Noyades massives de réfugiés au large des côtes de la Tunisie

Au moins 29 réfugiés se sont noyés au large des côtes de la Tunisie la semaine dernière dans trois accidents de bateau, et 67 autres personnes sont portées disparues, selon les organisations humanitaires.

Ces nouvelles tragédies surviennent au beau milieu d’un véritable exode de réfugiés depuis la Tunisie. Originaires pour la plupart d’Afrique centrale et de l’Ouest, ainsi que du Pakistan et du Bangladesh, ces réfugiés sont victimes à la fois de la campagne raciste menée par le gouvernement tunisien et de la politique criminelle anti-réfugiés de l’Union européenne.

Les garde-côtes tunisiens n’ont réussi à sauver que onze réfugiés d’une des embarcations ayant chaviré au nord de la ville de Mahdia, tandis qu’un autre patrouilleur a récupéré huit autres noyés. Deux bateaux de pêche ont repêché 21 autres corps à environ 60 kilomètres de la côte de la ville portuaire de Sfax. Toutefois, le nombre réel de morts est probablement beaucoup plus élevé. S’adressant à Sky News, l’un des passeurs qui organisent les traversées a déclaré qu’il avait dénombré 130 morts au cours de la semaine écoulée. «Il y a eu beaucoup de tragédies cette semaine», a-t-il ajouté.

Cimetière de migrants ayant perdu la vie en tentant de rejoindre l’Europe, dans le village de Zarzis, en Tunisie, samedi 12 juin 2021 [AP Photo/Mehdi El Arem]

Les garde-côtes tunisiens signalaient la semaine dernière la présence d’au moins 80 bateaux décrépits transportant environ 3000 réfugiés tentant de traverser vers l’Italie et qui ont maintenant été ramenés en Tunisie.

En Italie même, 6564 réfugiés ont été vus sur la côte au cours de la même période, soit presque autant qu’au cours des trois premiers mois de 2022. Au total, 27.000 réfugiés ont déjà été bloqués sur les côtes italiennes cette année, dont 12.000 partis de Tunisie, selon les Nations Unies. C’est dix fois plus qu’au cours de la même période l’année dernière, alors que 1300 réfugiés avaient été dénombrés en provenance de ce pays.

L’organisation humanitaire Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) a également indiqué que les garde-côtes tunisiens avaient empêché un total de 14.000 réfugiés de traverser vers l’Italie. La Tunisie a pris la place de la Libye comme principal point de départ des réfugiés traversant la Méditerranée en direction de l’Union européenne.

Toutefois on ne compte que 1771 réfugiés ayant la nationalité tunisienne en Italie à ce jour provenant de la Tunisie. Selon un rapport de la Süddeutsche Zeitung, 3660 personnes disaient venir de la Côte d’Ivoire, 3177 de la Guinée, 1986 du Pakistan, 1896 du Bangladesh et 1195 de l’Égypte.

L’élément déclencheur de cette augmentation spectaculaire du nombre de réfugiés en provenance de la Tunisie est la diatribe raciste du président tunisien Kaïs Saïed prononcée le 21 février dernier. S’adressant aux généraux du Conseil national de sécurité, Saïed a fait des réfugiés des boucs émissaires, déclarant qu’ils étaient responsables de la profonde crise économique du pays, conduisant à une pauvreté endémique et à l’appauvrissement d’une grande partie de la population.

Saïed a déclaré: «Il y a toujours des hordes de migrants clandestins en provenance de l’Afrique subsaharienne, avec toute la violence, la criminalité et les pratiques inacceptables qui en découlent». Il a également déclaré: «Le but inavoué des vagues successives d’immigration clandestine est de faire de la Tunisie un autre pays africain qui n’appartient plus aux nations arabes et islamiques». Il affirme qu’il existe un «échange de population» délibérément organisé, une théorie raciste largement propagée par les organisations d’extrême droite et fascistes en Europe.

En réalité, sur une population totale de 12 millions d’habitants, seuls 21.000 Tunisiens environ sont originaires d’Afrique centrale et de l’Ouest. Mais Saïed, qui gouverne avec des pouvoirs dictatoriaux, a déclenché avec son discours une agitation créant une atmosphère de pogrom contre les migrants, en particulier parmi les forces de sécurité, mais aussi parmi les couches les plus arriérées de la population.

À peine deux heures après le discours de Saïed, la police procédait à une vague d’arrestations dans la ville portuaire de Sfax, qui compte 300.000 habitants. Des migrants originaires d’Afrique centrale et de l’Ouest ont été mis en prison de façon arbitraire et sans discernement. Des propriétaires ont annulé des locations d’appartements et des employeurs ont licencié des migrants, souvent par crainte d’être criminalisés pour avoir donné un logement ou un emploi à des personnes originaires d’Afrique centrale.
Des centaines de migrants se sont rassemblés à Tunis devant le bureau de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) avec des tentes et des bâches, dans l’espoir de trouver un abri contre les raids et les attaques des autorités. Ils sont abandonnés à leur sort, sans accès à des installations sanitaires et à suffisamment de nourriture.

Plus de la moitié des 10.000 migrants d’Afrique centrale et de l’Ouest vivant à Sfax ont quitté la ville. Certains sont retournés dans leur pays d’origine, mais des milliers d’autres tentent de trouver en Europe une protection contre la terreur des autorités sécuritaires tunisiennes.

La raison profonde de l’émigration massive partant de ce petit pays d’Afrique du Nord est la crise économique dévastatrice qui frappe de nombreux pays d’Afrique. La pandémie de COVID-19 entraîne un effondrement massif de la production économique, frappant en particulier les secteurs du tourisme et des services. Selon le rapport Tunisie 2022 de l’OCDE, publié il y a un an, «les Tunisiens sont confrontés à la pire crise économique depuis une génération».

