommes violeurs» d'un côté et des «femmes victimes» de l'autre, se révèle être une représentation simpliste et frauduleuse de la complexité des relations humaines, avec ses nuances et ses zones grises.

Avec le recul, plusieurs des accusatrices interviewées par La Presse regrettent «terriblement» leur rôle dans la destruction de Lacroix. Une révèle que l’incident raconté au Devoir est une simple «anectode» et qu’elle ne considère pas être une «victime». Celle dont le témoignage a constitué l’élément central de la mise en accusation dit qu’elle aurait dû apporter une «touche de nuance» à son histoire.

Plusieurs affirment avoir été poussées par leur entourage et par le climat ambiant à dénoncer Lacroix pour «passer un message à la société» même si elles ne se sentaient pas «victimes»: «Il y avait une pression de ne pas se taire», rappelle l’une. Certaines évoquent leur obligation «féministe» de dénoncer et leur croyance que se taire était de prendre le parti de «l’agresseur». Il fallait «faire un exemple».

L’article de La Presse laisse également voir à quel point le mantra de #MoiAussi qu’il faut «croire les femmes» est problématique. Contrairement à ce principe absolutiste, il n’est pas impensable qu’une femme invente ou exagère une situation de harcèlement ou d’agression sexuelle, pour des motifs qui peuvent être eux-mêmes complexes. Ainsi, la gérante de l’une des humoristes qui a accusé Lacroix en 2020 contredit maintenant les accusations et laisse entendre que la jalousie professionnelle «dans un milieu hyper compétitif» serait à l’origine de la fausse dénonciation. Cette femme n’avait pas osé parler au Devoir en 2020.

Les accusatrices remettent également en cause le rôle des médias dans la campagne contre Lacroix. «Ce lynchage public n'aide ni les personnes dénoncées ni celles qui les dénoncent», dit l'une d'entre elles. Elle ajoute: «je trouve que les médias n'aident pas et stigmatisent la question du cancel». «C'est passé des inconduites dans les bars et au secondaire à 'Julien est un violeur en série'», ajoute une autre. L’une confie qu’elle a «le sentiment d’avoir été recrutée» pour l’article en raison du «besoin de témoignages».

L’importance de l’enquête de La Presse est rapidement apparue du nombre et de l’intensité des réactions dans tous les grands médias du Québec. Sans surprise, Le Devoir a publié plusieurs chroniques pour défendre ses accusations initiales, sans toutefois contredire les nouvelles révélations. Plusieurs chroniqueurs du Journal de Montréal, un tabloïd de droite propriété du multimillionnaire Pierre-Karl Péladeau, dont le sociologue aux sympathies fascistes Mathieu Bock-Côté, ont profité de l’occasion pour attaquer les «féministes» et «la gauche».

En réalité, #MoiAussi est un mouvement réactionnaire qui n’a rien à voir avec la gauche ou le socialisme. Mais le vernis «progressiste» que lui donnent ses tenants permet à la droite de se présenter faussement comme celle qui défend les principes démocratiques tels que la présomption d’innocence et le droit à un procès.

Fait à noter, La Presse s’est rapidement distancée de son propre reportage. L’éditeur du journal a rapidement publié un texte pour minimiser l’importance des aveux des accusatrices et clamer, de façon absurde, que «les grands médias ne publient pas d’allégations sans fondement ni de témoignages qui ne sont pas corroborés». Pourtant, son propre journal venait de publier une enquête de 7.000 mots qui prouve exactement le contraire! Cette intervention de l’éditeur montre que des sections importantes de la classe dirigeante, ayant beaucoup investi dans cette campagne réactionnaire, sont déterminées à la défendre.

Il est significatif que, pour la première fois, des accusatrices soient revenues de façon critique sur leur rôle dans la destruction d’une personnalité publique et aient révélé les machinations qui se cachent en coulisse d’une campagne #MoiAussi.

Réduire des réalités sociales complexes et nuancées – comme le harcèlement sexuel – à la mise au pilori d’un individu, condamné sur la base d’allégations et d’insinuations, ne contribue rien de positif à la société. Au contraire, cela mine des droits démocratiques fondamentaux, encourage une panoplie de sentiments réactionnaires et crée une atmosphère où l’intimidation et l’autocensure règnent.

Contrairement à #MoiAussi, les mouvements sociaux progressistes ont, comme caractéristique essentielle, un contenu égalitaire et démocratique. Lorsqu'ils combattent l'injustice, ces mouvements dirigent l'attention vers les causes sociales sous-jacentes de ce qui est combattu. En cette période de crise du système capitaliste, une véritable lutte contre toutes les formes de violence et d’oppression est impossible autrement que dans un mouvement de la classe ouvrière contre l’exploitation capitaliste dans son ensemble. Pour accomplir cela, les travailleurs, hommes comme femmes, doivent se tourner vers le socialisme.

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