Voilà plus de deux mois que les séismes de Kahramanmaraş ont causé des destructions et des pertes humaines massives en Turquie et en Syrie. Les travaux de déblaiement et de reconstruction entrepris par le gouvernement du président Recep Tayyip Erdoğan dans la région touchée montrent clairement que la politique anti-scientifique du «profit avant la vie», qui a fait des dizaines de milliers de victimes, continue sans interruption.
Le ministre turc de l’Intérieur, Süleyman Soylu, a déclaré le 5 avril que le nombre des morts s’élevait en Turquie à 50.399. En Syrie, dont la région septentrionale a été sévèrement touchée par les tremblements de terre, au moins 8.476 personnes ont perdu la vie. Mais on pense que le nombre réel des morts dans les deux pays est bien plus élevé.
Bien que plus de deux mois se soient écoulés depuis la catastrophe, de graves problèmes persistent dans la zone touchée. Les abris restent le problème le plus important. Au moins 35.355 bâtiments se sont effondrés lors des séismes qui ont touché environ 15 millions de personnes, soit 18 pour cent de la population turque.
Depuis le premier jour du tremblement de terre, quelque 2,5 millions de personnes luttent toujours pour trouver un abri, tandis qu’au moins 5 millions de gens ont migré vers d’autres villes de Turquie.
La plupart des victimes du tremblement de terre vivent encore dans des villages de tentes qui ne sont pas adaptés aux conditions hivernales. Certains tentent de vivre dans de simples tentes qu’ils ont construites eux-mêmes. Il n’y a encore dans la région que peu de conteneurs d’habitation, qui offrent une meilleure protection contre la pluie et le froid. Le 20 mars, selon un communiqué officiel, environ 2 millions de personnes vivaient dans des tentes et 40.000 dans des conteneurs.
On a construit les villes de tentes et de conteneurs dans des zones inadaptées, dépourvues des infrastructures nécessaires. C’est pourquoi 21 personnes sont mortes le mois dernier dans les inondations d’Adıyaman et de Şanlıurfa, dans la région du tremblement de terre. À Adıyaman, un conteneur a été emporté par les eaux, avec deux personnes à l’intérieur, de même qu’un certain nombre de tentes. Les survivants du séisme ont également dû faire face à la pluie et aux inondations.
Après les tremblements de terre, l’incapacité du gouvernement à envoyer des équipes de recherche et de sauvetage en temps voulu, à acheminer l’aide et à organiser la réponse a suscité l’indignation de l’opinion publique. On a condamné des dizaines de milliers de gens à mourir dans un tremblement de terre prévu de longue date par les scientifiques et de nombreux survivants sont morts sous les décombres dû à l’incapacité du gouvernement à réagir.
Cette opposition sociale, associée à la colère suscitée par la réponse du gouvernement à la pandémie de COVID-19 et à l’augmentation du coût de la vie, a sonné l’alarme au gouvernement avant les prochaines élections du 14 mai. L’Alliance populaire d’Erdoğan risque de perdre à la fois la présidence et sa majorité parlementaire.
Le gouvernement AKP (Parti de la justice et du développement) est prêt à tout pour inverser la tendance et a commencé à prendre des mesures face à une crise du logement qui touche des millions de personnes. Mais ses mesures sont exclusivement dictées par des calculs électoraux et les intérêts économiques de la classe dirigeante.
Grâce à un décret présidentiel sur «la colonisation et la construction dans le cadre de l’état d’urgence», daté du 23 février et promulgué par Erdoğan, il est devenu légalement possible d’ouvrir les zones agricoles et forestières de la région à la construction de logements.
Les membres du Département de planification urbaine et régionale de l’Université technique d’Istanbul (İTÜ) ont publié une déclaration le 28 mars s’y opposant: «Ce décret ignore les connaissances accumulées du domaine et de la profession de l’urbanisme et de la planification régionale, ce qui a une longue histoire en Turquie et risque de causer des problèmes majeurs à moyen et long terme».
Ils poursuivent: «En tant que département de planification urbaine et régionale d’İTÜ, nous appelons à ce que toutes les zones d’habitation rurales et urbaines et toutes les nouvelles zones d’habitation de la région touchée par les séismes de Kahramanmaraş et de Gaziantep soient planifiées à la lumière des principes de justice sociale et spatiale, de durabilité environnementale et économique et de gouvernance équitable».