Depuis, la guerre en Ukraine provoquée par les puissances de l’OTAN a considérablement aggravé la situation. Les prix de l’énergie et des denrées alimentaires ont explosé, les produits alimentaires de base étant difficiles à trouver et le taux d’inflation officiel étant à 10,4 %. Le taux de chômage des jeunes atteint presque 40 %. Dans le même temps, le taux d’approbation du gouvernement du président Saïed a chuté de façon spectaculaire. Lors des dernières élections législatives, seulement 11 % des électeurs ont voté, tandis que les protestations et les grèves se multiplient.

L’effondrement économique imminent de la Tunisie sonne l’alarme dans l’Union européenne. Le ministre italien de la protection civile et de la mer, Sebastiano Musumeci, du parti fasciste des Frères d’Italie (Fratelli d’Italia), décrit la Tunisie comme une bombe à retardement, faisant référence au nombre croissant de personnes demandant une protection en déclarant que «le flux est en train de gonfler». La Première ministre Giorgia Meloni déclarait pour sa part il y a une semaine que «Les graves problèmes financiers de la Tunisie pourraient déclencher une nouvelle vague de migration».

Le vice-président de la Commission européenne, Josep Borell, se fait l’écho du même sentiment, craignant que l’effondrement économique de la Tunisie ne déclenche une nouvelle vague de migration vers l’Europe. L’UE a donc déjà mis 110 millions d’euros supplémentaires à la disposition des États d’Afrique du Nord à titre de mesure de précaution visant à empêcher les réfugiés de traverser la Méditerranée pour se rendre en Europe.

Parallèlement, les gouvernements italien et français font pression sur le Fonds monétaire international pour qu’il conclue les négociations sur un prêt de 2 milliards de dollars en faveur de la Tunisie. En fait, ce prêt imposerait un diktat d’austérité au gouvernement de Saïed, l’obligeant à supprimer toutes les subventions restantes et à réduire drastiquement le secteur public. Cependant, l’appareil administratif et en particulier les agences de sécurité constituent la dernière base de pouvoir de Saïed et les négociations sont actuellement suspendues.

La Süddeutsche Zeitung rapportait lundi que le président algérien Abdelmadjid Tebboune ainsi que plusieurs États du Golfe proposaient d’accorder un prêt à la Tunisie. En outre, les négociations de prêt de Saïed avec les gouvernements russe et chinois seraient sur le point d’aboutir.

L’Union européenne veut à tout prix empêcher un tel accord, ayant choisi la Tunisie pour un partenariat stratégique dans le cadre de sa stratégie de dissuasion contre les réfugiés. Il est notamment prévu de créer des «centres d’asile» en Tunisie – des camps de détention où l’Union européenne pourrait statuer sur les demandes d’asile des réfugiés sans être liée par les règles s’appliquant encore au sein de ses frontières. En outre, les garde-côtes tunisiens seraient renforcés, à l’instar de la pratique déjà établie par l’UE avec les garde-côtes libyens.

Les gardes-frontières tunisiens ont déjà adopté la technique des refoulements illégaux, utilisée depuis un certain temps par les gardes-frontières libyens et grecs. S’adressant à Sky News, des réfugiés de la Côte d’Ivoire ont raconté comment leur bateau a été intercepté par les garde-côtes tunisiens. «Ils ont pris nos téléphones cellulaires, nous étions en pleine mer, ils ont volé nos moteurs et nous ont laissés en mer. C’est une bande de voleurs et de racistes».

Les migrants vivant en Tunisie sont pris entre deux maux: d’une part, un gouvernement tunisien raciste qui les prend comme boucs émissaires responsables de la crise économique et, d’autre part, une Union européenne non moins inhumaine qui mène une campagne sans merci contre les réfugiés.

Un rapport du Conseil des droits de l’homme des Nations unies a récemment prouvé que l’Union européenne aidait et encourageait les soi-disant garde-côtes libyens à commettre des crimes. Le rapport, rédigé par des experts indépendants en matière de droits de l’homme, s’appuie sur plus de 400 entretiens, documents et visites en Libye.

Lors de la publication du rapport à Genève, Chaloka Bayani, son co-auteur, a déclaré que de graves violations des droits de l’homme à l’encontre des civils, et en particulier des migrants, avaient été découvertes, liées aux activités des garde-côtes libyens, qui sont financés et entraînés par l’Union européenne. Il a bien insisté sur ce point: «Certes nous ne disons pas que l’UE a commis ces crimes, mais son soutien est complice de leur perpétration.»

Dans les centres de détention contrôlés par les garde-côtes et autres institutions de l’État libyen, des personnes sont torturées, soumises au chantage, violées et assassinées, tandis que d’autres sont vendues comme esclaves et que d’autres encore sont exploitées sexuellement. Le rapport précise que «ces installations reçoivent un soutien technique, logistique et financier de l’Union européenne et de ses États membres, notamment pour l’interception et le rapatriement des migrants». Ces refoulements sont illégaux et constituent une violation grave de la Convention de Genève sur les réfugiés.

De son côté, l’Union européenne prétend que soutenir les garde-côtes libyens permet de sauver des vies en Méditerranée. C’est un non-sens et le comble du cynisme quand on sait qu’au moins 500 réfugiés se sont déjà noyés en Méditerranée cette année seulement et que des milliers d’autres sont refoulés illégalement par les garde-côtes libyens, tunisiens et grecs.

(Article paru en anglais le 4 avril 2023)

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