Le 31 mars, l’administration de l’université a d’abord bloqué l’accès au site web du département où cette déclaration avait été publiée, puis l’a supprimée. Le professeur Funda Yirmibeşoğlu, directeur du Département de planification urbaine et régionale, a ensuite été démis de ses fonctions par l’administration. De plus, une enquête a été ouverte sur « la publication de la déclaration sur le site web du département».
La première réaction à ces décisions de l’administration d’İTÜ est venue des urbanistes et des universitaires sur les réseaux sociaux. Contre le licenciement de Yirmibeşoğlu, les étudiants ont organisé une manifestation le 6 avril, déclarant que «les universités, foyer de la science, ne peuvent pas rester silencieuses en période de reconstruction [dans la région du séisme] et que l’intervention du rectorat était inacceptable».
Dans un communiqué de presse, les étudiants ont déclaré: «Le fait qu’il y ait eu jusqu’à aujourd’hui une construction axée sur la rente et le capital a augmenté l’effet destructeur du tremblement de terre, et il n’y a pas eu de réponse suffisante dans la région à sa suite ... Afin de panser les plaies du tremblement de terre, les suggestions de nos professeurs visent à garantir une planification qui donne la priorité à la vie. Nous soutenons nos professeurs contre les efforts visant à réduire les universités au silence»!
Les scientifiques ont à maintes reprises mis le gouvernement en garde contre la construction de logements permanents tant que les répliques continuaient à se faire sentir dans la zone du séisme. En l’absence d’études de terrain détaillées, d’études scientifiques et de planification urbaine, cela ouvre la voie à de nouvelles catastrophes.
Kemal Kılıçdaroğlu, le candidat présidentiel de l’opposition bourgeoise, Alliance de la Nation – qui est soutenu par les différents groupes de la pseudo-gauche turque – s’est néanmoins engagé dans un discours à «fournir des logements gratuits» aux victimes du tremblement de terre ayant perdu leur logement.
Il a déclaré qu’il était d’accord avec Erdoğan pour dire qu’il « fallait construire immédiatement des logements pour les victimes du tremblement de terre». C’est là l’expression de l’unanimité de l’establishment politique capitaliste qui n’utilise la catastrophe du tremblement de terre que comme outil de campagne électorale, au mépris de la science et de la santé publique.
L’ordre du gouvernement Erdoğan de «retirer les décombres et de construire de nouveaux bâtiments dès que possible» a révélé un autre problème majeur de santé publique dans la zone du tremblement de terre: l’amiante et d’autres produits chimiques présents dans les décombres.
L’amiante, le plomb et les produits chimiques liés à la peinture, utilisés dans la construction de dizaines de milliers de bâtiments aujourd’hui démolis, s’accumulent à la périphérie des agglomérations, ce qui représente un risque massif de cancer. Les poussières contenant de l’amiante sont transmises à ceux qui les respirent lorsqu’ils soulèvent, chargent et stockent les décombres. Ces substances cancérigènes se mêlent ensuite par les pluies à la nappe phréatique et aux rivières. Ce cycle entraîne un risque supplémentaire de contamination des sols et des légumes par l’eau d’irrigation, un danger de plus pour la population.
Des manifestations de masse ont eu lieu ces dernières semaines dans les villages et les quartiers proches des sites de dépôt des gravats dans la zone touchée, en particulier dans les provinces de Hatay et de Malatya. Le 4 avril, la gendarmerie a attaqué une manifestation de masse contre le déversement de gravats à Yeşilköy, dans le district de Samandağ à Hatay, et a arrêté une vingtaine de victimes du tremblement de terre.
Le fait qu’il y ait toujours une pénurie d’eau potable et d’abris décents dans la zone du séisme et qu’on construise de nouvelles maisons au mépris de la santé et de la sécurité publiques est une condamnation, non seulement du gouvernement Erdoğan mais encore du système capitaliste à l’origine de la politique du «profit avant la vie», défendue par l’ensemble de l’establishment politique.
(Article paru d’abord en anglais le 15 avril 2023)
